Coline Charbonnier : Pourquoi avoir voulu réunir vos chroniques dans un seul livre ?
Yahia Belaskri : D’abord pour avoir un objet entre les mains. Beaucoup de lectrices et lecteurs lisent mes livres mais pas mes chroniques. Et puis, c’est un moment particulier que nous vivons. Nous sommes dans l’outrance, dans le rejet de ceux qui viennent d’ailleurs, d’Afrique notamment.
Cela rappelle des événements passés, par exemple dans l’histoire de la France. Comment on a arrêté et on a assassiné des personnes pour des questions de religion. Beaucoup sont parties en exil, comme les protestants, au 17e siècle, après la révocation de l’édit de Nantes. Et ça s’est répété partout. Quand ces protestants sont partis, ils sont partis en Suisse, en Allemagne, et ils ont fait la richesse de ces pays. Ils sont partis un peu partout dans le monde, donc ils se sont reconstruits.
Ce rejet et cette outrance, c’est totalement inacceptable pour moi. Et je ne suis pas seul, nous sommes nombreux. Il y a des prises de position, mais personne ne veut nous entendre. A la télé, à la radio, qui entendons-nous ? Ceux qui éructent, ceux qui disent les choses les plus abominables sur l’autre. C’est pour cela que j’ai voulu faire ce livre. Ces chroniques sont une manière de montrer mon indignation contre le sort fait aux femmes et aux hommes aujourd’hui.
Voir côte-à-côte ces chroniques au fil des années permet de se rendre compte que ce problème est latent et qu’il est présent depuis très longtemps.
Absolument, tous les maux de notre humanité existent depuis l’aube de cette humanité. Sauf que nous n’avions pas les mêmes informations avant. Aujourd’hui, on est au courant tout de suite de ce qui se passe ici et ailleurs. Ce qui se passe à Gaza, on le sait, à la seconde. Alors quoi opposer à cela, au-delà de l’indignation ? Je dirais, comme Lacan, le beau est l’ultime barrage à une horreur fondamentale. Alors à nous, créateurs, de faire en sorte que cette horreur, que cette obscurité, recule le plus possible.
Comment choisissez-vous les sujets que vous abordez dans vos chroniques, quel est votre fil rouge?
Le fil rouge, c’est l’outrage fait aux hommes et aux femmes partout. Quand l’avion de la Germanwings s’est écrasé en Savoie dans les Alpes en 2015 parce que le pilote voulait se suicider, il a emmené tout le monde avec lui. Le lendemain, au Nigeria, des islamistes ont attaqué une école et ont assassiné 60 ou 80 enfants noirs parce qu’ils étaient chrétiens. Pas un mot dans la presse. Toute la presse titrait à la une le suicide du pilote. J’étais outré. Alors j’ai posé la question dans une chronique : parce qu’ils étaient noirs ?
Ce qui est marquant dans ce recueil de chroniques, c’est que vous mettez l’Afrique au cœur de la Méditerranée.
La Méditerranée a une profondeur africaine, fondamentalement. De la même manière, dès la construction de l’Union européenne, il est mentionné que chaque pays est riverain de la Méditerranée, alors même qu’il n’a pas de de frontière avec la Méditerranée. J’ai toujours ressenti cette idée que j’étais africain. Parce que je suis Méditerranéen, né en Algérie. Le Maghreb n’est qu’une partie de l’Afrique et donc tous les pays africains sont riverains de la Méditerranée. On ne peut pas parler de Méditerranée si on ne pense pas à cette profondeur africaine. Parce que les influences, les transmissions se sont faites au cours des siècles de manière assez importante du Sud vers le Nord, du Nord vers le Sud.
Comment dire que l’on n’est pas Africain, comme aujourd’hui en Tunisie ? Le Maghreb est africain depuis toujours par son histoire. Le Royaume du Mali a beaucoup apporté au nord de l’Afrique par sa civilisation, par sa culture. Mais personne n’en parle, comme si ça n’avait jamais existé. Tous les mouvements de caravanes entre le Maghreb et l’Afrique subsaharienne ont fait qu’il y a eu transmission. C’est un processus long, complexe et au fur et à mesure, des choses se sont agrégées. Il est nécessaire de fustiger cette idée de pureté qui est inacceptable parce qu’elle n’existe pas. C’est une vue de l’esprit. Il est bien difficile de savoir d’où l’on vient. Mais finalement, on sait qu’on vient de cette espèce humaine et que nous sommes tous des êtres qui sont légitimes par notre présence.
On le sait effectivement, mais ce que vous écrivez est une sorte de réhabilitation parce que cette part de d’identité qui fait partie de la Méditerranée est souvent niée.
Oui, parce que cette question d’identité est un leurre considérable. Cela ne veut rien dire. Qui suis-je ? Je me rappelle une phrase du médecin Jean Bernard, qui est hématologue et qui a découvert comment soigner la leucémie. Il disait cette phrase sublime toute simple : tout homme est unique, différent des autres hommes irremplaçables. Il a étudié le sang des femmes et des hommes du monde entier, et il a compris qu’en fin de compte, le sang d’un Africain n’est pas si différent d’un Eurasien. C’est-à-dire que vous, moi, nous sommes des cathédrales inviolables. Bien sûr que nous sommes différents, mais nous sommes les mêmes en fin de compte, et nous sommes tous uniques et irremplaçables en ce sens que nous sommes au monde. C’est notre légitimité. Nous avons à nous créer au croisement de nationalités, de religions…
Par exemple, en Ouzbékistan, au Tadjikistan, au Kazakhstan, il y a un tel mélange. Ce sont des populations nomades. Ils ont reçu les Turcs, les Russes, les Perses et tout le monde les a piétinés. Qu’ont-ils fait ? Ils ont pris l’islam, le soviétisme, leur nature nomade, tout ce qui est venu de Turquie, et ils en ont fait une synthèse incroyable. Je suis allé là-bas avec des préjugés plein la tête et c’est une claque que j’ai reçue.
La seconde gifle que j’ai reçue, c’était en Egypte. Je monte dans un taxi au Caire et je parle en arabe au chauffeur. Je lui dis : “vous, les musulmans”. Il me répond : “non, nous, les croyants”. J’ai pris une gifle : pourquoi parce qu’il est Égyptien, ai-je pensé qu’il était musulman ?
Le concept d’identité est inopérant. Il divise, enferme et restreint. On peut parler d’appartenance plutôt. J’appartiens à un monde arabo-berbéro-musulman mais aussi à un monde français occidental, par ma culture. Cela fait 34 ans que je suis en France. On m’appelle toujours l’Algérien mais ça ne me dérange pas. Ça brûle la langue des gens de dire que je suis écrivain tout court. Quand on me présente, on dit : écrivain algérien. Je suis content de ce que m’ont donné toutes celles et tous ceux qui ont foulé la terre algérienne et toutes celles et tous ceux qui foulent la terre française, la terre européenne. Parce que chaque fois, chaque rencontre a été l’occasion pour moi de grandir et de voir que ma famille était large.
Ce regard plein d’humanité que vous portez, que vous inspire-t-il par rapport à l’année 2023 ; en tant que chroniqueur, écrivain ?
Je retiens bien sûr la terrible guerre à Gaza, entre Israël et la Palestine. J’étais à Beyrouth au moment où ont eu lieu les attaques du Hamas. Elles sont à condamner parce que ce sont des civils, des femmes et des hommes, des jeunes qui faisaient la fête. Que la résistance palestinienne existe est un fait. Je suis de ceux qui disent : “je suis du côté des meurtriers délicats”, comme en parlait Albert Camus.
Dans Les Justes en 1905, l’organisation révolutionnaire veut assassiner l’archiduc Serge. Kaliayev est chargé de tirer. Ils font des repérages. Ils savent que la voiture de l’archiduc passera tel jour, à telle heure. Au moment où Kaliayev s’avance vers le carrosse il se rend compte qu’il y a une femme et des enfants. Il ne tire pas. Moi je suis tout cela. Je refuse qu’une guerre, quelle qu’elle soit, touche des civils, des gens, que j’appelle des innocents. Après ils deviennent des victimes, mais ils sont d’abord innocents. Ceux qui étaient au Bataclan et dans les cafés étaient des innocents.
Cette guerre que le gouvernement d’extrême droite de Netanyahu fait au nom de la vengeance est inacceptable. Ce qui est évident aujourd’hui, c’est la nécessité d’un État palestinien avec des frontières sûres et respectées. Et à côté, Israël, avec des frontières respectées et reconnues. Dans une guerre, quelle qu’elle soit, il reste des larmes et du sang. Il n’y a pas de vainqueur, il y a juste notre humanité qui fuit.
En 2023, comme d’autres années, on perd encore un peu de soi. On n’en est peut-être pas tous conscient mais des choses s’érodent en nous ; notre capacité de compassion et d’amour s’érode beaucoup. Je crois encore qu’il y a des femmes et des hommes qui pourraient s ‘asseoir, parler et dire : on va faire autrement. Quand il y a eu la fin du régime d’Apartheid en Afrique-du-Sud, on parle bien sûr de la présence de Nelson Mandela. On oublie qu’il y avait De Klerk en face. Il a accepté de s’asseoir en face de Nelson Mandela. Je souhaite véritablement qu’il y ait le plus tôt possible, cette même prise de conscience. Dans le même temps, on voit bien la lâcheté de la communauté internationale. On voit bien la lâcheté des pays arabes d’ailleurs. Ils auraient pu concourir à cette paix depuis longtemps, mais ils ont participé à les maintenir ainsi.
Ceux qui souffrent, ce sont ceux qui sont dans cette partie étriquée. La géographie vous impose de voir les choses réellement. Ils sont coincés, bloqués et il n’y a que de la haine qui circule, même les voix qui étaient ouvertes de chaque côté, on ne les entend pas. Je connais des poètes et des poétesses israéliennes, palestiniennes, où sont ces voix ? J’ai essayé de contacter certaines et certains. Je ne désespère pas de les ramener à quelque chose qu’on pourrait faire tous ensemble d’ici le printemps. Parce que je suis citoyen, parce ça me bouleverse profondément. Je parle bien sûr de littérature pour nous regrouper et dire des mots ensemble publiquement.
En ce sens, que peuvent l’art, la littérature, les auteurs, les artistes dans une situation semblable ?
Sartre a dit : aucun livre ne peut sauver un enfant de la mort. Mais par ailleurs, tout le monde a oublié la bataille de Troie, personne n’a oublié Homère et l’Odyssée. Cela prouve la capacité de l’homme à se régénérer, la capacité de son imaginaire à se réinventer.
Quand Dresde a été bombardée par les alliés durant la Seconde Guerre mondiale, qu’est-il arrivé ? La ville a été reconstruite, les Allemands se sont reconstruits, les Nazis ont été battus. L’Allemagne est aujourd’hui un pays très avancé, très ouvert en matière économique, culturelle, dans la traduction, dans la littérature, à tous les niveaux des arts. Elle est toujours vivante. Cela montre notre capacité à nous réinventer. Réenchanter le monde peut paraître difficile. Mais peut-être reviendrons-nous à l’espérance.
Quels seraient vos messages pour 2024 aux lectrices et lecteurs de 15-38 ?
Je n’ai pas de message, mais plutôt un appel, à cette capacité de nous indigner contre le sort fait aux femmes et aux hommes un peu partout sur cette terre. Mais aussi un appel à notre capacité à être bienveillants. Je me rappelle d’André Breton qui parlait de quelque chose d’essentiel : l’amour. Aimer, c’est-à-dire respecter, c’est-à-dire considérer, c’est-à-dire tendre la main, c’est-à-dire même adoucir le regard devant l’autre, même quand il n’apporte rien parce qu’il a tout perdu en mer ou dans le désert. Il est riche de sa trajectoire, de son histoire, de ce ce qu’il a connu, accumulé comme expérience. Peut-être qu’on ne peut pas tout, mais on peut lui dire bienvenue, repose-toi. Retrouver notre hospitalité. Nous gagnerons à être vivants et vibrants.
Je viens de l’enfer. Je suis un enfant de la guerre d’indépendance algérienne. J’ai vu mon père à genoux avec le fusil d’un soldat de l’armée coloniale sur sa nuque. Quand vous êtes enfant, l’image du père est à jamais détruite. Tout ça n’a pas fait de moi un homme aigri, malgré les chroniques amères. Je suis un amoureux de la vie, des êtres et du monde.
Retrouvez les chroniques de Yahia Belaskri dans son recueil : Chroniques amères d’un Méditerranéen aux éditions Magellan et Cie.
Photo : Laurent Gébeau/Creative Commons