En introduction de son livre, l’auteure convoque la géolinguistique et la thérolinguistique (concept qu’elle emprunte à la romancière de science-fiction Ursula Le Guin). La première étudie les langues des communautés vivantes et parfois même non-vivantes, quand la seconde s’attache à étudier et traduire les productions écrites par des animaux. Entre fiction et études scientifiques, les fils de l’écriture s’emmêlent et perdent les lecteurs dans une réflexion poétique, philosophique et politique.
Le livre aborde au fil des pages le langage vibratoire des araignées et présente la religion fécale des wombats (marsupial des forêts des montagnes australiennes). Mais ce qui retient l’œil méditerranéen c’est le récit consacré au poulpe qui commence sur les côtes méditerranéennes françaises avec des pêcheurs de Cassis.
Grâce à des conversations électroniques imaginaires entre des scientifiques, dont l’une part étudier une communauté napolitaine qui peut communiquer avec les poulpes, le récit suit la trajectoire d’un individu de l’espèce qui aurait laissé un récit dans les fonds méditerranéens. Car comme le décrit l’auteure, les poulpes laissent des traces et, non seulement, se camouflent grâce à l’encre, mais ils peuvent également prélever des éléments de leur milieu, non pas pour s’effacer mais pour faire corps et donc, in fine, écrire quelque chose. Au détour des notes de l’ouvrage, on découvre des images de songes d’un poulpe pris en flagrante rêverie de pêche aux crabes.
« On doit alors imaginer que ce poulpe ayant abandonné tout espoir de retour sous la forme d’un autre lui-même, sans doute sentant qu’il n’en avait plus pour longtemps dans ce qui risquait d’être sa dernière vie de poulpe, ait parié sur une des puissantes magiques de l’écriture : celle que nous connaissons bien et qui, chez nous, rend possible par le fait de laisser une trace, un récit, de continuer à exister dans les vies et les mémoires de ceux qui nous succèdent ».
En essayant de traduire ce mystérieux message laissé par le poulpe, c’est finalement une espèce en danger que l’on apprend à mieux connaître. Une espèce joueuse et pleine de surprises mais qui pourrait peu à peu disparaître. Sur les côtes méditerranéennes, ils sont de plus en plus rares.
Dans les pas de la scientifique, la communauté des Ulysse de Naples apparaît comme médiatrice entre les humains devenus sourds aux langages de la faune et les poulpes qui alertent sur leurs conditions de vie.
Une invitation à renouer avec la mer et à son univers, comme le fait un Ulysse à son interlocutrice vers la fin du récit :
« Plus personne dans ce monde n’a l’éternité devant soi. Fais connaissance avec la mer, apprends à la goûter avec ta peau, avec tes muscles, avec tes yeux, avec ta bouche, apprends le sel, l’écume, les plantes marines, et les courants chauds et froids, apprends l’eau de la nuit et celle d’après les tempêtes, apprends le goût des corps qui y vivent et ceux qui s’y décomposent et qui nourrissent d’autres êtres, apprends aussi les poissons qui les font mourir, goûte tout cela et remercie, dans la colère et dans la joie. Tu nous aideras ».
Récit d’anticipation, cet ouvrage de Vinciane Despret sensibilise autant qu’il interpelle. Comment traduire le langage des animaux ? Comment ne pas être déconnecté des messages cachés de la nature ? Les dernières pages donnent la parole à l’association pour la protection des animaux sauvages qui grâce à son label Réserves de vie sauvage tente de sauvegarder « l’exubérance de la nature laissée en libre évolution ». Des mots qui font écho aux récits de Vinciane Despret dans cet ouvrage à la croisée des chemins entre fiction et sciences, poésie et écologie, invitation à écouter et lire les messages des animaux en danger.