Un an après, les mouvements nés de la révolte du 17 octobre 2019 travaillent en coulisse, déterminés à proposer une alternative politique qui puisse, enfin, changer la donne au Liban.
Par Jenny Lafond à Beyrouth
Si dans les rues et sur les places, l’effervescence des grandes manifestations s’est tarie, sous l’effet conjugué de la pandémie de coronavirus, de la crise économique et des violences perpétrées de part et d’autre, l’esprit du soulèvement, lui, continue. « La révolution a été au-delà de ses propres possibilités », juge Paul Achcar, l’un des animateurs du collectif Drabzeen (parapet en arabe, ndlr), un « réseau parti d’une réflexion : ‘comment éviter de toujours revenir au point zéro ?’ ». « Cela a poussé beaucoup de personnes à s’impliquer dans l’action publique, libéré la parole dans toutes les régions et a cela a créé l’ébauche d’un discours unitaire. Que demander de plus ? » poursuit cet ancien journaliste.
Dans un pays secoué par les crises, avec comme point d’orgue, la tragique double explosion du port de Beyrouth le 4 août, le désespoir est aujourd’hui palpable parmi une population épuisée, parfois résignée, quand elle ne choisit pas le chemin de l’émigration. Pourtant, certains n’ont pas baissé les bras, préparant déjà la prochaine bataille, qui se jouera cette fois dans les urnes. Si quelques formations, comme Beirut Madinati, Li Haqqi, Citoyens, citoyennes pour un Etat existaient déjà, d’autres nées dans l’élan du 17 octobre 2019 ont décidé d’opérer leur mue vers la politique, alors que les partis traditionnels monopolisent les arcanes du pouvoir. Certains, comme les groupes de sensibilité de gauche, placent les revendications économiques et sociales en tête de leurs priorités, quand d’autres estiment que le changement doit d’abord être politique.
Parmi ces groupes en gestation, Minteshreen (signifiant à la fois, « D’octobre » et « Diffuser », ndlr) ne cache plus son ambition de se transformer en véritable parti pour faire enfin bouger un système confessionnel sclérosé et une classe politique taxée d’incompétence et de corruption par une majorité de Libanais. Passé la fièvre des grandes manifestations, l’un de ses fondateurs, Hussein el-Achi constitue, avec une vingtaine d’autres, un noyau de réflexion sur « l’après ».
Répondre aux attentes des Libanais
« Nous avons organisé des ateliers, en s’appuyant sur des experts libanais, universitaires, économistes, que l’on respecte, pour définir ce que l’on veut changer et comment. Nous avons abouti à un programme d’une trentaine de pages, divisé entre les sujets prioritaires et ceux qui peuvent créer des tensions entre les Libanais, que nous présenterons d’ici la fin décembre. Puis nous allons élire un bureau politique et entamer les démarches pour être enregistré auprès du ministère de l’Intérieur comme parti politique », explique cet avocat chiite d’une trentaine d’années. Décidé à parler de « tout », y compris des sujets qui fâchent, comme les « armes du Hezbollah, des réfugiés syriens et palestiniens, ou du passage à un Etat laïc », Minteshreen refuse l’étiquette d’« idéologue », préférant tabler sur le « pragmatisme ». Concernant les armes, sujet sensible au Liban, le militant estime que « la solution doit passer par un Etat fort ». « Notre stratégie est d’aborder intelligemment tous ces sujets de manière apaisée », assure Hussein el-Achi.
Alors que trois échéances électorales se profilent à l’horizon 2022 — municipales, législatives et présidentielle —, Minteshreen ne compte pas forcément présenter ses propres candidats. « Nous discutons avec d’autres formations, d’autres plateformes, comme Drabzeen, notre objectif ultime étant de créer des alliances au sein du grand camp progressiste, d’avoir des candidats hors système pour qu’ils puissent accéder au Parlement, car nous n’avons pas encore atteint notre maturité politique », avance Hussein el-Achi, qui souligne l’importance de commencer d’abord par remporter les élections estudiantines, syndicales et professionnelles.
Reconquérir les esprits et insuffler une nouvelle dynamique, c’est le but de Drabzeen, plateforme regroupant une centaine de groupes, partis et associations issus du 17 octobre. Au Liban, régi selon Paul Achcar par « la dictature de l’être communautaire », « une nouvelle période s’ouvre : il faut reprendre pied dans les régions, recréer des courants syndicaux indépendants ». Un travail « de longue haleine », une « re-fertilisation » rendue nécessaire par « la désertification » progressive provoquée par les partis politiques au pouvoir, estime-t-il, même si la vocation de la plateforme « n’est pas de devenir un front politique ou d’apparaître sur une liste électorale ».
Besoin de légitimité
Amorcer, ce travail de fond suffira-t-il à changer la donne au Liban ? « Il y a un processus de maturation nécessaire, analyse Karim el-Mufti, professeur de sciences politiques à l’université La Sagesse à Beyrouth, ces nouveaux acteurs doivent construire une nouvelle offre, ils ont encore deux ans pour le faire ». Les défis à relever sont nombreux. Les écueils aussi. « Ils vont devoir se battre sur des idées, montrer en quoi ils sont différents des partis traditionnels. Les prochaines élections seront un vrai test pour leur crédibilité et leur légitimité, mais pour cela, ils doivent travailler le terrain, les réseaux sociaux, quadriller le territoire pour créer une alchimie avec les électeurs », relève-t-il. « Ils ne peuvent pas faire l’économie d’un réel travail de fond, politique et électoral et, dans le même temps, il faut initier une véritable culture civique, de l’Etat de droit, de la justice », juge Karim el-Mufti.
Cette immersion sur le terrain figure dans les projets de Minteshreen, qui compte 121 membres actifs et environ 2000 sympathisants. « Nous avons des membres dans la plupart des cazas au Liban, nous sommes déjà bien implantés à Beyrouth et dans quelques villes, mais nous devons parvenir jusqu’aux villages, à condition que les partis confessionnels dont ces régions et villages sont des fiefs historiques, nous laissent y aller », espère Hussein el-Achi.
Pour Karim el-Mufti, « intelligence et compréhension de la grammaire électorale, mais aussi les moyens financiers » seront, entre autres, des facteurs clés pour espérer remporter des sièges face aux caciques de la scène politique. On peut se demander si les législatives prévues en 2022 verront de nouvelles forces politiques émerger au sein du Parlement, institution mère au Liban. Rien n’est sûr, puisque la loi électorale actuelle a été conçue par les mêmes partis qui dominent la Chambre, avec pour conséquence d’en freiner l’accès à de nouveaux acteurs. Une dynamique est lancée, reste à la concrétiser, ce qui prendra sans doute plusieurs années.