4ème de couverture de Balad, paru aux éditions Le Port a jauni
La collection s’appelle « Khamsa », « en référence au symbole berbère que l’on trouve en Afrique du Nord », selon les deux maisons d’éditions qui l’ont lancée. En ce mois d’octobre 2023, les éditions algériennes Barzakh et françaises Philippe Rey éditeront des fictions d’auteurs arabophones, traduites en français. Les deux premiers ouvrages sont « Des choses qui arrivent », un recueil de nouvelles de l’auteur algérien Salah Badis, (lire notre compte-rendu) et « Les carnets d’El-Razi », un récit de l’auteur tunisien Aymen Daboussi. Les deux ouvrages sont traduits par le poète et traducteur Lotfi Nia, (lire notre entretien). À l’échelle du monde littéraire méditerranéen, c’est un événement. La traduction des auteurs arabophones permet d’une part d’élargir un lectorat au sein des pays maghrébins. « Comme le français se pratique en Algérie, cette traduction en français, c’est comme si j’étais toujours ici, sourit Salah Badis. Certains en Algérie me connaissent depuis des années et n’ont jamais pu lire ce que j’écris, parce qu’ils ne lisent pas l’arabe ». Mais le lectorat intéressé par l’Algérie se trouve également dans la diaspora algérienne, installée en France et donc francophone : « La proximité géographique fait que notre contexte n’est pas totalement étranger au public français. Il y a une grande communauté algérienne en Méditerranée du sud, et je suis curieux de voir comment le livre va être reçu », explique Salah Badis.
Si les liens culturels entre les pays méditerranéens sont importants, la traduction d’ouvrages arabophones vers les langues latines reste marginale. En France, la traduction des auteurs arabophones est principalement faite, depuis 1995, dans la collection Sindbad, des éditions Actes Sud, dirigée par Farouk Mardam-Bey, 79 ans. « Le multilinguisme n’est pas la culture française, analyse Jörn Cambreleng, directeur d’ATLAS, une association de promotion de la traduction. Dans l’inconscient collectif, la langue unique est le garant de la République. Lorsque j’ai lancé un plaidoyer pour l’enseignement de l’arabe dans l’éducation nationale française en 2015, une personnalité culturelle m’avait rétorqué : Qu’ils commencent par apprendre le français ! »
« Pour comprendre l’autre, il faut déjà commencer par lire ses livres »
Au sein de la société française, cette idée dominante a un impact sur les locuteurs de l’arabe. « Dans de nombreuses familles arabophones, l’arabe n’a pas été transmis. Le bilinguisme a été effacé dans un souci d’intégration. Ce n’est pas aussi prégnant pour d’autres langues en France », ajoute Jörn Cambreleng, qui souligne qu’il est lui-même issu d’une famille bilingue, germanophone et francophone, où les deux langues lui ont été transmises. Alors que l’Union européenne a comme objectif linguistique la maîtrise de deux langues étrangères par chaque citoyen européen,en 2011, la France était en 26ème position, sur 27 pays, devant le Royaume Uni, au classement de la maîtrise des langues étrangères. « Les pays qui ont été des colonisateurs ont l’impression qu’il n’y a pas besoin d’apprendre des langues étrangères. Pour comprendre l’autre, il faut déjà commencer par lire ses livres », avance Jörn Cambreleng.
Pour publier un livre traduit , il faut déjà savoir qu’il existe. Le rôle de dénicheur d’œuvres à traduire est aujourd’hui assumé par les traducteurs, qui ne sont pas réellement rémunérés pour cette mission. Convaincus du « rôle culturel » essentiel du traducteur, l’association ATLAS a mis en place plusieurs projets pour « faire émerger des vocations », « professionnaliser et former », donner du temps de recherche aux traducteurs pour qu’ils puissent proposer des titres à traduire aux maisons d’édition, et ensuite créer un catalogue d’ouvrages à traduire à destination des maisons d’édition.
Dans une interview donnée en 2016 à l’hebdomadaire français Le Point, Farouk Mardam-Bey estimait que les maisons d’éditions françaises publiaient chaque année environ une dizaine de titres traduits de l’arabe. L’un des obstacles selon lui restait le coût d’une traduction, environ 8 000 à 9 000 euros. Pour rentrer dans ses frais, un éditeur devait vendre « au minimum 5 000 exemplaires » d’un livre traduit.
« Nous éditons des BD avec des petits tirages, autour de 2 000 exemplaires par sortie », raconte pourtant Simona Gabrieli, fondatrice de Alifbata, maison d’édition de bandes dessinées traduites depuis la langue arabe. Pour elle, traduire et éditer les ouvrages de langue arabe dans plusieurs langues et pays, c’est aussi offrir à l’auteur une protection de ses droits : « les BD entrent alors dans un circuit de distribution professionnel et elles sont vendues en librairie. Bien souvent, les auteurs auto-éditent leur BD et les vendent directement. Ils ne touchent donc pas de droits d’auteur. » L’éditrice essaye aussi de développer les contrats de cessions de droits avec d’autres maisons d’édition pour vendre les droits de traduction, notamment au Canada. En augmentant le lectorat, elle peut alors verser plus de droits d’auteurs. Pour l’éditrice, choisir de traduire des BD, c’est aussi dans l’objectif de s’ouvrir à un plus grand public : « hors des lecteurs convaincus de l’intérêt des histoires et de la traduction », précise Simona Gabrieli.
Les BD de son catalogue touchent un nouveau public : «ce sont souvent les mêmes chercheurs dans les mêmes pays qui se procurent les ouvrages des éditions. Mais l’ouverture est visible : les sorties de livres sont suivies par des journalistes qui chroniquent pour des sites et médias BD plus que méditerranéens». Les ouvrages d’Alifbata sont également présents dans des librairies généralistes ou spécialisées en ouvrages graphiques. « La BD prend d’ailleurs globalement de plus en plus de place sur les rayons et s’ouvre à de nouveaux genres. Dans le monde arabe, la BD pour adultes s’est développée depuis une dizaine d’années, en-dehors du manga, les auteurs s’en emparent pour raconter des sujets de société. »
Améliorer la diffusion
La traduction d’ouvrages arabophones en France est jusqu’à présent dominée par des auteurs venus du Machrek. Les auteurs du Maghreb sont minoritaires. Notamment parce que les professionnels qui travaillent pour la traduction et la publication de la littérature arabophone aujourd’hui sont plus proches, de par leurs parcours personnels, du Liban, de la Syrie ou de l’Egypte.
Pour répondre à cet obstacle, l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient, l’IReMMO, a lancé le projet Leila , dont l’association ATLAS est partenaire : un catalogue en ligne en anglais, de fictions arabophones, qui n’ont jamais été traduites. Choisis par un jury d’experts du champ littéraire du monde arabe, les titres et les auteurs sont accessibles à tous depuis ce 9 octobre.
Lors d’une rencontre, une remarque de Farouk Mardam Bey a poussé l’association ATLAS à mettre en place un dispositif supplémentaire. « Il a souligné, qu’au-delà de l’offre, il fallait travailler sur la demande, et donc sur la connaissance de la littérature du monde arabe, par les libraires et les bibliothécaires », raconte Jörn Cambreleng.
Les acteurs interrogés par 15-38 Méditerranée soulignent l’importance philosophique de pouvoir développer les traductions d’œuvres littéraires arabophones en Europe. « La langue n’est pas exclusivement un véhicule d’information, c’est une façon de percevoir le monde », souligne Jörn Cambreleng.
« Quand j’ai appris l’arabe, j’ai ressenti comme une ouverture intérieure. Je réalise à quel point, on s’enrichit culturellement, sensoriellement, émotionnellement en étant plurilingue », ajoute Mathilde Chèvre, la responsable de la maison d’édition marseillaise « Le Port a jauni ». L’éditrice, qui a appris la langue arabe une fois adulte, a grandi en Catalogne, où « tout le monde est au moins trilingue » : elle conçoit des livres bilingues, en français et en arabe, qui se répondent entre eux et symbolisent un «tissage entre les cultures».
« L’enjeu en France est de contribuer à se décaler du contexte de racisme ambiant dans lequel on baigne, en témoignant par le poétique et l’artistique du croisement entre les cultures et les langues, explique Mathilde Chèvre. L’arabe est une langue qui est parlée par une ou deux personnes sur 10 en France, mais qui est invisible dans sa dimension culturelle profonde. L’enjeu pour nous est également de dire que cette langue est une langue comme les autres, que l’on peut parler ».
Lorsqu’elle lance sa maison d’édition spécialisée dans la traduction de bande-dessinée de langue arabe en 2015, l’objectif de Simona Gabrieli est similaire. « L’idée était de mieux faire connaître le monde arabe à travers la littérature, de sortir des regards euro-centrés avec des auteurs qui parlent pour eux, en faisant circuler des histoires qu’on ne connaît pas, explique-t-elle. Dans la traduction tout est politique. Alifbata est un projet profondément politique qui vise à changer les représentations sur le monde arabe et à aller au-delà des clichés. »
Pour Mohammad Sabaaneh, auteur de la première BD palestinienne, Je ne Partirai pas, la traduction a aussi une vocation politique. « Nous n’avons pas de BD palestinienne, c’est pour cela que je pense que c’est important qu’elles puissent être traduites en différentes langues, dans différentes sociétés afin de transmettre ces histoires qui témoignent de la vie en Palestine. » Professeur à l’Université, il pense son rôle d’auteur au-delà de ses créations personnelles : « Je ne veux pas seulement créer des BD mais aider à lancer une nouvelle génération d’auteurs qui créent des BD. Ma mission est aussi de lancer cet art en Palestine et de lui donner une envergure internationale pour transmettre ces histoires ».
Pour permettre au message politique de passer, lors de la traduction d’une BD, la question du contexte des histoires racontées se pose régulièrement. Le choix a été fait de limiter le nombre de notes de bas de page. D’abord pour ne pas alourdir le récit et la présentation graphique de l’histoire. « Pour Je ne partirai pas, on a parfois déplacé une information dans une bulle supplémentaire afin d’avoir la place pour ajouter le contexte sans lourdeur », raconte l’éditrice de Alifbata.
Cet enjeu du contexte pose d’autres questions à l’éditrice. « Dans le cas de la BD de l’illustratrice libanaise Lena Merhej, Laban et confiture, beaucoup de dates du récit sont liées à la guerre civile libanaise. La question de spécifier chacune des dates s’est posée mais Lena m’a rétorqué : quand on lit une BD étatsunienne, on doit faire la démarche d’aller chercher si on ne connaît pas. Alors pourquoi ne pas appliquer la même règle dans un contexte différent ? »
L’oralité des textes pose également un enjeu transnational, celui du lien entre arabe standard et dialectal, selon Simona Gabrieli. « C’est une grande révolution introduite par la BD, car dans le reste de la littérature, c’est l’arabe standard qui domine. La BD arabe réintroduit la langue dialectale jusque-là bannie. » Toute la difficulté est alors de rendre le registre oral dans des registres parlés en français. Dans le cadre d’un projet de BD algérienne en algérois, l’éditrice s’est tournée vers un traducteur qui maîtrise ce dialecte.
Pour transmettre ces histoires, la relation de confiance établie avec les traducteurs est essentielle : « Ils connaissent déjà le contexte. Nous sommes en relation régulière pendant la phase de traduction pour éditer l’histoire, ou pour vérifier certaines phrases et préciser au mieux le propos », raconte Mohammad Sabaaneh. D’abord publié en langue anglaise aux États-Unis, Je ne partirai pas a ensuite été traduit en arabe puis en français et en italien. L’auteur a fait le choix de l’auto-publication dans son propre pays : « notamment car le processus de publication en Palestine est une humiliation pour les auteurs, ils doivent payer pour être publiés. Cela ne nous aide pas à améliorer l’industrie culturelle en Palestine ».
Bien qu’il lui paraisse important d’avoir pu faire connaître son livre à ses amis et proches en Palestine, l’enjeu pour lui est avant tout de faire de son ouvrage un objet pour témoigner auprès d’autres audiences, comme il l’écrit en préface de la BD : « En prison, je n’ai cessé de me demander comment les autres détenus se débrouillaient pour graver leurs noms sur les cloisons rugueuses. J’ai été incapable, pour ma part, de graver le mien sur les murs de ma cellule. C’est pourquoi je suis bien décidé aujourd’hui à graver leurs histoires et à les faire connaître au monde ».
« Au final, les lecteurs sont indissociables de l’équation, conclut Jörn Cambreleng, le directeur d’ATLAS. Il faudrait l’immense succès d’un titre, qui creuserait une brèche, et permettrait alors à d’autres titres d’être traduits et diffusés.»