A quelques pas de la rue principale du centre ville de Vallauris, dans le sud-est de la France, un portail grillagé ferme l’accès à des maisons basses en pierres ocres inhabitées. Le panneau “fermé pour travaux” ne donne pas plus d’indications aux curieux qui souhaiteraient s’avancer pour découvrir les ateliers Madoura. Pourtant, une page de l’histoire de la ville s’est écrite entre ses murs et autour des fours de poterie. Créés par Georges Ramié et Suzanne Douly Ramié en 1938, ces ateliers de céramique ont vu passer des grands noms du XXème siècle dont Picasso, Chagall ou encore Victor Brauner. C’est aussi là, qu’à l’été 1948, la peintre algérienne Baya passe quelques mois. Familière des grandes toiles de gouaches, elle s’essaye à la sculpture et à la céramique.
De cette partie de l’histoire de la peintre, peu de traces restent aujourd’hui. Et dans la ville, le passage de l’artiste semble même oublié du plus grand nombre. Dans une librairie d’occasions du centre-ville, les rayons regorgent de livres sur la vie de Picasso et ses créations, mais de Baya, pas d’esquisses. Et lorsque l’on demande une référence à la librairie, celle-ci, étonnée, avoue ne pas connaître le nom de Baya. La peintre algérienne du milieu du 20ème à qui l’Institut du Monde Arabe à Paris et le musée de la Vieille Charité à Marseille viennent de consacrer deux expositions. “Merci de m’avoir appris quelque chose”, conclut-elle, intéressée.
Archives éparpillées
Un peu plus haut, un ancien prieuré abrite désormais le musée Magnelli de la céramique. Au fil des salles, l’exposition permanente retrace l’histoire de cette technique et des artistes qui s’y sont essayés. Dans les vitrines, toujours pas de traces de Baya. “Hélas, rien dans les collections du musée”, confirme Mickaël Negro, le libraire du musée, passionné d’art et de son marché. “Les céramiques de Baya ne sont pas vraiment recensées, précise-t-il. “Même le fils des créateurs des ateliers Madoura, Alain Ramié, n’a pas d’archives sur le sujet.” Seul un dossier constitué par des documents rassemblés à l’occasion d’une précédente exposition à la fin des années 1990 permet de reconstituer l’histoire de la peintre. Comme un puzzle à trous qui attise la curiosité ; ici un catalogue d’exposition, là un ouvrage qui recense les œuvres mais qui n’est aujourd’hui plus édité, ailleurs des photos de son dernier séjour en France, et des notes griffonnées par une ancienne directrice pour retrouver des créations disséminés chez des collectionneurs particuliers.
Dans les couloirs du musée des Beaux Arts d’Alger, il n’y a pas non plus de trace apparente de la peintre. Mais derrière la porte de la bibliothèque, normalement réservée aux chercheurs, mais parfois ouverte, les visiteurs peuvent découvrir plusieurs toiles, accrochées au mur. Depuis l’indépendance du pays, quelques expositions ont présenté le travail de Baya. En 1963, lorsque Jean de Maisonseul devient le directeur du musée des Beaux-Arts d’Alger, il crée deux nouvelles salles dans le musée : l’une consacrée au travail d’Hacène Benaboura, l’autre, à celui de Baya. Plusieurs expositions sont organisées par des musées nationaux au cours des années 1990.
Si elle est alors peu exposée, Baya est connue et ses œuvres se vendent. « J’allais chez elle à Blida, je choisissais des toiles que je faisais encadrer et que je vendais. Puis je retournais à Blida rapporter l’argent des ventes à Baya, et choisir d’autres toiles », raconte Zahia Guelimi, qui a fondé la galerie Dar el Kenz à Alger en 1996. En 1998, la galeriste s’offusque même de l’organisation en France d’une exposition sur la peintre, sans qu’aucun événement ne soit prévu en Algérie. Elle obtient le soutien des autorités d’Alger pour organiser une exposition, mais l’artiste décède.
En 2007, dans le cadre de la manifestation « Alger, capitale de la culture », une exposition est organisée au musée des Beaux-Arts, en présence du fils de la peintre. Zahia Guelimi prête au musée les deux tableaux qu’elle possède. « Cela me semblait important que des personnes qui n’avaient pas connu Baya, puissent la connaître. Elle était l’une de nos plus grandes artistes ! Elle a eu un parcours exceptionnel, son histoire est un conte de fée. Et puis Baya est la seule artiste algérienne qui a eu cette grande carrière à l’international », raconte-t-elle.
Aujourd’hui, l’héritage de Baya en Algérie semble à la fois important au sein de la société et peu visibilisé par les institutions. «Nous n’avons pas de cours spécifique sur Baya dans le programme, ni sur l’histoire de l’art algérien précisément. Les artistes algériens sont évoqués dans le cadre de modules sur l’histoire de l’art arabe en général, raconte Nahla Naili, qui a obtenu son diplôme de l’école des Beaux Arts d’Alger en 2016. Cependant, l’un de mes enseignants a choisi, en dehors du programme, de nous enseigner son travail ». Une ancienne étudiante de l’école des Beaux-Arts de Mostaganem, à l’ouest du pays, explique de son côté qu’on lui a enseigné Baya, comme «pionnière de l’art naïf» : «C’est bien la seule artiste féminine algérienne dont on m’a enseigné le parcours», dit-elle. Dans certaines écoles, ce sont les élèves eux-mêmes qui choisissent la peintre comme sujet d’exposé.
Des copies et des faux
Baya est peu présente dans l’espace public, pourtant, dans un magasin d’artisanat d’Alger, il est possible d’acheter des copies des peintures de Baya pour 19 000 dinars (environ 130 euros). La propriétaire vend les toiles qu’elle reçoit en quelques jours. Sur les réseaux sociaux, un autre peintre propose un copie du tableau « Femme et paon », pour 40 000 dinars (environ 273 euros). D’autres artistes créent des copies, qu’ils tentent de faire passer pour des originales. La manœuvre peut rapporter beaucoup d’argent : en 2015, lors d’une vente aux enchères en France, la toile « Danseuses et musicienne » avait été vendue à près de 30 000 euros.
Baya a encore de l’influence. Mekka Saidani, une peintre de 29 ans, qui expose pour la première fois à l’Institut Français de Constantine pendant l’été 2023, situe l’un de ses sujets dans un lieu où un tableau de Baya est accroché au mur. « J’apprécie ses asymétries, la façon dont elle dessine les femmes. A travers mon tableau, je voulais rendre hommage aux peintres algériennes. Je n’ai pas étudié Baya, mais je sais reconnaître son travail. Ma mère s’est toujours beaucoup intéressée à la peinture, je pense que ma connaissance de Baya vient de là », explique-t-elle. Mekka Saidani a commencé la peinture en peignant des objets et des tissus. Aujourd’hui, elle travaille plusieurs matières. Dans l’exposition «N’sana», elle intègre parfois de la broderie et des collages dans ses œuvres : « J’ai le rêve de pouvoir un jour créer un design ou un vêtement à la façon de Baya », dit-elle.
Entre Alger et Paris, l’histoire de Baya est faite d’allers retours, et ce, dès son adolescence. Née Fatma Haddad, elle devient orpheline très jeune et quitte Bordj El Kiffan pour Alger. C’est dans cette ville qu’elle est initiée à la peinture par sa tutrice française. Elle prend alors pour signature le prénom de sa mère morte, Baya. Elle a 16 ans quand elle est exposée pour la première fois dans la capitale française. Quelques mois plus tôt, Aimé Maeght, un galeriste parisien réputé de passage à Alger la découvre en rendant visite à sa tutrice Marguerite Carminat Benhoura. Dans ses malles pour Paris, il emporte trois toiles de Baya qu’il montre notamment au peintre surréaliste André Breton. Ce dernier le convainc d’organiser une exposition dans sa galerie de la rue de Téhéran.
« Picasso trouvait son travail magnifique »
Les titres de la presse française reflètent l’époque, entre paternalisme et enjeux coloniaux : “Baya, peintre enfant”, “Baya, petite fille des mille et une nuits”. Le journal L’Avenir de la Tunisie écrit : “Il appartient aux jeunes de Tunisie participant à la lutte impérialiste de tout le peuple- de contribuer à réaliser des conditions qui permettront à toutes les petites Baya de manifester en Tunisie”, peut-on lire dans une vitrine d’archives exposées à la Vieille Charité à Marseille.
Durant ce premier séjour, Baya découvre Paris, avec pour guide le fils du galeriste : “Papa avait presque le même âge que Baya, raconte Isabelle Maeght, la petite fille d’Aimé Maeght. Ils allaient au musée, dans des clubs de jazz”. L’été suivant, c’est sans doute la fumée noire des fours de poterie qu’elle aperçoit à son arrivée à Vallauris. Accompagnée de sa tutrice, elle vient découvrir les ateliers de George et Suzanne Ramié qui fut un temps la secrétaire d’Aimé Maeght. Elle y côtoie Picasso. “Des gens ont dit qu’il m’avait montré comment travailler. Pas du tout, nous discutions”, explique Baya dans une interview exposée à la Vieille Charité. “Les artistes se nourrissent de ce qui se trouve autour d’eux, explique Isabelle Maeght. Picasso trouvait son travail magnifique. Sans doute qu’ils se sont inspirés l’un, l’autre mais sans que Picasso ait l’ascendant sur les créations de Baya, comme on a pu l’écrire à l’époque.”
Au début des années 1960, Baya rentre en Algérie, se marie avec le musicien Mahfoudh Mahieddine et devient mère. Elle laisse de côté la peinture pendant plusieurs années avant de reprendre le pinceau avec des œuvres où les instruments de musique côtoient les silhouettes féminines de profil.
Régulièrement exposée en France jusque dans les années 1960, elle est remise sur le devant de la scène une première fois par Jack Lang au musée Cantini à Marseille en 1982. Une autre exposition est organisée à Paris en 1995, ce sont les retrouvailles avec Adrien Maeght. La famille en a gardé des photos, rares images de ce dernier passage en France avant sa mort en 1998. La dernière exposition importante des œuvres de Baya Mahieddine en France datait de 2013. C’était à la fondation Maeght, à Saint-Paul-de-Vence, là où la famille est désormais installée.
Fin 2022, l’Institut du Monde Arabe la remet à l’affiche avant Marseille au musée de la Vieille Charité au mois de mai 2023. “Depuis quelques années, le prix de certaines œuvres de Baya a presque triplé”, explique Mickaël Negro au musée Magnelli. Au-delà du grand public, c’est une redécouverte par le marché. Du côté de Vallauris, on se prépare à la réouverture des ateliers Madoura d’ici 2025. La directrice du musée, Céline Graziani, aimerait pouvoir y exposer des céramiques de Baya. Le défi est lancé car pour cela, tempère-t-elle, “il va falloir les retrouver”.