CC – Pourquoi avoir choisi lors de la première édition du livre « La Double impasse », de mettre le focus sur la zone méditerranéenne et l’espace arabe ou arabisé, comme vous l’appelez dans votre livre ?
Sophie Bessis – Dans la première partie de l’ouvrage, je traite de l’anomie, (la perte de valeurs communes, Ndlr), qui frappe la planète aujourd’hui. Et j’ai souhaité l’incarner de façon régionale, pour que les lecteurs comprennent mieux de quels enjeux je veux parler.
Lorsque j’ai entamé la rédaction de cet ouvrage en 2012, la zone arabo-méditerranéenne était alors balayée par ce qu’on a appelé les Printemps arabes. Cette région pouvait à la fois être le résumé de toutes les contradictions du monde contemporain : entre espoirs soulevés par les révolutions et blocages auxquels elles étaient confrontées. Des blocages à la fois conjoncturels, mais aussi remontant à l’histoire longue de cette région. Si on ne lit les événements du monde qu’à l’aune de l’actualité, il n’est pas possible de les comprendre.
Dans les premières pages, vous parlez de révolution démographique et vous écrivez : « on en parle beaucoup sans jamais en parler ».
SB – Je pense que dans le monde d’aujourd’hui, il s’agit d’un non-dit, d’une sorte d’impensé, pour plusieurs raisons. Dans les pays d’Europe essentiellement, les politiques sont plutôt natalistes dans la mesure où la population est en train de stagner, voire de diminuer dans certains pays. Pourtant les dirigeants occidentaux ne cessent de s’alarmer du fait que la population mondiale augmente trop vite. Parfois, on parle d’accroissement démographique incontrôlé, comme pour l’Afrique subsaharienne. Parfois, on l’envisage comme une nécessité, comme en Europe. Dans les pays où elle augmente très vite, c’est à dire essentiellement les pays d’Afrique subsaharienne, les analystes parlent d’un dividende démographique car on calcule encore la puissance d’un pays à sa démographie. Je trouve cette expression erronée. Dans l’histoire de l’humanité, la population n’a jamais augmenté aussi rapidement et cette rapidité pose problème. Au début du 20e siècle, la population mondiale était d’environ 2 milliards d’habitants. Cent-vingt ans plus tard, on en compte un peu plus de 8 milliards.
Mais le système économique dans lequel nous vivons, ce que j’appelle le monde marchand, ne peut survivre que s’il y a une croissance illimitée de la production et de la consommation. La croissance démographique est donc pour lui une nécessité alors qu’elle doit absolument être régulée si l’on veut continuer à vivre dans un monde vivable. Seulement, pour réguler la population dans les endroits du monde où elle augmente le plus rapidement, il faut une révolution du statut des femmes. On ne peut pas imaginer une régulation de la démographie si on continue de marier les filles à l’âge de 14 ans, si elles ne vont pas à l’école, etc. Voilà pourquoi j’accorde une importance très grande à la question démographique. Elle soulève d’autres questions fondamentales pour l’avenir de l’humanité.
Dans cet enjeu démographique, les individus sont vus comme des consommateurs potentiels. Vous parlez de Dieu marchand, qui serait l’une des premières impasses dans le développement actuel. Comment en est-on arrivé à cette situation ?
SB – Nous vivons dans une époque de fondamentalisme marchand. La théorie économique qui défend le système est une théologie. Par définition, une théologie est indiscutable. Ce premier volet de l’impasse, c’est que tout est fait pour qu’on ne puisse pas discuter le caractère définitif de cette hégémonie de la forme actuelle de capitalisme. Il ne s’agit pas de remettre en question l’économie de marché qui est bien antérieure au capitalisme. Les humains ont toujours échangé. Mais entre l’économie de marché et le capitalisme contemporain, il existe des différences extrêmement importantes qu’il convient de questionner.
Dans sa forme actuelle, le capitalisme est un capitalisme financier, rentier, un capitalisme d’actionnaires et non pas des producteurs. À partir des années 1980, un déséquilibre absolu s’est instauré. Le travail a été systématiquement désavantagé par rapport au capital. En 1945, les plus grandes fortunes provenaient du capitalisme de production : l’industrie automobile, la sidérurgie, la chimie, etc. Aujourd’hui, les plus grandes fortunes mondiales sont les fortunes dues au capitalisme de la communication. C’est un changement de paradigme fondamental.
Vous dites : « le pauvre n’est plus une classe ou une catégorie sociale, mais un individu ». Quelle est la conséquence de ce changement ?
SB – Dans cette société de marché au sein de laquelle nous vivons, il faut créer un consommateur et le développer. Ce consommateur doit être dépendant. Il faut qu’il y ait une addiction absolue à la consommation. L’acte de consommer est un acte solitaire. Cette société de consommation est une société d’individus solitaires, elle ne crée pas de collectif. Parce que le collectif est dangereux.
Face à cette impasse marchande, nous faisons aussi face à la séduction du religieux. En quoi les deux impasses sont-elles imbriquées ?
SB – Ce retour du religieux ou ce recours au religieux est effectivement présent depuis les années 1980. Il s’explique en partie par la faillite de la grande utopie laïque qu’a été le communisme. C’est vrai pour l’Islam mais aussi pour les évangélistes ou le triomphe du fondamentaliste messianique en Israël.
Ce qui caractérise les fondamentalismes religieux est qu’ils peuvent parfaitement s’entendre avec le marché. Cette mondialisation marchande est l’inverse de l’universel, parce qu’elle s’accommode très bien de toutes les réclusions identitaires. Tant que ces réclusions identitaires ne gênent pas la mondialisation marchande, il n’y a aucun problème.
Les intégrismes, quelque soit la religion à laquelle ils appartiennent, sont tout à fait à l’aise avec le capitalisme le plus débridé. L’enrichissement est une marque d’élection divine.
Voilà pourquoi il s’agit d’une double impasse. Parce que l’une complète l’autre en réalité. Face à ces deux impasses, le but est de recréer l’universel libérateur et de savoir d’où il va venir.
Entre 2014 et 2024, voyez-vous des éléments ou des acteurs qui vous font penser qu’il existe des oppositions à ces deux mondialisations ?
SB – C’est la raison pour laquelle j’appuie l’analyse au cœur de ce livre sur ce qui s’est passé dans le monde arabe. Le projet libérateur des Printemps arabes n’est pas oublié. En 2019, une deuxième vague a touché le Soudan, le Liban. Ces vagues-là ont été réprimées avec la plus grande énergie, avec la plus grande violence. Pour protéger des intérêts colossaux, les contre-révolutions ont été partout à l’œuvre. Le problème est que dans la crise qui affecte le monde, les populations marginalisées, précarisées, qui se sentent menacées, adhèrent aux discours démagogiques que leur offrent les différentes versions du populisme contemporain. Mais en même temps, l’aspiration à la liberté n’a pas disparu. Qui peut la prendre en charge ? Quels acteurs ? Il faut observer le monde tel qu’il est aujourd’hui pour essayer de voir d’où cela viendra.
La Double Impasse
Editions Riveneuve – nov 2024