Photo Laurin Schmid pour SOS Méditerranée
La Cour doit maintenant déterminer si elle décide d’ouvrir une enquête officielle. C’est la première fois que des personnalités européennes sont directement visées dans le cadre des actions de l’organisation contre la politique migratoire européenne menée en Libye. Silvia Rojas Castro, juriste à l’ECCHR revient sur la constitution du dossier et ses répercussions.
La plainte devant la Cour pénale internationale a été déposée en novembre 2022, que s’est-il passé depuis ?
En décembre, nous avons rencontré des enquêteurs et procureurs de la Cour pénale internationale et nous avons pu discuter avec eux des arguments présentés. Depuis, l’enquête suit son cours. Des mandats d’arrêt ont été émis par la Cour. Ils sont actuellement sous scellés ce qui veut dire qu’on ne peut pas encore savoir qui ils visent. Jusqu’à ce que les personnes soient arrêtées, nous ne pourrons pas en savoir plus.
Nous n’avons pas beaucoup de visibilité sur les étapes actuelles suivies par la Cour mais nous savons que les équipes ont pu collaborer avec certaines autorités nationales dans plusieurs pays européens.
Quels sont les arguments que vous avez présentés devant la Cour en novembre ?
Nous avons présenté deux plaintes devant la Cour ; la première, en 2021, où nous avons pour la première fois argumenté qu’il y avait des crimes contre l’humanité commis en Libye contre des migrants de manière générale. Dans cette première étape, nous voulions établir le fait que ces crimes contre des migrants et des réfugiés sont commis par des Libyens. Des crimes qui incluent des meurtres, de la torture, des violences sexuelles, de l’esclavage, des privations de liberté.
En 2022, nous nous sommes concentrés sur les interceptions en mer et le fait que les migrants sont renvoyés vers la Libye. Toute cette chaîne mise en lumière depuis 2021 révèle de graves privations de liberté. Et nous avons des preuves de l’implication de personnalités européennes tant à un niveau politique qu’opérationnel. Des officiels européens ainsi que les autorités libyennes, maltaises, ou des organisations comme Frontex, collaborent et ont participé à mettre en place une stratégie commune avec les gardes côtes libyens pour intercepter les migrants et les ramener en Libye. Nous disons que c’est un crime contre l’humanité et nous appelons la Cour internationale à enquêter, non seulement sur les acteurs libyens, mais aussi sur l’implication des acteurs européens.
Ce n’est pas commun de voir des personnalités européennes ciblées directement et nommément face à la justice internationale. Savez-vous comment elles ont réagi ?
Elles n’ont pas essayé de nous contacter d’après les informations que j’ai. Il y a eu certaines réactions, notamment du côté d’officiels italiens visés, comme Matteo Salvini et Marco Minniti qui ont publié des communiqués dans lesquels ils contestent nos affirmations, bien sûr, et se défendent de telles actions.
Comment avez-vous travaillé pour réunir toutes les informations nécessaires à la préparation de ces communications ?
Notre organisation travaille toujours avec des organisations de terrain. Nous avons été en contact avec des survivants de certaines traversées qui ne sont plus en Libye et sont à présent en sécurité. Nous avons surtout collaboré avec l’organisation Sea Watch, une ONG de sauvetage en mer basée en Allemagne qui a réuni beaucoup d’informations concernant les interceptions en Méditerranée. L’organisation a des vidéos, des photos, des enregistrements, etc. Elle détient aussi des preuves de la collaboration entre Européens et Libyens. Nous avons également travaillé avec des organisations de la société civile qui documentent la situation depuis plusieurs années car elle était connue depuis plus longtemps.
Qu’attendez-vous de la Cour de pénale internationale aujourd’hui ?
Dans l’idéal, nous aimerions que la Cour pénale internationale ouvre une enquête officielle contre les personnalités européennes visées par notre plainte. La Cour a déjà ouvert une enquête générale concernant la situation en Libye depuis 2011, à la demande du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais cette enquête ne porte pas spécifiquement sur les crimes commis contre les migrants et les réfugiés. Nous espérons que si l’enquête contre les personnalités européennes a lieu elle mènera à l’arrestation de responsables impliqués dans ces crimes.
Quels sont les recours possibles si rien ne change dans la politique européenne actuelle sur les questions de migrations en Libye, et plus largement en Méditerranée ?
Nous sommes une organisation juridique et ne sommes donc pas directement impliqués dans le changement politique. Mais nous voyons l’importance d’une réforme de la politique migratoire européenne. Nous continuons d’apporter du soutien aux actions judiciaires à ce sujet car c’est un élément clé du changement.
Face au pouvoir des personnes que vous ciblez, pensez-vous que la justice internationale peut avoir un réel impact ?
Je le pense, même si l’action juridique a ses limites. Nous essayons, d’une part, de mettre en lumière les injustices. D’autre part, en collaborant avec d’autres structures, nous essayons de soutenir des actions qui mènent au changement. Bien sûr, c’est un objectif à long terme et nous ne pensons pas qu’un seul procès suffira, mais cela peut participer à un mouvement plus large pour engager le changement.
Quel est le calendrier d’une telle affaire devant la Cour, est-il questions de mois, d’années ?
Nous ne savons pas précisément mais cela se compte sûrement en années. La première affaire portée après requête du Conseil de sécurité de l’ONU date de 2011. Il y a plusieurs mandats d’arrêt contre des Libyens. Ce sont des procédures très lentes.
Début avril, une mission indépendante d’établissement des faits de l’ONU a publié un rapport sur la situation des droits humains en Libye (selon la résolution 43/49 du Conseil des droits de l’Homme, NDLR). Et les conclusions du rapport sont très intéressantes notamment sur la question de la collaboration d’acteurs européens. (Voir notre reportage). Le rapport appelle à une collaboration dans le partage des preuves entre le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme et la Cour pénale internationale. Le document n’est pas détaillé mais c’est une indication qu’ils ont des fortes preuves concernant la collaboration entre officiels européens et acteurs libyens. Si ces preuves sont partagées avec la Cour pénale internationale, et nous allons essayer de faire en sorte que cela soit le cas, cela peut accélérer l’ouverture d’une enquête officielle.