De nouvelles directives viennent compromettre l’usage par les Palestiniens des terres agricoles situées à proximité du mur de séparation, côté israélien. Enquête à Jayyous (Cisjordanie) auprès d’un agriculteur et militant palestinien.
En ce mois d’avril, le temps est au beau fixe dans le nord de la Cisjordanie. À Jayyous, petit village de deux mille habitants surplombant un des derniers contreforts de la Cisjordanie avant la plaine maritime qui longe le littoral méditerranéen, les habitants vaquent à leurs occupations. Mais pour de nombreux paysans, les nouvelles ne sont pas très réjouissantes. Jayyous est situé au nord de Qalqilyah, presque directement contre le mur qui le sépare d’Israël. Comme partout dans les villages palestiniens qui ont vu apparaître ces barrières venues sectionner le paysage, de nombreuses mesures restreignent l’accès aux terres agricoles situées au-delà du mur et dont les paysans ont pourtant cultivé le sol durant des générations.
De nouvelles directives viennent une fois de plus compromettre l’usage pourtant légitime de terres à ces agriculteurs. En effet, chaque année, les autorités israéliennes dévoilent les mesures de restrictions annuelles qui vont encadrer le passage des portes agricoles (en arabe : البواب الزراعية): effectif d’ouvriers agricoles autorisés à passer la porte, nombre d’heures autorisées au-delà du mur, temps d’ouverture des portes le matin et le soir – dix minutes à chaque fois. Si les ouvriers agricoles le ratent, ils ne peuvent cultiver leur terres, ou bien doivent payer des amendes ou sont incarcérés pour situation illégale en territoire israélien -, documents à fournir ou à refournir pour obtenir l’autorisation de passer… Les mesures ne cessent de se compliquer et d’entraver les activités des paysans palestiniens.
Jayyous United Nations OCHA oPt
Les différentes cultures nécessitent pourtant un entretien régulier et rigoureux qui s’étale sur toute l’année au fil des saisons. Les périodes de taille, de récolte, de labour ne sont également pas les mêmes pour toutes les espèces. « Les autorités israéliennes élaborent des mesures spécifiques pour chaque type de cultures, mais les quotas de jours de passage sont largement insuffisants pour permettre de faire l’intégralité de la récolte car nous n’avons pas la possibilité de faire venir un nombre suffisant d’ouvriers agricoles. En plus de cela, les petits propriétaires sont pénalisés car il n’y a pas de permis délivré pour un terrain de moins d’un tiers d’un dunum (330 mètre carré) », confie Abou Azzam, un agriculteur qui possède des terres dans le territoire que s’est de facto octroyé Israël en construisant le mur de séparation sur les collines qui longent son village. « Pour la récolte des nèfles par exemple, si je ne prends qu’un seul ouvrier agricole, je ne peux faire que 5% de la récolte! Les israéliens nous ont alloués 14 jours de récoltes, mais elle prend normalement 40 à 50 jours avec au moins une bonne demi-douzaine d’ouvriers. A ce rythme là, ce n’est plus la peine de continuer à cultiver les terres. Plus rien ne sera rentable! »
Devenu expert sur la question des portes agricoles et de la mobilisation populaire, Abou Azzam donne sa vision de la situation : « L’objectif est de décourager les Palestiniens de continuer à cultiver leur terrains, de les réquisitionner après qu’ils ont été délaissés plusieurs années et de les occuper par la suite définitivement. […] Tout est fait pour nous déposséder. Dès le départ, la question cruciale de l’héritage a posé problème: les Israéliens ne délivrent de permis de passage qu’au premier héritier d’un propriétaire, c’est-à-dire l’aîné. Ensuite, les démarches administratives pour récupérer un titre de propriété sur des terrains après le décès d’un père sont extrêmement complexes et coûteuses. De plus, les autorités de l’occupant jouent sur les documents, en exigeant des titres de propriétés et non seulement des titres d’usage comme c’est souvent le cas pour des agriculteurs qui louent un terrain. La cour juridique palestinienne produit les titres, mais ils ne sont pas toujours reconnus par les Israéliens qui exigent de les actualiser chaque année ». Abou Azzam nous rappelle que la construction du mur en soi est totalement illégale du point de vue du droit international.
Un point de vue que partage Yakov, un coordinateur de l’organisation Ta’ayoush, venu voir son vieil ami et discuter avec lui de la réponse qu’il convient de donner concernant les nouvelles directives israéliennes. « Au départ, l’armée avait promit qu’il n’y aurait pas d’entraves à la libre circulation des agriculteurs, mais ce n’était que de la poudre aux yeux. Les responsables israéliens sont passés maîtres dans l’art d’endormir la communauté internationale. Au moment où la Cour Pénale Internationale émettait un avis consultatif sur l’illicéité de la construction du mur, je me souviens qu’Aharon Barak, le président de la Cour Suprême avait ordonné le déplacement du Mur vers l’Ouest (ie. Israël)… Mais pas jusqu’à la ligne verte (la ligne de cessez-le-feu de 1948 entre Israël et les armées arabes)! C’est un exemple parmi tant d’autre prouvant la supercherie du gouvernement israélien. A l’époque de nombreux médias du monde entier avaient applaudi les « concessions » que la Cour Suprême avait ordonné, alors que ça restait une entreprise de dépossession gigantesque ».
Aujourd’hui, l’OCHA, l’agence de l’ONU pour la Palestine considère que plus de 85% du tracé du mur de séparation est situé au delà de la ligne verte.
Pas dépité pour autant, Abou Azzam voit cet obstacle comme le point de départ d’une nouvelle campagne de mobilisation populaire. Son engagement dans le militantisme ne date pas d’hier. Ancien du parti communiste palestinien, il s’éloigne de la politique après Septembre Noir en 1970 à la suite de la mort d’un beau-frère feda’i, (un feda’i, فدائي, est quelqu’un qui se sacrifie pour une cause. Dans le contexte de la résistance palestinienne, il concerne les combattants de l’OLP entre les années 1964 et 1970) pour se consacrer à sa famille et à ses cultures. Mais la pression de l’occupation le pousse à reprendre du service, au sein du comité de défense de la terre (لجنة الدفاع عن الأرض) dans son district en 1981. En 1989, il prend la direction du comité de Qalqilyah, le gouvernorat dont dépend Jayyous. Son comité, membre de PARC (Palestinian Agricultural Relief Committee, un syndicat qui fédère les comités locaux à travers toute la palestine), orchestre les mobilisations populaires en rapport aux questions agricoles.
Le but de ces organisations est de protéger les terres palestiniennes face à l’occupation, d’apporter un soutien financier aux agriculteurs qui ont subi des dommages. Le pilier de ce mouvement reste aussi la non violence. Le PARC et ses comité organisent aussi l’installation de tentes sur les terres des fermiers pour loger des ouvriers et des volontaires qui viennent replanter des cultures détruites. Ils font des pressions sur les autorités pour obtenir des compensations pour les terres confisquées. « La clef de notre succès, c’est notre capacité de mobilisation populaire, notre travail sur le terrain. Nous allons vers les familles des blessés et des martyrs et nous les soutenons ». Très fier de ces initiatives populaires, Abou Azzam se targue de ne bénéficier que de financements de partenaires internationaux et de ses propres membres pour son fonctionnement. « Mais pour les projets de développement et lors de catastrophes naturelles, des ONG nous viennent en aide », précise-t-il.
Ses amis et partenaires israéliens sont habitués à traverser le mur pour venir lui rendre visite. « Cela fait plus de trente ans que nous collaborons. Je n’oublierai jamais notre rencontre, sur un site de manifestation, près de Qalqilyah. C’était la première fois que des israéliens venaient nous prêter main forte. C’était révolutionnaire ». La complicité entre Abou Azzam et Yakov est effectivement le fruit d’une amitié et d’une coopération longue et prospère. A leurs côtés, Miky, une militante israélienne de l’ONG « Machsom watch » (observer les checkpoints) qui étudie méticuleusement les documents du bureau israélien de coordination du district (DCO). Le ton monte entre eux car leurs informations divergent sur quelques points. Yakov, qui les connaît bien, sourit de cette scène, et me lance « ces deux-là, c’est toujours pareil. Mais ils finissent forcément par se mettre d’accord ». Miky est venu de nombreuses fois à Jayyous. Elle a même passé plusieurs semaines dans la maison d’une famille de voisins d’Abou Azzam car elle voulait apprendre l’arabe. « Les habitants qui la connaissent, et ils sont nombreux, la considèrent comme une soeur ou une tante », me glisse Abou Azzam en esquissant un sourire malicieux.
Les militants israéliens comme Yakov ou Miky font partie de cette vieille tradition de la gauche radicale israélienne qui a toujours refusé l’occupation et qui pour beaucoup appellent à la création d’un Etat binational où tous les citoyens auraient des droits égaux, ce qui serait un dépassement du sionisme. « Nous sommes très minoritaires aujourd’hui en Israël, mais nous ne perdons pas espoir », me confie Yakov en souriant.
« Allons faire un tour dans les environs avant de passer à table », propose Abou Azzam. Nous montons dans son 4×4 et faisons un tour du propriétaire. Depuis le haut de la colline, on peut apercevoir la mer, les champs d’oliviers à perte de vue entrecoupés de zones urbaines, de routes, de colonies et bien sûr du mur. « Ici, nous avons gagné une grande bataille juridique en obtenant la restitution d’une partie de nos terres de ce côté du mur », rappelle fièrement Abou Azzam.
Nous nous dirigeons vers une porte agricole. Le sol est calciné devant la grille fermée et ceintrée de barbelés. Abou Azzam me montre du doigt une calèche remplie de foin à laquelle est harnachée une mule. A ses coté, un couple de paysans patiente. « Ils attendent l’ouverture de la porte pour rentrer au village ».
Plus loin nous traversons un gigantesque chantier qui cisaille l’oliveraie en deux perpendiculairement au tracé du mur. « Les colons ont exigé cette route pour éviter de passer par le village de Azzoun, où ils craignent les attaques sur le chemin de leurs colonies. Du coup, on leur fait ce tronçon. Il est bien sûr sur des terres palestiniennes. Comme les Palestiniens ne peuvent naturellement pas l’employer, les israéliens nous ont fait un tunnel qui passe dessous pour relier Azzoun et Jayyous. Mais il est si étroit qu’on n’y passe qu’une voiture à fois ». Cette réalité contraste avec l’envergure du projet alloué aux colons qui sera une autoroute à au moins deux voies.
Nous rebroussons chemin vers Jayyous et montons sur un tertre où croît une jeune oliveraie. « Ce terrain fait partie des terres récupérées récemment. C’est pour cela que les oliviers y sont jeunes. Tous les autres arbres ont étés arrachés par les israéliens lorsqu’ils occupaient la terre ». En bordure d’une bicoque construite hâtivement, on peut apercevoir un olivier manifestement plus vieux que les autres. « Lui c’est un rescapé », raconte Abou Azzam, il a au moins 1000 ans. Cette assertion fait sourire Yakov qui me glisse qu’il ne devrait pas avoir plus de 200 ans, ce qui est déjà très honorable.
Nous nous rapprochons de Jayyous. Abou Azzam énumère calmement les exactions auxquelles ont du faire face les habitants du village à l’époque où le mur passait plus près et durant les intifadah : « Arrachages des vergers, meurtre du cheptel par balle ou avec des grenades lacrymogènes jetées dans les étables ou des abeilles dans les ruches avec les mêmes procédés, percement des citernes, endommagement des chauffe-eau par balle pour ne parler que du matériel. Les agressions voire les meurtres de palestiniens ont endeuillé chaque village, chaque famille ».
En pénétrant dans Jayyous, Abou Azzam fait un crochet par le centre communal du village. Il me pointe du doigt le bâtiment et m’explique : « Ici, chaque année, nous logeons des volontaires internationaux qui viennent donner un coup de main aux activités agricoles comme la récolte des olives et d’autres travaux des champs. On peut en loger plus d’une quinzaine. Chaque année, ils viennent. Ca met de la vie dans le village et ça donne beaucoup d’espoir aux gens de voir des étrangers venir de si loin pour nous soutenir et puis témoigner de ce qu’il se passe ici ». Lorsqu’on lui demande comment il envisage l’avenir, Abou Azzam répond entre fatalisme et détermination, dont seuls les Palestiniens ont le secret: « Nous avons beaucoup perdu, beaucoup de ce que nous ne reverrons jamais, mais nous ne pouvons pas nous résigner à perdre encore, et c’est pour ça que nous continuerons à nous battre ».
Depuis, le comité d’Abou Azzam a organisé une réunion avec les autres comités, interpellé le maire de Jayyous et a transmit ses doléances au DCO Palestinien de Qalqilyah en attendant une réponse de sa part ainsi que des protestations officielles auprès des autorités israéliennes. Il continue également la mobilisation en étroite collaboration avec les ONG de défense de droit de l’homme israéliennes.