La barrière de Melilla. ©Sara Prestianni/Creative Commons
Les discours stigmatisants, de haine, appelant à la violence contre les personnes migrantes se développent dans les sociétés de la région. Comment l’expliquer ?
Nous sommes dans une ère particulière, qui est celle de la stigmatisation des étrangers et des migrants et qui touche toutes les sociétés du monde. Les sociétés n’ont jamais été autant ouvertes sur le monde. Les individus n’ont jamais eu autant de désir d’ailleurs, cela se voit dans les modes de consommation : on achète des produits fabriqués d’ailleurs, on cherche de nouvelles modes. Évidemment, il y a des différences en fonction des catégories sociales, des richesses, des pays. Dans des pays comme la Tunisie et le Maroc, dans les grands centres urbains, on voit bien comment la jeunesse est en pulsation avec ce qui se passe dans le monde. Les gens écoutent de la K-Pop, de l’afro-beat des discothèques de Johannesburg ou de Lagos. Les gens voyagent, ou espèrent voyager. Et ils se sentent discriminés quand ils ne voyagent pas.
Pour autant, dans le même mouvement, et de manière ambivalente, il y a une sorte de repli sur soi. Comme si on pouvait habiter et consommer le monde comme ça nous arrange, mais ne pas avoir le monde à côté de chez nous. Or ça ne fonctionne pas, évidemment. On ne peut pas avoir des vols dans le seul sens Paris-Marrakech, ou Paris-Tunis, avec des touristes, sans avoir des vols vers Paris avec des Marocains et des Tunisiens qui veulent visiter Paris. Cette situation crée des fractures et crée les discours discriminants que l’on entend.
Car il existe une sorte de hiérarchie sociale et raciale face au voyage. Elle est sociale, parce qu’en fonction de nos revenus, on a plus ou moins de facilité d’accès au mouvement. On peut ou pas prendre ce billet d’avion et voyager loin. Mais elle est aussi raciale. On retrouve ici la hiérarchie néo-colonialiste raciste qui perdure dans les rapports géopolitiques nord-sud, qui induit qu’en fonction de son origine nationale, on peut, ou pas, voyager. Un Sénégalais ou un Malien n’a pas accès à des visas comme un Français.
Or ceux qui essayent de contourner ces injonctions à résidence, alors que le monde est de plus en plus mobile et qui essayent de contourner cette hiérarchie, payent un prix fort. Ils sont stigmatisés : on les appelle harraga au Maroc, en Algérie, en Tunisie. On les appelle clandestins, ou subsahariens, quand on veut les racialiser sans dire « noirs ».
Cela se constate-t-il également au Maroc ?
Au Maroc, comme en Tunisie, dans la société et notamment sur les médias sociaux, on a un discours raciste négrophobe qui monte. Non pas qu’il soit nouveau, mais il s’exprime de manière claire. Ce discours stigmatise essentiellement les personnes venues d’Afrique subsaharienne, en amalgamant tout le monde, en extrapolant le nombre et en disant n’importe quoi. On parle de quelques dizaines de milliers de personnes présentes dans notre région. On ne doit pas dépasser les 200 000 personnes migrantes, sans compter les personnes présentes en Libye. Pas de quoi remplacer plus de 100 millions d’habitants de la région.
On n’est absolument pas dans les proportions de la Côte d’Ivoire qui reçoit entre 2,3 et 2,5 millions de migrants, ni même du Nigeria, ou de l’Afrique du Sud, qui reçoit 3,6 millions d’étrangers. On n’est pas non plus dans le cas de la France qui accueille plusieurs millions de personnes étrangères.
Au Maroc, le dernier recensement annonçait 80 000 étrangers, auxquels il faut ajouter une légère augmentation et les personnes sans-papiers : on ne dépasse pas les 130 000 personnes étrangères, que l’on qualifierait de « migrantes ». La moitié d’entre elles sont Européennes et en tête de ce groupe, on retrouve les Français.
Ce n’est pas du tout raisonnable de penser que le Maghreb va être débordé par la migration subsaharienne. C’est une peur qui est liée à l’ambivalence dont je parlais. C’est aussi un miroir déformant que nous tend l’Europe. Cela nous permet de ne pas nous regarder dedans, en voyant dans la peur européenne de la migration des gens plus noirs de peau que nous.
C’est une façon de dire : les harraga, ce sont les subsahariens. Alors que les chiffres sont têtus. Le plus grand nombre de tentatives de passage en Europe est d’abord le fait des nationaux des pays maghrébins. Mais les médias, et au bout d’un moment, l’opinion publique restent focalisés sur l’immigration venant des pays d’Afrique subsaharienne.
Parallèlement à la montée de discours racistes dans les sociétés, on voit en Italie, en France et récemment en Tunisie, des hommes et femmes politiques au pouvoir, assumer des propos discriminants. Est-ce le cas au Maroc ?
Il y aura un avant et un après communiqué de la Présidence tunisienne. Ce n’était pas seulement stigmatisant, c’était extrêmement dur et raciste puisqu’on sépare arabité et africanité. Or, non seulement la Tunisie est en Afrique, mais il y a des Tunisiens noirs de peau. Dans quelle catégorie va-t-on les mettre ?
On est face à un vrai problème de discrimination. Qu’est ce que cela veut dire ? Si on demande à la police d’aller chercher les sans-papiers et que le Président dit que les sans-papiers sont les personnes noires, et bien nous allons avoir des rafles racistes, des contrôles au faciès. Même si les policiers ne sont pas racistes, ils répondront aux ordres.
Il y a ici quelque chose de très dangereux, et qui, forcément, va avoir un impact dans les sociétés voisines. Au Maroc, il y avait déjà les germes de discours stigmatisants mais ils ne se tenaient pas au niveau étatique : l’État marocain n’a jamais produit de tels discours, il dit exactement l’inverse. Dans un communiqué du cabinet royal en 2013, il est écrit que le Maroc veut respecter les droits de l’homme et les engagements internationaux. Il est aussi précisé que le Maroc est un pays africain et qu’en conséquence, il faut une politique migratoire plus humaine. Et que dans un monde qui change, les migrations sont devenues quelque chose de normal.
Politiquement, on est vraiment dans la trajectoire opposée de ce qui s’est passé en Tunisie. Mais dans les faits c’est plus compliqué. S’il y a cette volonté du chef de l’État, du roi, d’aller vers ce qui a été indiqué, il y a aussi des formes de résistances. Il y a eu un ensemble de réalisations qu’il faut saluer et d’autres qui trainent.
En tant que sociologue, j’ai vu qu’à partir du moment où il y a eu ce discours royal, où l’on annonçait que nous allions accueillir les personnes migrantes, il y a eu une forme de résistance. Tant qu’il s’agissait de peu de personnes, il y avait de petits dérapages, mais c’était un non-sujet. A partir du moment où sort ce communiqué et le Plan national d’intégration, c’est devenu un sujet dont on parlait avec des débats à la télévision. Et comme tout débat, il y a de la contradiction. Progressivement, les réticents à cette idée d’intégration sont devenus ouvertement contre. Mais les personnes qui portent ce discours xénophobes restent peu nombreuses et pas assez organisées pour s’opposer à la volonté politique.
Aujourd’hui, les mots d’un chef d’État qui parle arabe fusra font résonance avec ce que les gens disaient. Les gens vont dire « vous voyez si le président tunisien l’a dit ». Cette déclaration nourrit les complotistes qui proposent un discours xénophobe de grand remplacement. On est dans le registre d’un racisme xénophobe comme celui que l’on voit en Europe. Il va falloir que le Maroc se positionne par rapport à ça.
Pensez-vous que les opérations de déplacement de personnes migrantes menées par les autorités marocaines ont un impact sur la façon dont les personnes migrantes sont perçues ?
Les autorités marocaines empêchent l’accumulation d’habitats informels autour des frontières, notamment des enclaves de Ceuta et Melilla. Elles démantèlent les camps et elles déportent les personnes en les déposant dans certaines villes du royaume. Du fait de calculs sécuritaires, et en dehors des logiques des droits de l’homme et sociales, ces personnes sont réparties dans tout le royaume. Lors de ces démantèlements et de ces rafles de gens qui sont souvent sans-papiers, des femmes enceintes, des réfugiés, des gens en situation régulières peuvent être arrêtés.
Ces personnes sont pauvres et perdent ce qu’elles ont lors des rafles. Elles n’ont plus rien lorsqu’elles arrivent dans les villes. Même si au début de cette politique qui a débuté il y a 7 ans, certains Marocains étaient solidaires, aujourd’hui, ils commencent à se désolidariser. Et comme, elles ont du mal à s’intégrer dans ces villes, les personnes migrantes repartent vers le nord du pays.
C’est une stratégie qui ne fonctionne pas bien, on le voit en France, à Calais par exemple. Par cette politique, on crée dans l’opinion publique l’idée que « noir », est égal à « sans papier », est égal à « problème ». Ces opérations de rafle stigmatisent ces personnes et font apparaître la migration comme un problème. La seule différence dans le discours officiel marocain, c’est qu’il n’y a pas, comme en France ou en Tunisie, des responsables gouvernementaux qui disent que la migration est un problème.
Au contraire, on a le discours inverse qui dit que la migration a toujours existé, que c’est positif. Il y a bien des termes utilisés comme celui de« trafiquant d’être humain », pour justifier les positions sécuritaires. Mais cette stigmatisation n’est pas reprise dans les discours étatiques, gouvernementaux, ni dans les médias marocains. Les seules fois où les médias font ce genre de dérapages, ils sont attaqués par les responsables des droits humains et parfois condamnés par la haute autorité de l’audiovisuel.
L’un des discours très présent dans toute la Méditerranée aujourd’hui consiste à dire que les personnes migrantes viennent « prendre des droits » ou « prendre le travail » des nationaux. Vous avez dirigé une étude sur la situation des personnes non-marocaines qui ont été régularisées par les autorités. Quelles sont vos conclusions en termes d’intégration à la vie socio-économique du Maroc de ces personnes étrangères ?
Dans un pays comme le Maroc, la question du travail est sensible. Il y a un chômage important, une jeunesse importante et peu d’emploi à offrir à cette jeunesse pour l’intégrer par le travail. On peut avoir l’impression que les étrangers prennent le travail des autres.
Ça ne se passe jamais comme ça dans une société. D’abord, pour le Maroc, le nombre de personnes migrantes concernées est faible. Ces personnes ne peuvent pas prendre le travail de tous les Marocains (le Maroc compte 37 millions d’habitants, ndlr). Ensuite, les Marocains émigrent beaucoup. Il y a plus de gens qui émigrent chaque année que de subsahariens installés. Et beaucoup de personnes subsahariennes finissent par rentrer chez elles, parce qu’elles ont finit leurs études, trouvé un travail, ou partent ailleurs. Donc le Maroc est un carrefour migratoire, avec des rotations. Dans ces rotations, il y a des gens qui restent là longtemps.
Ceux qui restent vont créer de la richesse. Ils travaillent dans des secteurs dans lesquels les Marocains ont plus de mal à travailler. Par exemple, dans les centres d’appel, il y a une surreprésentation des personnes originaires d’Afrique francophone, parce qu’elles parlent mieux le français. Il y a aussi un rapport économique, parce qu’on va les payer moins cher, ou on ne va pas leur donner les mêmes droits sociaux, même s’ils sont régularisés.
Dans le secteur du bâtiment, ils vont occuper les postes les plus subalternes. Enfin, ils vont créer des activités d’auto-entrepreneur et donc ne pas prendre la place de personne. On ne peut pas dire qu’il y a une tension réelle sur le marché de l’emploi. Les données montrent le contraire. On est très loin d’un remplacement, quel qu’il soit, on est dans une économie vivrière pour les personnes migrantes, on est dans la débrouille. Dans une société, un apport d’étrangers ajoute de nouveaux rythmes. Cela crée des richesses, si on est assez prévoyant pour l’organiser intelligemment.