Luis Ignacio Lula Da Silva, Président du Brésil, Xi jinping, Président de la Chine, Cyril Ramaphosa, Président de l’Afrique du Sud, Narendra Modi, Premier ministre de l’Inde et Serguei Lavrov, ministre des Affaires étrangères russe, lors du sommet des BRICS à Johannesburg, en Afrique du Sud en août 2023.
Dans une déclaration à propos des facteurs de la demande algérienne d’adhésion aux BRICS, les autorités algériennes ont expliqué que les institutions onusiennes (comme le FMI et la Banque mondiale) « ne servent plus les pays pauvres et émergents ». Depuis quand les pays en développement et émergents émettent-ils des critiques sur les principes de fonctionnement des institutions économiques et financières internationales ?
L’insatisfaction des pays des BRIC est allée crescendo depuis leur première réunion en 2009 (En 2009, l’Afrique du Sud, représentée par le « S » ne fait pas encore partie du groupe, ndlr). A ce moment-là, on est dans le sillage de la crise financière globale de 2007-2008, dont les BRIC ne sont pas responsables, mais dont ils ont subi les conséquences. Ces pays estiment que le fonctionnement de l’économie mondiale ne leur est pas favorable, ou, en tout cas, qu’ils sont plus vulnérables que les capitalismes installés, par opposition aux capitalismes émergents qu’ils représentent. C’est d’abord pour faire entendre une voix alternative sur l’organisation des relations économiques internationales que les BRICS se sont formés.
Cela nous renvoie au Mouvement des non-alignés, à la conférence de Bandung, (en Indonésie, en 1955, ndlr) . Il y a un historique de contestation de ce que l’on appelle aujourd’hui la gouvernance mondiale et de tout ce qui est relatif au nouvel ordre économique international dans les années 1960-70, et qui était d’ailleurs largement porté par l’Algérie. Cette contestation a vu se former cette thématique du nouvel ordre économique international, représentée par la création du fameux Groupe des 77 + Chine qui cristallise aujourd’hui aux Nations unies les revendications des pays du Sud.
Les critiques se sont intensifiées suite à la mise en place des plans d’ajustement structurel au début des années 80 et de leurs effets socio-économiques. Ces critiques ont été renforcées par les critères de conditionnalité des institutions financières internationales, qui, progressivement, durant les années 80-90, se sont étendues au domaine du politique et de la bonne gouvernance.
Lorsque les BRICS se forment, ils cristallisent l’idée que les institutions multilatérales depuis 1945, ainsi que la crise de la dette et le consensus de Washington (principes d’inspiration libérale, comme la dé-régulation, utilisés par les organisation internationales et les Etats-Unis pour résoudre la question de la dette des pays en voie de développement, ndlr) depuis les années 1980, favorisent les capitalismes installés donc les pays occidentaux. Les règles de fonctionnement du FMI, de la Banque mondiale, et à partir de 1995 de l’OMC, ne leur sont pas favorables. Ce sont des pays qui, par exemple, représentent près de 50 % de la population mondiale, 37% du PIB mondial, mais ils ne représentent que 15 % des droits de vote au FMI. Les États-Unis ont une majorité de blocage à 16,5 % de votes. Il y a vraiment une frustration vis-à -vis du fonctionnement des institutions multilatérales. L’Inde réclame depuis deux décennies un poste au Conseil de sécurité des Nations Unies.
Comment ce sentiment de frustration a évolué au cours du XXIe siècle ?
Quarante ans de discours sur l’adaptation au modèle du consensus de Washington ont volé en éclats entre la crise financière globale, la pandémie et la guerre en Ukraine. La gestion de la crise de la Covid-19 a montré que l’Occident n’hésitait pas à avoir une avarie sur les vaccins, une captation des appareillages médicaux. Tous les discours sur la bonne gouvernance et la transparence ont été mis de côté. La gestion de la guerre en Ukraine, les revirements stratégiques ou circonstanciés des Occidentaux, leur double discours, ont contribué à leur perte de crédibilité.
Beaucoup de pays du Sud, et surtout les BRICS, se sont dit : On nous impose de beaux discours, mais quand cela ne sert pas les intérêts des pays du Nord, ils s’en extraient largement. Tout cela a crédibilisé le discours porté par le noyau des BRICS, dont le «succès» économique renforce la légitimité vis-à-vis du reste des pays en développement.
Qu’est ce que les modèles actuels empêchent les pays pauvres et émergents de faire ?
Pour les pays en développement (PED) en général et les pays les moins avancés également, les règles sont des contraintes dans leur politique économique. Les PED font face à des agendas internationaux multilatéraux qu’ils n’ont pas décidés, qu’ils n’ont pas rédigés. Ils font face à des injonctions contradictoires qui ne correspondent pas à leurs besoins de développement, ni à leurs priorités de développement, et parfois même à leur capacité de les mettre en œuvre. Ils sont contraints d’adopter des normes, qui, dans une large mesure, ne sont pas adaptées à leur situation socio-économique, à leurs capacités technologiques et productives. Ces règles et ces standards sont rarement négociés, ils sont vraiment imposés par les pays qui ont les capacités technologiques, les juridictions, les experts, etc. Or ces règles ne sont pas neutres mais porteuses de rapport de puissance, elles sont constitutives des asymétries auxquelles font face les PED et, pour certaines, sont responsables de l’iniquité des relations économiques internationales. Contrairement au discours dominant, les régulations économiques internationales ne sont pas conçues pour permettre un fonctionnement efficace ou efficient de l’économie mondiale. Elles sont l’expression de rapports de force et de conflits d’intérêt. C’est pourquoi, elles sont conçues pour servir les intérêts de certains pays, voire de certains groupes de pays.
L’accord sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce a été imposé par les industries de biotechnologie et les industries de haute technologie des pays du Nord. La brevetabilité du vivant a été imposée par les pays du Nord, en sachant que la biodiversité du vivant est au Sud, mais à l’époque, en 1995, le Sud n’avait pas les capacités technologiques d’exploiter cette biodiversité. Ils ont créé un traité international extrêmement contraignant, qui désapproprie les pays du Sud de leur diversité biologique, avec l’idée de brevetabilité du vivant. De même, les négociations climatiques ont été pendant des décennies paramétrées par les intérêts du Nord au détriment des enjeux de développement et d’adaptation.
Avec tous ces éléments-là, il y a un sentiment, mais aussi une réalité, que la globalisation, pour les pays en développement, s’accompagne d’une perte de leur espace politique pour le développement. Mais attention, cela ne veut pas dire que les BRICS ont une préoccupation pour les pays en développement. Les BRICS sont d’abord préoccupés par leur développement et leur volonté de peser sur les affaires du monde. Pour se faire, ils ont intérêt à être les porteurs d’un discours sur les asymétries et dysfonctions du système international. Cela d’autant plus qu’ils, surtout la Chine, ont désormais la capacité de proposer autre chose. Ils ont la capacité de contester la narration des pays développés par rapport à la globalisation et ses effets positifs et par rapport au fonctionnement des institutions internationales.
Au delà des BRICS, et de leur banque de développement, ces pays ont-il développé des stratégies pour faire entendre leur voix au sein de ces institutions ?
Au sein de toutes les organisations internationales, des forums et des processus de négociations internationaux, au sein de toutes les instances de gouvernance publique, sur le climat comme sur la biodiversité, donc, à tous les niveaux, il existe des coalitions d’États, des groupes d’États, soit thématiques, soit géographiques, comme le G77 + Chine (à l’ONU), le groupe des pays importateurs net de produits alimentaires (à l’OMC), etc. La diplomatie des coalitions d’États est très importante. Ces coalitions et ces regroupements reflètent le fait qu’il n’y a pas nécessairement de doctrine de développement sous-jacente aux BRICS. Ce qui est vraiment commun, c’est le discours critique vis à vis de la globalisation, la contestation de la narration des pays développés sur ses bienfaits, le fonctionnement de l’économie mondiale et le souverainisme. Les BRICS sont des pays qui défendent une économie mondiale centrée sur les Etats, qui affirment leur préférence étatique dans les échanges internationaux et également dans la finance internationale.
Le thème de ce sommet à Johannesburg était « BRICS et Afrique : partenariat pour une croissance mutuellement accélérée, un développement durable et un multilatéralisme inclusif ». Est ce que cela veut dire que la crise du multilatéralisme dans les années 2000, dont vous parlez dans vos articles, n’a pas été réglée?
Les BRICS et les PED en général sont demandeurs de multilatéralisme, car ils se rendent compte que le bilatéralisme impose des rapports de force, que ce soit avec les Etats Unis ou avec la Chine. Le multilatéralisme est l’idée de la non-discrimination, de la réciprocité de traitement. Cela se concrétise par des dispositifs de compensation ou d’assistance auxquels les pays en développement ont droit. Globalement, en termes de gouvernance et de rapports économiques internationaux, on n’a pas trouvé mieux.
Mais c’est la façon dont les capitalismes installés, puis les capitalismes émergents, ont utilisé la globalisation qui ont généré des problèmes d’égalité, de pauvreté, d’exclusion, de marginalisation. L’absence de réelle stratégie de développement dans certains pays, l’absence de projets d’émancipation de la part des élites dans les pays en développement est problématique. A titre d’exemple, l’OMC est une organisation conduite par ses membres. Si un pays ne défend pas ses intérêts, l’organisation n’est pas là pour les défendre. L’OMC n’est pas là pour « donner » à un pays une stratégie de développement. Le développement reste un projet national
Cependant, il y a bien une crise du multilatéralisme. Il s’agit, selon moi, d’abord et surtout de la question de la finalité des dispositifs de gouvernance. La finalité doit être questionnée à l’aune des problèmes globaux, particulièrement les changements climatiques et leurs implications au niveau mondial. Pourquoi faire ouvrir les marchés aujourd’hui ? Pourquoi négocier des prêts? À quoi ça sert? La question est de savoir si la non-discrimination, la réciprocité, les principes hérités de l’institution libérale, hérités de Bretton Woods et de 1945, sont à la mesure des enjeux qui se posent aujourd’hui au niveau de l’économie globale du marché. Je suis de ceux qui pensent que non. De même, l’essentiel de la littérature sur la réforme du multilatéralisme consiste en des propositions technico-juridiques de gouvernance, comme sur le nombre de pays qui sont autour de la table, mais il n’y a pas de réflexion de fond sur qu’est ce qu’on fait ?
La crise du multilatéralisme est ensuite une crise de leadership. C’est là qu’intervient la question de l’arrivée dans le commerce de nouvelles puissances qui ont érodé le monopole des capitalistes historiques en matière de définition des agendas. Maintenant, on est dans un entre-deux.
Vous ne pouvez pas raisonner avec des organisations internationales dont la prescription essentielle demeure la croissance, l’ouverture des marchés et la libéralisation économique pour résoudre les problèmes économiques, sociaux et environnementaux globaux. Nous savons que que croissance économique est égal à émission de carbone. Donc, la sortie de la pauverté de 3 milliards de personnes d’ici à 2050, plus à l’horizon 2100, sera émetteur de carbone et de déséquilibres socio-écologiques globaux qui pourraient sérieusement hypothéquer la sortie de la pauvreté. Est-ce faisable avec les dispositifs de gouvernance de Bretton Woords ? Est-ce faisable avec pour seule finalité la croissance en économie ouverte ? Et, même au sein des BRICS, il n’y a pas de réflexion réellement alternative. Pour l’instant, ils veulent juste qu’on leur fasse une place.
Qu’est ce qu’il y a d’attrayant pour une économie comme celle de l’Égypte à intégrer un groupe pour celui des BRICS ?
Il y a d’abord un intérêt géopolitique, c’est -à -dire être reconnu comme pays émergent et comme pays qui compte. Il y a aussi un intérêt stratégique, c’est à dire participer à l’élaboration de l’agenda des BRICS qui sont désormais reconnus, y compris par les Etats-Unis, l’Union Européenne comme un acteur important de la gouvernance. Être membre des BRICS apparaît comme un levier pour qu’un pays avance ses intérêts. Être membre de la coalition, c’est coopérer et c’est aussi contrôler les autres. Il y a des conflits de coopération entre les BRICS qui sont très importants. Les pays membres vont se neutraliser les uns les autres. Et ensuite il y a l’intérêt économique. Être membre permet de bénéficier des apports de la Chine, de l’Inde, du Brésil en termes de commerce et finalement de transferts de technologie. L’Egypte fait partie par exemple à l’OMC de la coalition des pays importateurs nets de produits alimentaires. La Russie est un des premiers fournisseurs mondiaux de blé. L’Egypte est un des premiers acheteurs de blé. Ils sont maintenant ensemble dans cette coalition, c’est une forme de garantie de sécurité alimentaire.
L’arrivée des Emirats Arabes Unis et de l’Arabie Saoudite permet un accès à des financements nouveaux, par un biais qui n’est pas celui du FMI. L’Egypte et l’Argentine ont des problèmes avec le FMI et ne sont pas à l’abri d’un resserrement des conditionnalités. Mais rien ne garantit pour l’instant que le projet que portent les BRICS va réussir, qu’ils vont arriver à dépasser leurs antagonismes et leurs conflits internes entre eux. Si la coalition s’élargit à 20 membres, les conflits-coopérations intra-BRICS vont s’exacerber. Rien n’est écrit à l’avance et les processus contradictoires de rééquilibrage des rapports de richesse et de puissance internationaux recèlent une part d’indétermination.