Vous êtes le traducteur des deux ouvrages qui paraissent dans la collection Khamsa en France, cet automne. Comment en êtes-vous venu à traduire des auteurs du Maghreb ?
Lorsque j’ai commencé à traduire, je l’ai fait d’abord à partir de livres de poésie, de textes palestiniens puis libanais. En 2010, je suis retourné à Alger, et là j’ai accédé à des livres écrits en arabe par des auteurs algériens, des romans, et je me suis rendu compte que, ces livres, je n’étais pas le seul à ne pas les avoir lus : ils n’étaient pas traduits. J’ai découvert des livres que j’avais ratés, comme Matahat (Dédales) de Hmida Ayahi, et d’autres qui m’ont semblé renouveler la représentation littéraire de l’Algérie (« Un jour idéal pour mourir » de Samir Kacimi par exemple). Ces auteurs et leurs livres n’étaient pas connus des maisons d’éditions en France. On publiait et on lisait des auteurs maghrébins qui écrivaient directement en français, ou certains auteurs du Machrek, traduits ; les auteurs du Maghreb qui écrivent en arabe restaient eux comme hors-circuit.
Une dizaine d’années plus tard, vous avez traduit plusieurs livres d’auteurs algériens arabophones notamment, qui ont été publiés en France. Avez-vous l’impression que la place de cette littérature arabophone a évolué ?
Aller vers des éditeurs pour proposer des textes reste difficile et fastidieux, pour les traducteurs. Nous sommes nombreux à nous dire aujourd’hui que notre métier n’est pas qu’un travail à la tâche, mais également un travail de connaissance constante du champ littéraire, pour pouvoir proposer des textes aux maisons d’édition. Toutefois, ce travail d’exploration que font les traducteurs n’est pas suffisant à lui seul. Les maisons d’édition ont des réseaux de lecteurs et de lectrices dans différentes langues pour les aider dans leurs choix, mais mis à part Sinbad-Actes Sud, peu d’éditeurs disposaient de personnes lisant l’arabe. Il m’est arrivé de proposer des textes, et que l’on me réponde : « Ce que vous nous dites à l’air bien, mais nous ne pouvons pas vous faire confiance, uniquement à vous ». L’un des grands enjeux est de faire en sorte que les maisons d’édition aient des relais pour valider les choix de traduction.
Aujourd’hui, certaines maisons d’édition commencent à avoir des lecteurs et des lectrices éditoriaux en arabe. Un partenariat entre deux maisons d’édition, l’une algérienne (Barzakh), l’autre française (Philippe Rey), est un très bon exemple de ce que peut inventer l’édition pour se mettre à traduire une langue comme celle-ci en connaissance de cause.
La traduction de livres maghrébins peut poser des défis, du fait que dans ces sociétés, la langue arabe parlée est souvent un mélange de langues. Dans la préface du livre de Salah Badis, vous soulignez que ce mélange de langues est une richesse, pourquoi ?
Jusqu’au livre de Salah Badis, j’avais peu lu dans la littérature algérienne un tel patchwork de langues, s’y mêlent daridja (arabe parlé, vernaculaire), arabe standard et français. Ce livre fait date dans la littérature en Algérie.
Le texte de Salah est formidable. Des histoires du quotidien, d’une grande délicatesse, où il y a, à chaque fois, un petit dysfonctionnement qui est de l’ordre de la magie. Mais c’est aussi la première fois que je lis un auteur d’expression arabe, qui met littérairement en forme cette combinaison de langues. Ce n’est pas qu’un exercice de style, la manière avec laquelle se fait cette combinaison donne une épaisseur particulière à plusieurs de ses personnages.
Je trouve que Salah s’est accordé une liberté dans la forme littéraire. Ce geste de liberté, il me semble important de le rendre possible en français : faire un livre multilingue, où la langue arabe, qui est assez marginalisée en France, a une place. Il est tout aussi important de montrer que mêler plusieurs langues ne relève pas fatalement d’un analphabétisme plurilingue, puisqu’on peut en faire des œuvres littéraires comme celle de Salah Badis.
Quel est alors l’enjeu pour le traducteur ?
L’enjeu de ce brassage de langues… Visuellement, le livre de départ de Salah présente une étonnante combinaison d’alphabets arabe et français. Si j’avais traduit tout l’arabe au français, on aurait perdu cette hétérogénéité qui me semble importante, constitutive de ce livre. Comment faire ?
Par ailleurs, dans ces nouvelles, le passage d’une langue à une autre dit quelque chose d’un rapport social entre les personnages. Lorsqu’un jeune homme passe une soirée avec des jeunes femmes qui lui parlent en français, cela participe à un dépaysement pour lui. En même temps, ce français, il le comprend, il répond, il s’y met. Le jeu des langues contribue donc aussi à l’intrigue : ça raconte le dépaysement du personnage, ce qui le charme, les efforts qu’il fait pour s’intégrer à un milieu qui n’est pas le sien… Sans les changements de langue, on perd quelque chose de l’intrigue.
Un autre enjeu important était de produire un texte qui puisse parler à deux lectorats pas tout à fait identiques, puisqu’il s’agit d’une coédition : parler aux lecteurs francophones algériens et aux lecteurs français ou belges… Pour le lecteur algérien, certaines expressions affectent différemment si elles sont laissées dans leur jus vernaculaire. Il serait grotesque de traduire le titre d’une chanson, par exemple – personne ne la reconnaîtrait. C’est aussi pour ça, peut-être, que Salah Badis écrit en partie dans un parler qu’on n’écrit généralement pas. Lui non plus il ne traduit pas tout en arabe littéraire, l’arabe des livres. Il garde du jus. En contrepartie, pour cette traduction, il fallait que le texte puisse parler aussi au lectorat français non algérien, et que cette gouaille née de l’hybridation de langues se donne sans gêner la lecture.