Le Président Recep Tayyip Erdogan le 17 juin 2018 lors d’un meeting électoral à Istanbul. Marie Tihon / Hans Lucas.
Dans votre ouvrage, vous expliquez qu’il faut comprendre les choix diplomatiques turcs par la volonté de devenir une « puissance majeure » et un « Etat-pivot ». Qu’entendent les Turcs par ces deux notions ?
Depuis le début des années 2000, et de façon concomitante avec l’arrivée au pouvoir du parti de la Justice et du développement (AKP), la Turquie a formulé une nouvelle diplomatie et une nouvelle politique étrangère, dont l’objectif ultime est de faire du pays une puissance majeure du système international et un état-pivot. L’expression « Etat-pivot » vient du livre qui a représenté la base de la doctrine du parti AKP, « Profondeur stratégique, la position internationale de la Turquie », écrit par Ahmet Davutoglu qui a été conseiller en matière de politique étrangère pour le Président Erdogan de 2003 à 2009, puis ministre des Affaires étrangères de 2009 à 2014, puis Premier ministre entre 2014 et 2016. Pour les Turcs, un Etat-pivot est un Etat qui est un acteur incontournable des relations internationales. Dans la doctrine stratégique de l’AKP, le Moyen-Orient est une région clé dans les équilibres géostratégiques à l’échelle mondiale, et on peut utiliser cette région comme tremplin pour devenir un jour une puissance mondiale. Ahmed Davutoglu utilise la métaphore du tir à l’arc pour expliquer l’importance du Moyen-Orient dans la quête de statut international par Ankara. Il dit : « plus nous tirons fort au Moyen Orient, plus nous atterrirons loin en Europe et dans le monde ». Cependant, à force de se positionner au Moyen-Orient, à force aussi de faire référence à la civilisation islamique dans le discours officiel turc, la Turquie a été rejetée par les occidentaux
Dans la doctrine stratégique de l’AKP, le Moyen-Orient est une région clé dans les équilibres géostratégiques à l’échelle mondiale, et on peut utiliser cette région comme tremplin pour devenir un jour une puissance mondiale.
Jana J. Jabbour
Vous dites cependant qu’il serait réducteur de considérer les choix turcs comme une seule envie de retrouver la gloire de l’Empire ottoman. Pourquoi ?
Je dis que c’est réducteur car si on lit les textes et si on s’entretient avec les diplomates turcs, on se rend compte que finalement cet engagement de la Turquie dans les territoires qui ont autrefois été membres de l’Empire ottoman, n’est qu’un instrument pour se faire valoir sur la scène internationale et non pas un objectif ultime de la politique étrangère. Sur le long terme, l’objectif des Turcs ce n’est pas d’avoir de l’influence, c’est de pouvoir, en ayant de l’influence sur ses territoires, se projeter à l’échelle mondiale et jouer un rôle clé dans les équilibres géostratégiques.
Les analystes occidentaux, pour soutenir cet argument d’une politique néo-ottomane, soulignent que les Turcs multiplient les références à l’Empire ottoman. Or, cette multiplication de références à l’Empire est en quelque sorte un gaullisme turc. Comme, un jour, le général de Gaulle avait multiplié les références à la grandeur française passée pour justifier une certaine indépendance de la France à l’égard de l’OTAN et des Etats-Unis, et bien aujourd’hui, les Turcs, et notamment le président Erdogan, essayent de multiplier les références à l’Empire, légitimant la quête de statut sur la scène internationale.
D’autres pays considèrent aujourd’hui avoir un rôle à jouer au Moyen-Orient. Les choix de la Turquie pourraient-ils créer des confrontations ?
La diplomatie de la Turquie ressemble à la politique étrangère d’autres puissances émergentes, je pense à la Russie et la Chine. Oui, la Turquie est en rivalité avec d’autres puissances, qui entendent s’affirmer sur la scène internationale mais qui entendent aussi avoir un rôle au Moyen-Orient que la Turquie considère comme sa propre sphère d’influence. Cette rivalité avec la Russie pour le leadership se matérialise sur le terrain syrien mais aussi sur le terrain libyen.
On l’a vu à travers cette guerre par procuration que la Russie et la Turquie se sont menées en Libye. La première avec le groupe Wagner (qui a combattu aux côtés des forces du général Haftar, ndlr), et la deuxième avec des mercenaires syriens (qui ont combattu aux côtés des forces du gouvernement d’union nationale, ndlr).
Vous soulignez dans votre ouvrage que la Turquie souffre de plusieurs faiblesses. Lesquelles ?
Le problème structurel pour la diplomatie turque est qu’il y a un décalage énorme entre ses ambitions, ses capacités et ses ressources. La Turquie a de nombreuses faiblesses structurelles, notamment sur le plan économique et énergétique. Cela crée une situation de dépendance à d’autres puissances, comme la Russie par exemple. On ne peut pas prétendre devenir un acteur de poids si on a cette fragilité économique. Or la Turquie est très dépendante des investissements directs venus de l’étranger.
Une autre faiblesse majeure est que la Turquie est une nation qui n’est pas réconciliée avec elle-même. C’est une société très polarisée, entre kémalistes et laïcs, entre libéraux et islamistes conservateurs, entre Turcs et Kurdes. Cette question kurde fragilise la Turquie sur la scène internationale. Qu’est ce qui a motivé la Turquie à intervenir via quatre opérations militaires dans le nord de la Syrie ? Précisément cette obsession kurde et cette volonté de freiner l’autonomie des Kurdes de Syrie. Si ce problème kurde n’existait, peut être que ceci la rendrait beaucoup plus forte sur la scène internationale.
Malgré des positions agressives et des décisions qualifiées de unilatérales, vous estimez que la diplomatie turque reste pragmatique. Pour quelles raisons ?
D’abord, si l’on suit l’évolution de la politique étrangère depuis les années 2000, on voit toujours qu’à l’approche d’élections majeures pour le pouvoir, on a toujours tendance à instrumentaliser la politique étrangère à des fins de politique intérieure. Aujourd’hui, le leadership turc est en train de se créer des guerres et des ennemis à l’étranger dans l’objectif de détourner l’attention de l’opinion publique turque des problèmes de l’intérieur, qui sont nombreux, politiques et économiques. Or, aujourd’hui, nous sommes dans un contexte de préparation aux élections présidentielles de 2023, et Recep Tayyip Erdogan veut être réélu président pour qu’il émerge comme le nouveau fondateur de la Turquie, tout comme Mustapha Kemal, en 1923, était le fondateur de la Turquie.
Ensuite, à chaque fois qu’on est sur le point d’entrer dans une guerre ouverte, on voit la diplomatie turque et le Président Erdogan revenir à une voie plus pragmatique. Par exemple, après les déclarations contre le président français Emmanuel Macron, il y a désormais une véritable volonté d’apaisement et des projets communs sur le plan économique et commercial sont sur le point d’être lancés. Et puis, on a tendance à considérer que le Président turc est un « fou furieux », or je pense que c’est un homme qui pratique la politique politicienne, que c’est un animal politique qui évolue de façon vraiment de façon très pragmatique en fonction des situations politiques. Ce n’est pas le ministère des Affaires étrangères qui décide des grands axes de la politique étrangère mais le Président Erdogan et son cercle restreint de conseillers qu’il nomme lui-même.
Jana J. Jabbour. Politologue, enseignante à Science-Po, chercheuse associée au Issam Fares Institute for Public Policy and International Affairs de l’AUB et autrice de La Turquie: l’invention d’une diplomatie émergente, CNRS Éditions, 2017.
Cet entretien a été réalisé en novembre 2021 et initialement publié dans la revue « Une année en Méditerranée #4 ».