Arrivés en Libye en juin 2012, les journalistes français Maryline Dumas et Mathieu Galtier découvrent « un pays qui se reconstruisait, qui prenait un chemin plus démocratique ». La Libye leur plait, le coup de cœur pour Tripoli est immédiat. Les histoires à raconter ne manquent pas, alors ce duo diplômé quelques années plus tôt, saisit l’occasion de s’installer et de témoigner de la vie dans ce pays. « Avant d’arriver, nous avions, sans doute comme chaque Français, des images limitées du pays : Mouammar Khadafi, les drapeaux verts et la tente bédouine. Nous avons creusé et ça nous a plu », explique Maryline Dumas.
Les correspondances pour les médias français commencent, elles donneront plus tard vie aux chroniques rassemblées dans l’ouvrage « Jours Tranquilles à Tripoli », paru dans la collection des éditions Riveneuve. Fruit de leur travail de journalistes de terrain, mais aussi nourri par leur vie quotidienne. En juin 2015, ils quittent le pays, devenus des cibles potentielles pour l’organisation Etat islamique quia pris le contrôle de la ville méditerranéenne de Syrte. Basés à Tunis, ils continuent depuis de faire des séjours réguliers dans le pays.
Interview et extraits du livre, à la découverte du quotidien des Libyens et de la Libye d’aujourd’hui.
Dans cet ouvrage, c’est d’abord le titre qui interpelle. Comment définir un jour « tranquille » à Tripoli ?
Maryline Dumas
Il y a forcément des jours tranquilles à Tripoli. Les Tripolitains vont travailler, ils achètent leur pain, ils prennent un café. On parle souvent de la Libye comme d’un pays en guerre. Je n’aime pas ce terme. C’est un pays où des conflits éclatent, mais ce n’est pas parce que des affrontements ont lieu dans le Sud du pays qu’à Tripoli les habitants ne vivent pas normalement. La seule imprécision du titre c’est « Tripoli ». Nous n’avons pas respecté la consigne suivie dans les précédents ouvrages de la collection. Nous parlons de tous les voyages réalisés au cours de nos séjours car la capitale ne représente pas le pays en son entier.
Mathieu Galtier
Durant trois ans à Benghazi, les affrontements sont quotidiens mais selon les quartiers certains combattaient, alors qu’ailleurs les gens étaient en terrasse à boire des cafés. En Libye, les conflits sont souvent circonscris localement et durent peu de temps, à part à Benghazi. Notre livre couvre une large période, de 2012 à 2017. Nous évoquons la plage, les restaurants. Il y a bien une vie en Libye, et elle était encore plus dynamique entre 2012 et 2014.
Vous dites aussi avoir voulu dépeindre une vie quotidienne parfois absurde et souvent tendre, qu’entendez-vous par là ?
Marilyne Dumas
Un ami français avait l’habitude d’appeler ça des « Libyanneries », une façon de voir les choses complètement différente de nous. C’est par exemple, le chauffeur de taxi qui pour nous amener plus vite à destination prend l’autoroute à sens inverse, les feux éteints en pleine nuit, et qui explique qu’ainsi ça ira plus vite. Ou encore, une députée qui passant le détecteur de métaux à la mairie sort une grenade de ses affaires, et se justifie en précisant que c’est pour se défendre. Pour eux cela paraît évident.
Mathieu Galtier
C’est aussi une manière de penser. Ne serait-ce que par rapport à leurs voisins tunisiens ou égyptiens. Le mode de vie est très différent du fait de la rente pétrolière. La Libye compte 6 millions d’habitants pour une superficie qui représente deux fois et demie la France. C’est un peu comme si on avait placé des habitants du Golfe en Afrique. Aujourd’hui, nous sommes installés à Tunis. Les Tunisiens considèrent la Libye comme un lieu étrange, inconnu. Ils se sentent bien plus proches des Européens que de leurs voisins de l’Est. Cela a pu causer des problèmes après la guerre. Beaucoup de Libyens se sont installés en Tunisie. Ils sont arrivés comme les rois du pétrole. On conte pas mal d’histoires : prostituée défenestrée, billets de 100 dollars lâchés pour une course de taxi de 200 mètres… Cela fait partie du décalage qu’on voulait raconter : la Libye est un pays nord africain, mais avec un mode de vie différent des Tunisiens.
Est-ce uniquement lié au pétrole ?
Mathieu Galtier
En partie. La rente pétrolière a profité aux Libyens car le pays est vaste mais peu peuplé. Leurs maisons sont immenses, avec des jardins, on est bien loin de l’appartement en centre-ville de Tunis. C’est aussi une question d’éducation, sous Khadafi le bourrage de crâne des manuels scolaires consistait à expliquer aux petits écoliers qu’ils faisaient partie du peuple élu d’Afrique. C’était la pleine période panafricaine de Khadafi. Les Libyens étaient présentés comme la garde avancée de l’Afrique de demain. Cela se concrétise par exemple par le fait qu’ils ne réalisent jamais de travail manuel. Ils font appel à une main d’œuvre de migrants subsahariens, ou aux Égyptiens dans la restauration. Depuis Khadafi, un système de rente pétrolière est organisé. Les migrants étaient là bien avant Khadafi. Cela les rend plus proches des habitants du Golfe par exemple, où les Népalais construisent les stades de foot au Qatar, les routes, les maisons. Avant 2014, le mode de vie libyen était similaire à celui d’un Saoudien ou d’un Qatari. La situation politique a eu des répercussions économiques. Le faible prix du baril entraîne une perte réelle de pouvoir d’achat. Ils sont passés d’une mentalité de rentier, comparable à celle des pays du Golfe, à celle d’un pays plus en difficulté, comme la Tunisie, et c’est dramatique pour un Libyen.
Zawya, camp de détention pour hommes
En me raccompagnant après la visite du camp de migrants qu’il dirige, le lieutenant Khaled Attumi se lâche : « Si l’entreprise qui gère les repas arrête , j’abandonne. Je laisse partir tout le monde. Impossible de garder des êtres humains dans de telles conditions. » Les conditions ? 420 migrants à gérer ; une douche – un tuyau d’où s’écoule un mince filet d’eau – pour 60 personnes ; un WC – un trou à même le carrelage – séparé par un simple rideau de la chambrée d’une dizaine de matelas ; une nourriture où légumes et fruits sont quasi absents ; 80 policiers sur les nerfs car eux aussi soumis à des conditions difficiles et pour qui frapper les migrants est un moyen de libérer la pression ; des hôpitaux qui refusent d’accueillir les migrants malades ; une odeur d’excréments, de pisse, de nourriture rassie.
Mohamed Diallo est arrivé du Sénégal il y a deux mois et ne rêve plus que de revenir chez lui : « On nous enferme dans la chambre. Quand on demande à se faire soigner, on nous insulte en nous disant que nous venons du pays d’Ebola. Si on se plaint trop, on nous frappe. » Tous racontent la même histoire, peu ou prou. Abdoullah Jaloul, comme Mohamed Sali Diallo, insiste sur le sadisme des gardiens : « Ils nous frappent sur la plante des pieds, impossible de marcher après. On ne peut que rester sur notre matelas et attendre qu’un ami nous apporte à manger ou à boire. » Le Gambien Boubaker Dogo n’en revient toujours pas de la perversité du fonctionnement du camp : « Vous vous rendez compte que c’est nous-mêmes qui avons construit les salles de bains… » Ces discussions se déroulent à l’air libre, à la plus grande joie des pensionnaires. Les gardes les font asseoir dans la grande cour lors des visites des journalistes. Aucune censure durant ces entrevues qui se déroulent en anglais et en français, langues que maîtrisent mal les gardes. De toute façon, leur chef, Khaled Attumi, est le premier à savoir que ce camp n’est une vie pour personne.
Sorman, camp de détention de migrants pour femmes et enfants
« Nous accueillons 83 femmes, 4 enfants et 5 folles. » L’entrée en matière du directeur du site, Ibrahim Marjoubi, est brutale. Mais bon, la subtilité a déserté les lieux depuis un bail. La vie est à peu près la même que chez les hommes, avec peut-être un peu plus de viande pour les repas mais moins de toilettes par pensionnaire. Il y a quand même une nouveauté dont l’Humanité aurait pu se passer : certaines femmes migrantes, employées comme femmes de ménage, se retrouvent là non pas parce qu’elles ont essayé de partir pour l’Europe mais parce qu’un jour leurs employeurs ont décidé de se débarrasser d’elles en les dénonçant comme clandestines.
À 25 ans, Amina est enceinte et n’a aucune nouvelle de son mari arrêté en même temps qu’elle. « Je n’ai pas de téléphone, impossible de le joindre. La nuit, je rêve d’être de retour au Nigéria avec lui et mon bébé. » Au lieu de ça, elle finira probablement par se prostituer pour nourrir son enfant, s’il survit. Ce scénario abominable me colle au cerveau pendant que j’écris son témoignage. Au moins, est-elle l’objet des attentions de ses amies d’infortune.
Des plaintes émanent d’une pièce fermée : « C’est une des folles », m’avertissent les pensionnaires, qui en ont peur. Je redoute de la voir, de découvrir son physique marqué par les brimades et les privations. Heureusement, les gardes n’osent pas ouvrir la porte. Une femme est allongée dans le couloir, personne n’y prête attention. « Elle a le Sida, il ne faut pas la toucher », me révèle-t-on.
À Zawya comme à Sorman, personne ne mérite le qualificatif d’être humain, ni les gardiens qui brutalisent les migrants, ni les migrants réduits à l’état de… choisissez vous-même le mot. Ni le journaliste qui va vendre ce malheur au plus offrant. Ni même le lecteur qui n’a pas vomi ses tripes en imaginant ces scènes.
Mathieu, Zawya, Sorman, février 2015
Quel est le contexte politique actuel en Libye ?
Mathieu Galtier
Nous sommes en présence de deux gouvernements. L’un à Tripoli, le Gouvernement d’union nationale, reconnu par la communauté internationale. L’autre basé à Bayda, à l’Est du pays. Il est soutenu par le parlement de Tobrouk, qui est lui-même reconnu par la communauté internationale. Il existe donc un pouvoir législatif à l’Est et un pouvoir exécutif à l’Ouest, reconnus tous les deux à l’international mais ne travaillant pas ensemble. Le Sud du pays est formellement sous le contrôle de l’Ouest ou de l’Est, mais dans les faits aucune autorité ne contrôle réellement ces régions gérées ou autogérées par les tribus ou les milices.
Quelles sont les conséquences de cette scission sur le quotidien des Libyens ?
Mathieu Galtier
A Tripoli, l’enjeu principal est celui de la sécurité. Elle est gérée par quatre milices, quatre groupes armés qui ont accepté l’arrivée du gouvernement de manière tacite en avril 2016. Un accord tacite entre l’ONU et les milices prévoit que si elles n’attaquent pas le gouvernement, elles peuvent conserver leurs prérogatives dans la capitale. Concrètement, la police ou l’armée n’existent pas en Libye, il n’y a que des groupes armés. La sécurité est exercée par ces groupes qui représentent les différents partis majoritaires dans chaque zone.
Maryline Dumas
Il est également plus compliqué pour les Libyens de voyager à l’intérieur du pays. Ils peuvent être considérés comme suspects selon les régions où ils se trouvent et les régions d’où ils sont originaires. Ces derniers temps, la situation s’est améliorée, mais depuis 2014, tout déplacement était rendu difficile. Cela donne l’impression d’une scission interne importante : les habitants de l’Est ne savent pas comment vivent ceux de l’Ouest, et inversement.
Sur un plan économique, tous les investissements de l’État libyen sont bloqués depuis 2014. Le Dinar libyen est resté au même taux officiel mais au marché noir, il baisse. Il est difficile de faire des affaires alors que les Libyens ont une culture entrepreneuriale. De même, les déplacements à l’étranger sont compliqués car, hormis l’Italie qui est revenue, la majorité des ambassades ont fermé leurs portes en 2014. Un Libyen doit donc se rendre en Tunisie pour se voir délivrer un visa.
« Ils s’affrontent pour le pouvoir et nous, on soigne dans des hôpitaux-poubelles », soupire un médecin de l’hôpital central de Tripoli. « Je suis tout à fait d’accord pour que la communauté internationale intervienne, mais dans la santé, tout de suite ! » Les combats entre brigades qui ont fait rage à Tripoli cet été ont laissé place à l’accalmie. Mais le domaine hospitalier en subit toujours les conséquences.
Le ministère de la Santé craint un « effondrement » provoqué par l’ordre d’évacuation lancé par les Philippines à leurs ressortissants, qui représentent 60 % du personnel hospitalier en Libye. Sheralyn Cenaza est partie début août. « L’insécurité était trop grande. Depuis mi-juillet, on entendait des explosions tous les jours et en tant que Philippins, nous étions ciblés », explique l’infirmière. L’une de ses compatriotes a été décapitée mi-juillet à Benghazi, alors qu’une autre a été violée dans la capitale le 30 juillet. Comme Sheralyn, plus de 3 000 Philippins ont quitté la Libye cet été.
Mais certains sont restés. À l’hôpital central de Tripoli, Princess Famorean pose une perfusion à une patiente. Elle a choisi de rester pour le salaire de 920 LYD (500 €), deux à trois fois supérieur à ce qu’elle toucherait dans son pays : « Je passe mes journées à l’hôpital ou dans la résidence juste en face. Je ne sors jamais. »
Le directeur de l’établissement, Abdeljalil Graibi, s’estime chanceux : seuls 15 % de ses effectifs étrangers ont démissionné. « Nous sommes l’hôpital qui s’en sort le mieux à Tripoli », dit-il alors qu’une roquette non explosée gît toujours dans le parc de son hôpital. « Le fait qu’une partie de la population ait fui la capitale nous a aussi aidés : le nombre de patients a diminué de moitié. » Le médecin s’inquiète tout de même pour la suite : « Quel étranger acceptera un contrat dans cette situation ? Personne. Et nos personnels locaux ne sont pas aussi rigoureux. »
À l’étage d’en-dessous, l’unité de transplantation a fermé son service d’hospitalisation afin d’envoyer les infirmières dans les services d’urgence qui en manquaient. Les consultations, elles, continuent, « mais les médecins n’ont plus rien à prescrire », selon Mohamed Harisha, anesthésiste. Les dépôts de médicaments détruits pendant les combats, l’approvisionnement compliqué par la fermeture des aéroports et l’État absent ont eu raison de toutes les volontés. Résultat : les médicaments pour éviter le rejet des organes greffés manquent. L’anesthésiste a les larmes aux yeux : « Quatre patients transplantés ont repris l’hémodialyse ces deux dernières semaines. Ils vont perdre leur rein. »
Maryline, Tripoli, septembre 2014
Dans le traitement médiatique de la Libye, trouvez-vous une place pour évoquer la vie quotidienne ?
Maryline Dumas
En France, les gens nous disent qu’on ne parle pas assez de la Libye. J’aurais tendance à dire que ce n’est pas vrai. Dans le JT de 20 heures c’est certain, mais dans la presse écrite la situation est différente. A chacun de nos séjours en Libye nous revenons avec des histoires et des reportages à écrire pour la presse nationale. Nos médias sont demandeurs. Côté traitement, il est indéniable que nous évoquons surtout les questions de sécurité. Mais, j’ai aussi pu écrire des articles sur la vie quotidienne, même si c’est moins régulier. Les Libyens nous reprochent de parler uniquement de leur pays sous l’angle sécuritaire et politique. Mais il y a un décalage par rapport au quotidien d’un Européen. Les Libyens ne semblent parfois pas réaliser que leur « normalité » ne correspond pas à celle d’autres pays. Par exemple, beaucoup de Libyens possèdent des armes et se déplacent avec à travers le pays.
Mathieu Galtier
La vie quotidienne fait partie des aspects que l’on me demande de traiter, si ce n’est en 2016 où tous les regards se sont tournés vers Syrte lorsque la ville est passée sous le contrôle de l’organisation Etat islamique. Mais de manière générale, les commandes de reportages portent sur la vie quotidienne, comme les problèmes d’argent des Libyens.
Maryline Dumas
Par contre, nous traitons peu du mode de vie ou de la culture. C’est cela que nous a permis le livre, avec certaines chroniques évoquant la place des femmes, les mariages, les hommes en soirée.
La scission politique de 2014 semble marquer une vraie rupture alors qu’on évoque plus souvent la fin de Khadafi ?
Maryline Dumas
Je suis excédée quand je lis parfois à la fin des articles traitant de la Libye que depuis 2011 la Libye est plongée dans le chaos. C’est faux. En 2012, les élections se sont très bien passées. Un an plus tard, lors d’une visite, des députés français affirmaient que la Libye était le pays qui s’en sortait le mieux parmi les printemps arabes – alors que l’Égypte passait sous le contrôle du général Morsi, et que les assassinats politiques commençaient en Tunisie.
En 2014, le maréchal Khalifa Haftar lance une opération à Benghazi, afin de s’attaquer au terrorisme, dans une définition très large où il mêle al-Qaïda, les Frères musulmans, et Ansar al-Charia. A Tripoli, une guerre entre les milices éclate. Le Parlement nouvellement élu décide de se réunir ailleurs. Cela donne l’occasion à l’ancien Parlement de refuser la légitimité des nouveaux élus. Deux Parlements travaillent donc en parallèle. Les combats à Tripoli sont très intenses, les ambassades ferment.
Notre vie personnelle a également complètement changé. Il n’était plus question de sortir tard le soir avec nos amis. Même nos amis Libyens ne sortaient plus beaucoup la nuit. Fin 2014, l’organisation Etat islamique a profité de l’instabilité grandissante pour prendre la ville de Derna, puis en 2015, de Syrte.
J’en veux beaucoup à la communauté internationale. Tout était possible en 2012. Mais le pays a été abandonné. En 2011, le président français (Nicolas Sarkozy, ndlr) était par exemple très actif dans la révolution, voire trop. Mais ensuite, le suivant (François Hollande) a décidé de mettre la Libye de côté, trop marqué par son prédécesseur, et c’est dommage. Il est facile de dire qu’on libère un pays d’un dictateur, mais il aurait fallu l’aider à reconstruire une démocratie après 42 ans de dictature.
Comment envisagez-vous l’avenir du pays ?
Mathieu Galtier
Très compliqué. Selon le plan de l’ONU pour la Libye, des élections doivent avoir lieu dans le courant de l’année. Un mouvement poussé par la France ou l’Égypte. Concrètement, il paraît difficile d’organiser ces élections de manière démocratique dans tout le pays. Et même si ces élections ont lieu, peut être verra-t-on apparaître un 3ème Parlement et un 3ème gouvernement. L’ONU envisage ces élections pour donner une vraie légitimité aux nouveaux élus. Ce n’est pas ce que l’histoire de la Libye nous a enseigné depuis 2011.
Quelle est la position des gouvernements ?
Maryline Dumas
Ils veulent des élections présidentielles, le Gouvernement d’union nationale y est favorable, le Premier ministre pourrait être candidat. A l’Est, c’est plus délicat. Khalifa Haftar souffle le chaud et le froid en disant qu’il sera candidat, puis qu’il est contre ces élections. Il met en jeu son « armée nationale », qui représente plutôt un groupe hétéroclite de militaires de l’ancien régime, de jeunes et de groupes tribaux. Selon lui, son armée doit sécuriser les élections sur l’ensemble du territoire libyen, ce qui paraît improbable. Ghassan Salamé (l’envoyé spécial des Nations Unies pour la Libye) l’a déclaré plusieurs fois : il reste très prudent sur l’intérêt de faire ces élections, mais il est poussé par les Français.
Mathieu Galtier
Malgré tout, il a lui-même porté le plan de l’ONU qui prévoit ces élections. La communauté est divisée et cela se retrouve dans la mission pour la Libye. Au lieu d’avoir une feuille de route claire, en « off » on explique que c’est compliqué et en « on » on annonce que cela aura lieu. Ce qui décrédibilise la communauté internationale.
En 2012, l’ONU bénéficiait d’une bonne image. La résolution de l’ONU a légitimé l’action engagée pour la chute du régime. Depuis, cette image se détériore car la communauté internationale n’a pas pensé l’après Khadafi. Les Libyens eux-mêmes ont été incapables de s’entendre. En 2012, les élections se sont bien passées, sauf qu’une fois les députés élus, leur première décision a été d’augmenter leurs salaires, pour être aussi bien payés que le Premier ministre. C’était la première réunion d’un Parlement démocratique et aucun n’avait une vraie vision du pays. Tout était décidé en rapport avec leur tribu, leur ville, leur brigade, sans véritable sentiment d’intérêt général. Les Libyens ne connaissent pas cette notion. L’intérêt d’un Tripolitain ne sera pas celui d’un habitant du Sud-Est, car ce pays colonisé qui a ensuite connu un pouvoir personnel, n’a selon moi jamais expérimenté de sentiment national.
Maryline Dumas
Les Libyens critiquent les personnalités accusées de corruption mais ils reconnaissent qu’ils auraient fait la même chose. L’intérêt commun n’existe pas.
Cette fois-ci, c’est à Tunis, plus précisément à la clinique de la Soukra, que nous retrouvons Moustapha. Il a un bandage qui entoure sa tête, mais un grand sourire. Il s’amuse de voir une touffe de cheveux ressortir du linge blanc. Moustapha a été touché dans les combats qui ont eu lieu à Tripoli il y a quelques jours : deux fragments se sont logés dans sa tête. Un lui a été retiré hier lors d’une opération chirurgicale. Il me le montre, dans un bocal placé près de son lit. Pour le second, les médecins lui ont dit qu’il fallait attendre un peu. Moustapha est en forme. Il navigue dans sa chambre et aide son voisin de lit qui a été blessé en même temps que lui… sauf qu’il a eu moins de chance. Son bras droit est bandé jusqu’au-dessus du coude et un fixateur externe le maintient plié. Sa jambe gauche est ouverte du mollet jusqu’à la cuisse. Moustapha soulève le drap pour que je puisse bien voir et en profite pour gratter le pied comme le lui demande son copain.
Le père de famille ne tient pas en place. Il voudrait aller fumer une chicha au centre-ville. Je n’ai pas le temps de l’accompagner, alors il se contente d’allumer une cigarette dans la chambre. Puis nous sortons pour prendre un café dans le quartier. Il m’explique avoir été touché par un tir de PKT (mitrailleuse) alors qu’il était dans sa voiture. Il a été emmené directement à la clinique Safwa, près de chez lui. « Là-bas, c’est très bien, je connais tout le monde et le personnel est bien formé, mais ils ne voulaient pas m’opérer. De toute façon, le ministère de la Défense finance mes soins à l’étranger. » C’est toujours ainsi avec les combattants blessés : ils sont envoyés en Tunisie, en Turquie, en Jordanie, en Égypte, en Russie ou même en Europe selon la gravité et selon leur camp. Un blessé Misrati sera plutôt envoyé en Turquie, alors qu’un homme de Khalifa Haftar ira en Égypte.
La Tunisie, elle, accueille tout le monde. Moustapha m’explique qu’ils sont quelques dizaines de patients, touchés pendant les combats à Tripoli, à avoir été envoyés ici. « Il y en a des deux camps. Mais ça ne pose pas de problème. Quand on est ici, on se parle tous, on se paie des cafés. Moi, j’évite de dire avec qui je suis, mais dans le fond ça ne change pas grand chose. Quand on est à l’étranger, on est tous Libyens donc solidaires. Par contre, dès qu’on rentre au pays… » Il termine sa phrase en imitant des bruits de tirs.
Maryline, Tunis, 9 mars 2017
« Nous arrivons à Tripoli début juin 2012. Notre connaissance de la Libye se résume alors à l’image d’un dictateur
égocentrique qui plante des tentes et apprécie la couleur verte. Pour autant, nous n’avons pas choisi ce pays au hasard. Après une année passée au Soudan – avec toutes les difficultés liées à une dictature –, nous aspirons à plus de libertés. Nous avons également l’ambition de vivre de notre travail de journalistes indépendants, ce qui n’est pas encore le cas.
Surtout, nous sommes curieux de voir comment les Libyens vont construire leur nouveau pays. Après 42 années de règne de Mouammar Kadhafi, la Libye est, à présent, dirigée par le Conseil national de transition, organe de 31 membres pour satisfaire toutes les tribus et tendances politiques. L’ambiance est à l’euphorie. La révolution s’est terminée il y a sept mois, mais elle est partout. Dans chaque esprit. Nous sommes nous-mêmes touchés par cette vague d’enthousiasme qui laisse penser que tout est possible dans
un avenir forcément heureux, puisqu’il est entre leurs mains. »