Emprisonnement de journalistes, sites internet bloqués, nouvelles législations, les indicateurs sont nombreux pour prendre le pouls de la liberté de la presse en Méditerranée.
Tour d’horizon des situations selon les pays de la région.
Comme chaque année depuis 2002, l’organisation Reporters sans frontières (RSF) publie son classement mondial de la liberté de la presse. « Il est une photographie de la situation de la liberté de la presse, fondée sur une appréciation du pluralisme, de l’indépendance des médias, de la qualité du cadre légal et de la sécurité des journalistes dans ces pays et régions », comme l’explique la présentation 2019 du document. Ce rapport permet de dresser un bilan de la situation de la presse dans la région afin d’évaluer le degré de liberté dont jouissent les journalistes. Pour le mettre à jour, l’organisation a envoyé un questionnaire de 87 questions à des experts (sociologues, juristes, professionnels des médias), elle recense aussi les exactions commises contre les journalistes et les médias en s’appuyant sur un réseau de correspondants installés dans 130 pays.
A regarder de plus près la région méditerranéenne, les raisons de rester vigilants sont nombreuses. Le blanc synonyme de bonne situation y est absent. Le rouge et le noir dominent. Ils indiquent des situations difficiles, voire très graves. En Égypte justement, le noir domine. Sur 38 journalistes détenus, 30 sont en attente de procès, comme Hisham Gaafar : emprisonné, il attend son jugement depuis maintenant trois ans. Plus de 500 sites internet ont également été bloqués dans le pays. « On est en plein dans la contre-révolution aujourd’hui en Égypte. Le pays est l’une des plus grandes prisons dans le monde », explique Nina Hubinet, ex-correspondante dans le pays, invitée de notre soirée des Libertés le samedi 22 juin 2019 en marge des États généraux de Marseille. Au-delà de la presse, la liberté d’opinion est réprimée, de nombreux blogueurs ou citoyens peuvent se retrouver en prison.
Perdre la vie
Du côté des journalistes, certains cas particuliers illustrent la situation de l’Égypte. Nina Hubinet cite l’exemple d’Ismaïl Iskandarani, emprisonné depuis 5 ans. Il est spécialiste du Sinaï et suit notamment la guerre entre l’armée et des groupes islamistes armés dans cette région du pays. Il est accusé de faire partie d’une organisation interdite, manière de désigner aujourd’hui les Frères Musulmans de la part des autorité, sachant que lui-même est Copte, donc chrétien : « une situation assez inédite », résume Nina Hubinet.
Le photographe Shawkan était quant à lui présent au moment de la dispersion du sit-in de Rabia (une place du Caire) après le coup d’État des militaires. Le 14 août 2013, l’armée disperse deux sit-in, causant entre 800 et 1000 morts en une journée. Shawkan couvrait les manifestations, il a été mis en prison. Libéré dernièrement, il doit malgré tout passer toutes ses nuits dans un commissariat.
Classée 157 sur 180 pays listés, la Turquie compte 33 journalistes détenus. Depuis la tentative de putsch contre le gouvernement Erdogan en 2016, de nombreux médias ont été interdits. RSF parle même de vengeance politique dans le cadre du procès de six collaborateurs du quotidien Cumburiyet. Un procès qui interviendrait en réponse aux révélations publiées dans le journal entre 2013 et 2018 et qui évoquaient des faits de corruption dans le cadre de ventes d’armes en direction de la Syrie. Un photographe installé à Marseille rappelle que la Turquie compte près de 15 000 prisonniers politiques : journalistes, avocats, chercheurs, etc.
En Méditerranée, on peut aussi perdre la vie en exerçant son métier de journaliste. C’est le cas en Syrie notamment, où 11 journalistes ont perdu la vie en 2018, tous Syriens, le plus souvent du fait de bombardements. C’est le cas en Palestine aussi, où plusieurs journalistes ont été tués en 2018 par des balles de l’armée israélienne alors qu’ils couvraient des manifestations, comme la « marche du retour », à la frontière avec Israël. Cette année là, dans un article, RSF rapporte que les journalistes étaient clairement identifiés comme faisant partie de la presse.
Pression économique
Au-delà du risque de perdre la vie, plusieurs indicateurs alarment sur les conditions d’exercice du métier de journaliste dans la région. Au Maroc par exemple, médias nationaux et étrangers travaillant sur les mouvements de contestation dans la région du Rif prennent le risque d’être poursuivis. Par ailleurs, RSF parle du « trou noir de l’information » concernant le traitement de la situation dans le Sahara Occidental. Une zone difficile d’accès et très peu couverte sur fond de crise entre le royaume du Maroc, le front Polisario et le voisin algérien.
En Algérie, les récentes manifestations n’ont pas directement impliqué un changement radical dans les conditions de l’exercice du métier de journaliste. Seule exception majeure à la radio nationale, où les journalistes ont demandé à pouvoir faire leur métier et proposer un réel service public. A présent, ils peuvent couvrir les manifestations, et les invités sur les ondes sont également diversifiés. Mais c’est surtout la situation financière des médias qui pourrait avoir des conséquences sur l’exercice du métier dans les prochains mois. Comme dans beaucoup de pays, le secteur publicitaire est en crise, alors que la majorité des médias ont basé leur modèle économique sur la vente d’espaces publicitaires. De plus, de nombreux médias ont été créés par des hommes d’affaires, par exemple le journal Liberté ou les chaînes Dzair News, dont les propriétaires sont actuellement en prison.
Par ailleurs, l’absence de droit sur les médias en ligne donne une grande latitude aux autorités. L’accès au site Tout sur l’Algérie (TSA) est aujourd’hui bloqué dans le pays, sans vraiment d’explications. Enfin, dans un pays où le contrôle politique est fort, enquêter prend du temps. La précarité des journalistes ne permet pas forcément de creuser en profondeur car il leur est souvent nécessaire d’avoir un autre travail à côté. Le contexte médiatique global reste donc marqué par le contrôle des autorités doublé d’une problématique économique.
Évolution des législations
La problématique économique est également très présente en France, où la pression économique sur de nombreux titres et médias peut influencer le travail des journalistes : rémunérations précaires, temps passé pour enquêter, etc. Plusieurs lois récentes inquiètent quant à l’avenir du pluralisme des médias, ou des conditions d’enquête quand il s’agit de sujets proches des intérêts de l’État. « La proposition de loi d’Agnès Buzyn qui vise à réformer la loi sur la liberté de la presse de 1881 a de quoi inquiéter », indique Sébastien Boistel du Ravi, journal mensuel satirique de la région PACA. Elle vise à faire tomber dans le droit commun plusieurs délits jusque là protégés par certains principes spécifiques : « Alors que la justice de la presse est spécialisée et protectrice en matière de protection des sources et de liberté d’expression, certains faits pourront plus facilement être attaqués ».
La précarité de la presse et des médias pourrait également être impactée par la loi sur la distribution de la presse qui est en train d’être mise en œuvre. Jusqu’à présent, la loi Bichet de 1947 assurait une distribution coopérative où les gros titres payaient pour les petits afin que chacun soit présent dans tous les kiosques. Aujourd’hui, l’ouverture à la concurrence nécessitera d’aller porter tous les titres, partout en France, nécessitant sans doute de lâcher certains points de presse, faute de moyens. D’autant que les marchands de journaux pourraient avoir la latitude de choisir les titres qu’ils distribuent. Sébastien Boistel rappelle le cas de la Une de l’Équipe qui publiait une photo d’un couple de sportifs homosexuels s’embrassant. « Un kiosquier parisien a refusé de mettre en vente ce numéro de l’Équipe. Demain, ces comportements vont sans doute se multiplier avec cette loi ».
Sur le terrain, la répression dont ont pu être victimes les journalistes et photographes couvrant les manifestations des Gilets jaunes alerte les experts de RSF. Selon un photographe qui suit le mouvement à Marseille depuis le début des manifestations en novembre 2018, la pratique de son métier est de plus en plus périlleuse. Lui-même a été plusieurs fois pris à partie par les forces de l’ordre alors qu’il prenait des photos, voire frappé à coups de matraque. Un témoignage parmi d’autres sur la couverture du mouvement dans le pays.
Enfin, si la Tunisie est souvent prise en exemple, l’enjeu des prochaines élections donne des signes d’inquiétude. Muselée sous Ben Ali, la presse vit un renouveau après 2011. La liberté de parole est même consacrée dans la Constitution dans son article 31. Pourtant, les prochaines élections législatives et présidentielles sont l’occasion d’un changement dans la loi électorale visant à empêcher la candidature de personnes ayant fait de la publicité dans les médias durant l’année précédent l’élection. Des mesures qui visent certaines personnalités émergentes, selon certains articles parus à ce sujet dans le pays.
Les moyens de museler la presse sont nombreux, certains pernicieux, d’autres plus directs et violents. Cette liberté fondamentale dans l’exercice du débat citoyen reste dans notre viseur.
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