« Unie dans la diversité » est, pour le « proto-peuple » européen, l’équivalent du « Liberté, égalité, fraternité » français. L’Union Européenne a adopté officiellement cette devise en l’an 2000. Mais aujourd’hui, soixante ans après la signature des traités de Rome qui constituent la fondation de l’Europe moderne, on pourrait plutôt remplacer par « Désunie dans la paix ».
Du chaudron bouillonnant des autonomismes, indépendantismes et régionalismes, de ces dernières années naît une Europe beaucoup plus multiforme que celle dessinée par les Nations. Avec une accélération à coups de référendums : de l’Écosse à la Catalogne, de la Lombardie à la Vénétie, les peuples européens réclament un rôle de protagonistes, qui oscille entre la mythologie autarcique et une Europe conjuguée au passé simple.
Paix européenne : le crépuscule de l’État-nation ?
« Nous vivons un processus de déconstruction par le bas de l’État-nation » remarque Francesco Nicoli, maître de conférences et chercheur à l’Université d’Amsterdam. « La Nation est un système politique précis né dans un moment historique précis pour des raisons d’efficacité ».
Selon le chercheur, la fiction nationale a été créée par des projets politiques centralistes avec le but d’étendre le pouvoir politique. « Le cas français est le plus évident : il s’agissait d’un projet à la fois militaire, linguistique, littéraire, religieux pour fonder la Nation, qui s’est appuyée sur l’hégémonie interne du territoire, et externe, à travers des nouvelles justifications pour induire les masses à se mettre au service du souverain. Si avant c’était au chevalier d’aller se faire tuer pour un lien de loyauté envers le souverain, tout change quand c’est le paysan qui veut défendre la Nation et s’enrôle en risquant sa vie pour elle : à partir de ce moment-là, les guerres entre États deviennent des conflits entre Nations. Et la Nation est le conteneur de ce conflit » explique-t-il.
C’est seulement après des siècles de nationalisme et d’antagonismes inter-étatiques qu’un OPNI, un « Objet politique non identifié » ─ selon la célèbre formule de Jacques Delors ─, apparaît sur scène. L’OPNI en question est l’UE. « L’Union européenne a contribué de manière substantielle à enlever l’aspect violent de la compétition entre les États. Par conséquent, l’équivalence entre pouvoir politique et élément identitaire et culturel, c’est-à-dire la Nation, disparaît : ce qui était efficace avant ne l’est plus » poursuit Nicoli. « L’idée de la paix déracine la raison à l’origine des États-nation ».
Entre Europe-Arlequin et fédéralisme made in USA
Dans ce cadre, les revendications internes aux États trouvent une nouvelle force, et l’espoir d’une reconnaissance qui passe par Bruxelles se répand. Romano Prodi, ancien président de la Commission européenne, a récemment déclaré : « Le Vieux Continent maintenant doit se demander s’il veut constituer une Union de 27 États ou de 95 Régions ».
Pourtant, à l’origine, la place des régions dans l’UE était bien limitée, au regard d’un compromis historique. « Pendant les négociations du Traité de Rome, qui introduisait l’objectif de réduire les disparités régionales, l’Italie a demandé cette concession en contrepartie à l’ouverture de ses frontières au marché commun. L’Allemagne a accepté cet instrument, à condition de le circonscrire aux régions les plus pauvres, pour ne pas favoriser les entreprises du Nord de l’Italie au milieu du boom économique » soutient Francesco Nicoli. Cet arrangement a donné lieu, au fil des années et des élargissements européens, à plusieurs fonds pour la convergence économique à travers des instruments de développement régionaux des territoires défavorisés. Mais d’après le chercheur, c’est grâce à l’intuition de Jacques Delors que les régions deviennent vraiment centrales dans le processus d’intégration : « pour affaiblir l’État-nation le leadership européen propose, dans les années 1980 et 1990, des mécanismes d’empowerment des régions : les fonds structurels, le Comité européen des Régions, la coopération transfrontalière et interrégionale, les macro-régions ». Cependant, ce processus de développement des régions reste géré par les États, qui construisent un cadre où naissent des nouvelles régions, plus fonctionnelles que politiques.
Actuellement, les graines autonomistes, enterrées par les Nations de l’Europe entière, poussent vite. De l’Écosse à la Catalogne et la Vénétie, en passant par la Corse et la Lombardie, les territoires, les communautés et les classes dirigeantes qui imaginent une Europe fédérale, où les régions auraient leur place à la même table que les États, se multiplient et se ressemblent. Ce modèle fédéraliste made in USA, est aujourd’hui inactif. Les États membres de l’UE consacrent seulement 1% de leur PIB à ce budget prévu pour mettre en place les politiques communes, quand les États fédéraux américains y consacrent 20%, sans compter les décisions clés prises trop souvent à l’unanimité et une union monétaire menacée par les divisions Nord-Sud, qui font de l’UE un géant paralysé.
Il suffit de jeter un œil sur cette carte, qui préconise une Europe déguisée tel un Arlequin, pour comprendre que l’âge de glace n’est pas pour maintenant sur le Vieux Continent. Cette carte vient du site de l’Alliance libre européenne (ALE), « une organisation qui rassemble 45 partis nationalistes progressistes, régionalistes et autonomistes dans toute l’Union européenne, représentant les Nations sans État, les régions et les minorités traditionnelles en Europe », peut-on lire dans leur présentation. Le droit à l’autodétermination et la décentralisation des pouvoirs sont les pierres angulaires de ce groupe politique. Née en 1981, il est devenu un parti paneuropéen reconnu par le Parlement de Strasbourg en 2004, l’ALE affirme défendre « l’Europe des peuples ». Ils comptent 12 députés sur les 750 actuellement présents dans l’hémicycle de l’UE et mandatés jusqu’en 2019. Mais ils sont à l’origine de revendications bien plus profondes. Dans la plupart des régions, ils sont perçus comme une étrange minorité. Mais après les derniers référendums et les élections corses, ils suggèrent de prendre au sérieux les peuples qui se sentent abandonnés par les États, autant que les communautés les plus riches qui ne veulent plus payer le prix des inefficacités centralisées.
Et si autodétermination rimait avec décentralisation ?
Europe, États, régions. C’est sur le renouvellement de la répartition des compétences entre ces sujets institutionnels que se joue la politique du Vieux Continent ces dernières années. « Les pouvoirs locaux ont l’avantage d’être plus proches du citoyen, mais le sentiment d’appartenance, étant donné que nos frontières n’ont pas été démarquées par défaut, reste fort. « Je me sens européenne, bien sûr, mais en même temps très italienne », affirme la sénatrice vénitienne Laura Puppato (Parti démocrate, le Parti Socialiste d’Italie). « J’envisage des États avec des pouvoirs réduits par rapport aux régions, mais plus encore par rapport à l’Europe. Je suis pour une fiscalité et une défense communes, et surtout pour un État social européen » poursuit-elle.
Cette vision, qui doit se confronter aux nationalismes croissants et s’appuie sur l’idée de transférer les compétences et les ressources d’un côté vers l’Union européenne, de l’autre vers les régions, est très difficile à mettre en place, notamment face à la montée de partis qui soutiennent un retour à l’État-Nation centraliste. Francesco Nicoli en est convaincu : « Aujourd’hui les principaux obstacles à la construction européenne ne sont pas les besoins fonctionnels. La nécessité d’un budget européen démocratiquement légitimé et d’une défense commune face aux menaces externes ne sont pas remis en cause. Le vrai problème reste la construction de ces instruments qui ont une énorme composante de redistribution et touchent les « core State powers » (pouvoirs fondamentaux de l’État). La monnaie commune a pris 30 ans pour y arriver. La défense, la taxation, la représentativité démocratique ne peuvent pas compter sur une identité européenne forte et restent donc ancrées au niveau où l’identité et le système politique se côtoient ». Il s’agit, selon le chercheur, de compétences qui auraient besoin d’un lien de solidarité collective inexistant actuellement entre les Européens. « La solidarité collective suit les liens identitaires ». Mais si la région déconstruit l’identité nationale et les peuples remettent de plus en plus en cause la fiscalité au niveau étatique, ça ne signifie pas pour autant qu’ils pensent à l’Europe. « Il y a cette idée diffusée de rapprocher les ressources aux territoires : une politique plus proche des citoyens qui permettrait d’avoir de meilleures réponses de la part du monde politique. Il ne s’agit pas d’euroscepticisme », explique Stefano Buffagni, élu du conseil régional de la Lombardie (Mouvement 5 étoiles). « L’Europe est perçue comme un problème puisqu’elle établit une stabilité politique et de non-belligérance, mais en même temps elle montre qu’elle priorise le volet économique et financier plutôt que le côté humain et social. Les électeurs qui ont voté pour avoir plus d’autonomie en Vénétie et en Lombardie ne sont pas eurosceptiques, mais ils représentent des sensibilités différentes qui partagent une demande de décentralisation des ressources ».https://francesconicoli.wordpress.com/2015/06/19/publications/
http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/jcms.12463/abstract