A l’automne 2019, l’inflation et l’augmentation des prix pèsent déjà sur les ménages libanais. Pourtant, le gouvernement annonce de nouvelles taxes qui devraient lui permettre de rembourser une petite partie de ses dettes. Les taxes de trop pour une grande partie des Libanais. Le 17 octobre, ils descendent massivement dans la rue dénoncer l’inaction des politiques face à la situation catastrophique du pays.
Un an après le début de la Thawra (mouvement de contestation du 17 octobre 2019), 55% des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté d’après le magazine économique libanais Le Commerce du Levant. Devantures de magasins fermées, files d’attente devant les banques pour retirer les quelques centaines de dollars autorisés par semaine, ces situations se reproduisent semaine après semaine et laissent entrevoir un pays dans une situation économique dramatique. Ces derniers jours, des routes sont bloquées et les manifestations ont repris dans tout le pays tant la situation devient de plus en plus dramatique.
Les racines de la crise sont profondes et ne datent pas de 2019. Pour de nombreux observateurs de la vie économique et pour les professionnels des secteurs qui font tourner le pays, cela fait des années que les voyants sont au rouge… et que les gouvernements successifs n’en prennent pas la mesure.
Crise budgétaire et financière structurelle
La crise est d’abord budgétaire ; l’endettement du pays atteint les 155% en 2019, et pourrait aller jusqu’à 160% en 2020 d’après l’agence de notation Coface. L’un des ratios les plus élevés au monde après ceux du Japon et de la Grèce. Au printemps 2020, le gouvernement libanais annonce pour la première fois de son histoire un défaut de paiement, il ne pourra pas rembourser à ses créanciers une échéance de 1,2 million de dollars qui arrive à son terme.
L’endettement du pays commence après la guerre civile (dans les années 1990) avec la reconstruction. « L’alliance entre l’oligarchie économique et les seigneurs de la guerre a empêché le système d’évoluer depuis », explique Sibylle Rizk, directrice des politiques publiques de l’organisation Kulluna Irada (Cette structure créée par des Libanais de l’étranger et de l’intérieur souhaite proposer des solutions de réformes du système libanais). Lors d’un entretien réalisé en février 2020 sur le contexte général du pays, Sibylle Rizk explique que la situation est très préoccupante : « une idée largement répandue au Liban considère qu’il y aura toujours quelqu’un pour venir en aide au pays. Mais aujourd’hui, les réformes n’ont pas été mises en place. L’Union européenne comme le FMI sont conscients de la dette à renflouer et réclament des réformes avant tout versement de fonds ». En 2008, la Conférence économique pour le développement par les réformes et avec les entreprises (CEDRE) vote un plan d’aide de 11 millions de dollars en prêts et dons, à condition d’obtenir le feu vert du Fonds Monétaire International (FMI). Or, les négociations pour un plan de sauvetage sont jusqu’à aujourd’hui interrompues pour cause de dissensions internes à la délégation libanaise.
Depuis quelques mois, cette crise budgétaire s’accompagne d’une crise financière. A partir de la fin de l’année 2019, les banques ont imposé des restrictions aux retraits en dollars craignant un défaut de liquidité si la Banque centrale était amenée à puiser dans ses réserves pour rembourser la dette. Historiquement, le cours de la livre libanaise est indexé à celui du dollar (1 dollar = 1 500 livres libanaises depuis 1997).
La rareté des dollars entrant dans l’économie réelle a donc eu pour effet de déprécier la livre ; en quelques mois le taux de change est passé au marché noir de 1 500 livres pour un dollar à plus de 10 000 livres pour un dollar (en février 2020), la pire dévaluation de l’histoire du pays. Dans la vie quotidienne, cela se traduit par une augmentation des prix. La plupart des produits étant importés au Liban, il faut donc plus de livres libanaises pour payer ces produits, alors même que les revenus stagnent.
Faute de pouvoir retirer leur argent « c’est le retour des valises de billets », raconte un employeur sous couvert d’anonymat. Afin de pouvoir rémunérer ses salariés, il part récupérer des liquidités à l’étranger. Les restaurateurs et supermarchés ont plus de mal à s’approvisionner en produits importés.
« Dans les bars, les prix des alcools importés explosent », constate Marie Bonte, géographe et spécialiste des loisirs nocturnes à Beyrouth. Lors d’un récent séjour dans le pays à l’automne 2020, elle a pu constater cette augmentation des prix. En contrepartie les producteurs de spiritueux locaux qui offrent une alternative moins onéreuse suscitent un engouement. Certains restaurateurs proposent moins de viandes à la carte ou ont fait le choix d’enlever certains poissons devenus trop chers. Tout le secteur des services tourne au ralenti. En un an, le président de la chambre des commerçants de Beyrouth Nicolas Chammas estime que 25% des entreprises commerciales ont mis la clé sous la porte alors que le secteur du commerce et des services représente un tiers du PIB et emploie environ 270 000 personnes.
Difficultés économiques et sociales conjoncturelles
Selon Nicolas Chammas, la crise économique s’est accentuée au début des années 2010. « Avant cela, le pays connaissait de belles années ; les banques libanaises attiraient les dépôts étrangers par milliards de dollars. Le pays est alors perçu comme stable économiquement », explique-t-il. La révolution syrienne de 2011 qui se transforme en guerre civile a des conséquences directes sur le pays. L’arrivée de plusieurs milliers de réfugiés syriens pèse sur des infrastructures publiques de mauvaise qualité (absence d’eau potable, réseaux routiers en mauvais état, électricité par intermittence). « Dans un contexte géopolitique instable à partir de 2012 (plusieurs attentats touchent la capitale), les ressortissants du Golfe freinent leurs visites », explique Nicolas Chammas. Ils représentaient avant cela alors une part conséquente de la consommation. Désormais, le pays accueille 1,5 million de réfugiés syriens pour 4 millions de Libanais (selon les estimations puisque les statistiques démographiques libanaises n’ont pas été officiellement mises à jour depuis les années 1930).
L’absence de plan gouvernemental, les dissensions politiques internes et les enjeux régionaux n’ont pas permis la prise en charge coordonnée et concertée avec les agences internationales de cette part de population supplémentaire.
L’explosion du port, la secousse de trop
La double explosion du port le 4 août 2020 aggrave la situation. « Le port de Beyrouth est un acteur majeur du paysage économique libanais », explique Nicolas Chammas. « 80% des importations du pays y transitent ». Avec l’épidémie de Coronavirus qui était venue ralentir encore plus l’activité depuis le printemps 2020, le tableau est bien sombre pour le politologue Karim el Mufti qui parle de « trou noir ». « La banque libanaise a récemment annoncé qu’elle n’avait presque plus de devises et qu’elle serait sans doute obligée de lever les subventions sur les produits de première nécessité comme le pain ou l’essence qui permettaient de ne pas voir les prix augmenter malgré la crise. Près de 70% de Libanais se retrouveront en situation de pauvreté au cours de cette année », assure-t-il. Dans ces conditions, les perspectives pour les familles libanaises sont floues. Beaucoup pensent au départ (voir les reportages de Inés Gil et Marie-José Daoud dans le numéro 3 de la revue Une Année en Méditerranée). L’immigration devrait aussi connaître un regain. « On compte 72 000 départs depuis le début de l’année », indique Karim el Mufti, « le solde migratoire sera négatif d’ici fin 2020, ce qui est une catastrophe économique, sociale et financière ».
Nicolas Chammas préconise un plan de sauvetage qui prenne en compte l’épidémie de Coronavirus « sérieusement » et envisage la reconstruction du port comme un levier potentiel pour la reprise économique. « Tout cela ne se fera pas sans négociations avec les créanciers pour permettre à la confiance de revenir et aux investisseurs étrangers de jouer un rôle », complète-t-il. Pour Sibylle Rizk, face à cette crise sans précédent, les solutions viendront en partie de l’intérieur : « depuis 30 ans, la société civile fait face et s’adapte ».