Les prévisions du GIEC montrent que la situation d’aujourd’hui n’est que le début des difficultés liées au stress hydrique. En sommes-nous conscients dans la région Méditerranée ?
Que ce soit au Maroc, en Tunisie ou en Algérie, on est conscient qu’il y a un problème de rareté de l’eau. On parle de plus en plus des effets du changement climatique, c’est à dire de la baisse de la pluviosité et des températures extrêmes. Mais les politiques agricoles ne changent pas. Les plans de développement sectoriel qui sont établis ne sont pas à la hauteur des défis climatiques. Les mesures d’adaptation aux changement climatiques sont très peu financées. Sur le plan stratégique, il n’y a pas de réponse à ces prévisions du GIEC.
Comment cela se manifeste-t-il ?
Au Maroc par exemple, on a beaucoup parlé de la région de Zagora, où l’eau manque du fait de l’agriculture d’exportation : or, aucune mesure n’a été prise par le gouvernement marocain pour réduire les surfaces allouées aux cultures consommatrices d’eau, notamment les pastèques et les melons. Il faudrait dans ces régions des mesures d’interdiction. Mais le pays va encore plus loin : il a passé un accord de partenariat avec Israël pour y délocaliser les cultures d’avocat.
Je dirais que non seulement il n’y a pas d’adaptation mais il y a une fuite en avant. En Algérie, l’agriculture saharienne est la priorité. Il y a effectivement deux gisements sahariens d’eau souterraine importants qui représentent 40 000 milliards de m3. Lorsque l’on sait que les capacités mobilisables d’eau en Algérie tournent autour de 18 milliards de m3, on se dit que cette réserve est comme un océan. Sauf que cet océan ne se reproduit pas et il faut le penser dans la durée. Souhaite-t-on qu’il y ait encore des habitants dans le Sahara dans cent ou deux cent ans ? Si oui, alors ces ressources doivent être pensées comme des réserves à conserver pour les générations futures. Il faut les gérer avec précaution car le climat va encore se détériorer.
Les autorités disent pourtant que cela va permettre « l’autosuffisance » à « moyen-terme ».
L’Algérie a l’intention de développer dans le Sahara les cultures stratégiques, c’est à dire les fourrages, la betterave à sucre, le tournesol, le colza, l’élevage laitier. Prenons l’exemple du lait. La production laitière se fait à partir de vaches à potentiel, des Holstein par exemple. Produire 20 litres de lait nécessite 100 litres d’eau par vache. Ajoutez la production de fourrage qui va avec, environ 20 000 m3 d’eau par hectare. Alors imaginez, 20 000 m3 multipliés par 10 000 hectares et 10 000 vaches. C’est une consommation excessive d’eau sur des ressources qui sont des ressources non renouvelables.
En plus, les rendements ne seront jamais bons. Une vache Holstein est très sensible à la température. Une étable, au sud, c’est 50-60 degrés, il faudra climatiser ! Je ne dis pas que ce n’est pas possible, mais est-ce que c’est le bon modèle ? Pourquoi est-ce que depuis que les oasis existent, les habitants du sud n’ont jamais développé une production laitière à échelle industrielle ? Parce que c’est un élevage qui n’est pas adapté aux températures extrêmes !
Selon vous, comment améliorer les rendements de l’agriculture des pays du Maghreb en prenant en compte les difficultés climatiques à venir et en préservant les ressources ?
Il faudrait mettre l’accent sur l’agriculture oasienne à l’échelle familiale, l’aider à se développer plutôt que de développer des exploitations de 10 000 hectares. Et puis, on n’a pas encore développé l’agriculture de montagne, qui a un grand potentiel en Algérie et au Maroc.
Les politiques mobilisées dans nos pays veulent imiter le modèle occidental d’agriculture industrielle productiviste. En Algérie, les éleveurs qui fournissent l’industrie laitière possèdent entre 5 et 10 vaches en moyenne. 75% de la collecte est faite auprès d’exploitations familiales.
Qu’est ce qui empêche le pays aujourd’hui d’accorder des aides pour améliorer des techniques et améliorer en fourrage ?
En France, il y a eu une montée de protestation contre les fermes à 1000 vaches. Pourtant les Français ont les moyens. Mais ils savent que c’est un modèle qui consomme trop d’énergie, qui est intensif, inadapté et coûteux. Ce sont des visions similaires qui sont développées par les Marocains et les Tunisiens, alors qu’ils n’ont pas les moyens de leurs politiques.
Ce n’est pas la première fois que l’Algérie veut développer de grands projets agricoles dans le Sahara. Quel bilan faites-vous des projets précédents ?
Des projets d’agriculture saharienne à grande échelle ont été développés à l’époque de Boumédiène (président de l’Algérie de 1965 à 1978). On ne parle plus de ces projets. Dans les années 1990, avec le sociologue Rachid Sidi Boumedine, nous avions mené une étude pour le plan d’aménagement de la wilaya d’Adrar. Nous avions fait une enquête sur toutes les exploitations de mise en valeur agricole. Nos conclusions étaient claires : attention, pas de grande exploitation !
À l’époque, un agriculteur qui avait la faveur des décideurs avait promu un modèle avec des pivots d’irrigation et des serres. Dans cette région saharienne, où il y avait une nappe qui affleurait à quelques mètres sous le sol, ce modèle a provoqué une salinisation des terres. Au bout d’un an ou deux, les cercles (forme du périmètre cultivé obtenue lors de l’utilisation des pivots d’irrigation, ndlr) étaient blancs de sel.
L’entrepreneur de l’époque était obligé de déplacer les pivots pour pouvoir continuer à cultiver. Les périmètres agricoles qui étaient créés par ces entrepreneurs n’existent plus. Les chercheurs sont en désaccord avec une agriculture intensive à grande échelle dans le Sahara. Il existe des rapports écrits par de grands spécialistes, des groupes de réflexion d’anciens cadres agricoles qui font des propositions. Ce sont des avis qui ne sont pas entendus.
Comment la question de la ressource en eau pour l’agriculture est-elle perçue par les décideurs politiques ?
Aujourd’hui, dans les politiques agricoles des trois pays du Maghreb, 80% des ressources budgétaires sont allouées à des zones irriguées. Au Maroc et en Algérie, cela représente 15% des terres, en Tunisie 10 à 15%. Dans nos pays, l’agriculture se développe principalement dans des zones sèches, là où se situent les populations paysannes. Il faudrait améliorer l’agriculture dans les zones pluviales (qui ne dépendent que des précipitations, ndlr). Or ça n’a jamais fait l’objet de plan.
Dans nos pays, les décideurs ne parlent que de l’eau mobilisée par les barrages. Les chercheurs ne se posent pas la question de l’efficience des barrages. À quoi cela sert-il de construire des barrages qui ne se remplissent pas et où l’eau n’est pas efficacement allouée aux périmètres irrigués ? Au sud de la Méditerranée, en plein décembre, des barrages ne sont remplis qu’à moins de 30%
L’agro-écologie est mise en avant face aux défis de la rareté des ressources et des changements climatiques. Cette révolution agro-écologique qui préconise un certain nombre de techniques n’est pas vulgarisée, ni transmise dans les programmes de formation. Nos agronomes sont toujours formés sur des connaissances qui ont été développées dans des pays du nord, qui sont des pays tempérés qui sont moins exposés que nous aux changements climatiques.
Dans certaines régions, les habitants manquent d’eau puisque l’eau de leurs territoires est attribuée à des cultures agricoles d’exportation. N’y-a-t-il pas une responsabilité collective transnationale sur ces questions ?
On sait que les productions intensives, dans la région du Souss-Massa, au Maroc, sont des productions qui sont exportées dans les pays de l’Union Européenne. En dehors de quelques ilots de la Confédération paysanne (syndicat paysan français, ndlr) qui alertent, il n’y a pas de prise de conscience à l’échelle régionale de ces phénomènes. Nous traversons une crise sanitaire, qui a révélé les dangers d’un modèle agro-exportateur, qui dépend de l’étranger pour ses intrants, pour sa main d’œuvre et dont l’exportation dépend des circuits logistiques internationaux.
Aujourd’hui, tout reprend comme avant la crise. Le problème est dans le modèle agro-exportateur. Et ce modèle n’est pas remis en question. Il est bien accepté dans les pays du nord, puisqu’ils bénéficient de produits frais à moindre coût. Mais aussi dans les pays du sud où les entreprises et les entrepreneurs agricoles de ce modèle se portent bien. Ils ont accès à un marché rentable pour eux.
Comment expliquer que ce modèle ne soit pas remis en cause malgré l’importance des travaux scientifiques qui montrent ses limites ?
Cela s’explique par la manière dont sont faites les politiques agricoles. Les grandes orientations se forment dans des lieux technocratiques et politiques qui sont étroitement connectés avec les intérêts de lobbys agricoles locaux. Que ce soient les chambres agricoles ou les syndicats agricoles, leurs représentants ne représentent pas l’immense majorité des paysans. La voix qui n’est pas écoutée dans ces cercles de décision, c’est la voix des paysans. Ces derniers ne sont pas organisés, ils sont dispersés dans les campagnes, ils n’ont aucun canal pour formuler leurs revendications. Ceux qui formulent leurs revendications, ce sont ceux qui sont organisés et ce sont les plus puissants. Qui peut aujourd’hui conseiller au Président algérien de créer des fermes laitières de 10 000 vaches ?
Dans nos régions, les agriculteurs sont habitués à gérer les aléas climatiques. Ils ont sélectionné des espèces résistantes. Elles ont disparu. Des associations se mobilisent pour essayer de les sauver. En Algérie par exemple, nous n’avons pas de banque de gènes. Les pays du nord viennent voir les pays du sud pour voir comment les agriculteurs s’adaptent aux changements climatiques, et nous on va regarder au nord ? Nous sommes à contresens des évolutions objectives : l’aggravation des conditions climatiques, techniques et économiques. Et on fait comme si on ne voyait rien : on va se prendre un mur.
Crédit photo : Before It’s Gone – M’hammed Kilito.