Y a-t-il un modèle médiatique d’indépendance viable sans avoir à s’appuyer sur de grands groupes financiers ?
Je pense que oui ; et c’est d’ailleurs pour cela que j’avais écrit Sauver les médias* en 2015. Je propose en particulier l’idée de la « Société de média à but non lucratif ». De quoi s’agit-il ? D’un nouveau modèle à l’intersection entre la société par actions et la fondation. L’idée serait en particulier d’encourager le crowdfunding ou financement participatif et de préférer ainsi un financement par la foule – c’est-à-dire au niveau local par la société civile qui répond souvent présente aux appels à la générosité des médias – plutôt qu’aux grands groupes financiers.
Quelle est la durée de vie des médias indépendants, pure players en ligne lancés ces dernières années, selon vos observations ?
Il y a beaucoup de variabilité ! Un média comme Mediapart, créé il y a maintenant plus de 10 ans, survit encore aujourd’hui et s’en sort même très bien ! Mediapart est extrêmement rentable, comme quoi il y a de la place pour des pure players indépendants. D’autres médias n’ont malheureusement duré que quelques mois… Mais la question selon moi n’est pas pure player versus médias traditionnels : regardez Ebdo, Vraiment… (magazines français dont la parution a cessé en 2018, ndlr) Ces nouveaux médias étaient en format papier et n’ont pourtant duré que quelques mois.
Quelle est leur principale faiblesse ?
La faiblesse principale des pure players indépendants est aussi leur force principale : la volonté de se positionner comme des médias « de niche », avec une spécialisation (l’investigation pour Médiapart ou Médiacités) ou un style propre (le format « série » pour les Jours). La question est de savoir s’il y a un marché suffisant pour ces médias spécialisés. Je pense qu’une partie de la réponse se trouve dans les modèles d’abonnement joint, comme le propose La Presse Libre.
Qu’en est-il du modèle par abonnement privilégié proposé par certains médias, est-ce toujours viable dans un secteur concurrentiel où les nouveaux médias sont de plus en plus nombreux ?
Pour moi, le modèle de l’abonnement est le seul modèle viable. Certes, le secteur est de plus en plus concurrentiel, mais surtout du côté du marché publicitaire avec la concurrence des GAFA (les géants du web, Google, Facebook, Yahoo…). Il n’y a pas d’espace sur ce marché publicitaire pour les petits pure players et les tarifs de la publicité ne cessent de s’effondrer. La seule source de revenus stable à terme, ce sont les abonnements.
Face à la démultiplication de l’offre payante ou des appels à soutenir la presse indépendante, existe-t-il une communauté de lecteurs assez importante prête à payer en ligne pour de l’information dématérialisée?
Il faut espérer que oui ! Certes, si l’on regarde les statistiques publiées chaque année par le Reuters Institute, le pourcentage des citoyens qui sont prêts à payer pour de l’information en ligne reste extrêmement faible. Mais il y a des signaux encourageants, notamment du côté des plus jeunes. Si l’on considère maintenant les appels à soutenir la presse indépendante, ils continuent à recevoir énormément de succès. Il faut réapprendre aux citoyens à payer pour l’information ; cela va prendre du temps mais je suis relativement optimiste.
Comment garantir l’indépendance d’un média tout en lui permettant d’avoir les moyens de produire des contenus originaux ?
Il n’y a pas de contradiction entre indépendance et production de contenus originaux. Les menaces qui pèsent sur l’indépendance sont du côté des financements. Donc ce qui est essentiel, c’est de mettre en place une gouvernance démocratique des médias qui implique les journalistes et les lecteurs et limite le poids des plus gros actionnaires extérieurs. C’est le modèle de Société de média à but non lucratif que je propose dans Sauver les médias.
Les modèles anglo-saxons génèrent des levées de fonds importantes. En 2018, le journal en ligne néerlandais The Correspondent avait lancé un appel à hauteur de 2,2 millions d’euros, tandis que l’ONG française Disclose s’était fixé un objectif à 50 000 euros. Le modèle du don est-il adapté à des sociétés francophones ou méditerranéennes ?
Je pense qu’il faut que l’État joue aussi son rôle, un rôle nécessaire si l’on considère que l’information est un bien public. Avec la Société de média à but non lucratif, l’idée est que l’État verse de l’argent en complément des petits dons faits par les citoyens. Donc par exemple, si vous donnez 100 euros à un média, l’État lui donne 200 euros supplémentaires. Il faut savoir innover, en termes de gouvernance comme de financements ! Je considère que l’information est un bien public, indispensable au bon fonctionnement de nos démocraties. C’est pourquoi la production d’information ne peut être laissée entre les seules mains du marché. En même temps, l’État doit subventionner la production d’information sans intervenir dans son contenu ou choisir selon son bon vouloir de financer tel média plutôt que tel autre. C’est pourquoi je considère que le système idéal est celui de l’abondement des petits dons faits par les citoyens. Cela permet de mieux financer les médias, mais cela se fait selon les préférences des citoyens, sans aucun risque d’interventionnisme de la part de l’État.
Quelle est la place et l’implication des lecteurs ?
Je pense qu’il faut impliquer les lecteurs dans la gouvernance des médias. Si les lecteurs deviennent aussi des « actionnaires » à travers le financement participatif, alors les sociétés de lecteurs doivent avoir un nombre suffisant de voix au conseil d’administration des médias. Cela permettra aussi de mieux protéger l’indépendance des journalistes qui sont trop souvent laissés seuls face à des actionnaires interventionnistes extérieurs au secteur des médias.
*Julia Cagé, Sauver les Médias, 2015, Le Seuil
Cet entretien a été publié initialement sur 15-38 en 2018, nous le publions en cette journée spéciale car il éclaire toujours les enjeux médiatiques actuels et pousse à la réflexion.
Photo : Lorie Shaull/CreativeCommons.