Une militante présente à une manifestation près de la place Taksim organisée par la plateforme «Pour le maintien de la Convention d’Istanbul» le 8 mars 2020, lors de la Journée internationale des droits des femmes. Marie Tihon / Hans Lucas.
C’est désormais devenu un cri de ralliement contre les violences et les oppressions sexistes en Turquie. Lors du Festival du film d’Antalya d’octobre 2021, Nihal Yalçın, vient de recevoir le prix de la meilleure actrice et déclare : « Nous ne lâcherons pas la Convention d’Istanbul ; elle nous fait vivre ! » Sur scène, alors que l’homme qui doit lui remettre son prix la presse de conclure ses remerciements, l’actrice lui rétorque : « vous me demandez de me taire ou quoi ? »
Le déconfinement du printemps 2021 a été accompagné d’une vague de mobilisation sans précédent des femmes réclamant leur droit… à ne pas être tuées. La remise en cause de la Convention d’Istanbul, le traité international qui vise à combattre les violences à l’égard des femmes, semble surtout être au départ une de ces menaces que le président Recep Tayyip Erdogan aime à lancer pour entretenir un climat de tension. Mais en mars 2021, dix ans après son ouverture à la signature dans la métropole turque, le Président annonce par un décret sa décision de s’en retirer. Dans les mois qui suivent, des dizaines de milliers de femmes, des centaines d’associations, de partis, de collectifs descendent dans les rues pour protester contre cette mesure jugée régressive et fragilisant encore plus les droits des femmes. Cette décision intervient dans une période où la sensibilité concernant les féminicides est très largement partagée : 440 femmes ont été tuées par leurs partenaires ou ex-partenaires en 2018, 474 en 2019 et 300 en 2020.
Selon Fidan Ataselim, porte-parole de la plateforme « Nous mettrons fin aux féminicides », cette sortie de la convention est avant tout contraire aux lois. La décision de la ratifier ayant été adoptée à l’unanimité par le parlement turc, un décret présidentiel ne serait pas apte juridiquement à décider du retrait. « Mais Erdogan ne recherche plus aucune légitimité dans ses actes, il essaye de passer en force, ce qui témoigne justement de son affaiblissement. Il a préféré écouter un petit groupe d’hommes misogynes et s’opposer à une grande partie de la société », souligne la jeune activiste dont l’association œuvre depuis une dizaine d’année à répertorier les féminicides et autres violences envers les femmes, à suivre les procès mais aussi à mobiliser dans les rues. Cette décision controversée du président Erdogan n’a d’ailleurs pas manqué de semer la discorde dans les rangs-mêmes des femmes conservatrices soutenant le régime. Ces dernières réunies au sein d’organisations pro-gouvernementales ont soutenu cette convention pendant une décennie. Le nouveau point de vue officiel considère désormais que le texte n’est plus compatible avec « les valeurs familiales turques » et fait l’apologie de l’homosexualité.
Mille et une offensives du gouvernement
Le rejet de la Convention d’Istanbul s’inscrit dans une série d’actes et de discours gouvernementaux ayant pour objectif de remettre en cause les droits des femmes. « Ce n’est que le sommet visible de l’iceberg. Depuis des années, les femmes combattent les mille et une attaques patriarcales de l’AKP », explique Sanem Öztürk, militante féministe travaillant dans une ONG de défense des femmes. A commencer par le changement de nom et de fonction du Ministère de la femme et de la famille qui est devenu en 2011 celui de « la famille et des politiques sociales », le terme de « femme » ayant tout simplement disparu. L’insistance du président Erdogan à recommander aux femmes à chaque occasion de faire « au moins trois enfants », ses déclarations selon lesquelles la place de la femme dans la société serait la maternité et que l’égalité homme-femme serait « contre-nature » reflètent aussi la mentalité du pouvoir Islamo-nationaliste.
La sacralisation de la famille passe aussi par des mesures juridiques. Si l’avortement, assimilé à un massacre par le Président, n’a pas pu être interdit malgré une volonté explicite du gouvernement, il existe désormais de sérieuses limitations pour y accéder. De même, la création d’une commission d’enquête sur le divorce vise clairement à rendre ce dernier plus difficile. « Une autre mesure effrayante que le pouvoir tente d’adopter depuis 5 ans est l’amnistie des responsables d’abus sexuel sur mineur.es si ces dernier.es se marient avec leurs agresseurs. La proposition de loi est revenue au parlement l’année dernière. Plus de 300 organisations de femme et LGBTI+ se sont rassemblées dans la Plateforme des femmes pour l’égalité afin de repousser cette motion. Ils ne vont pas s’arrêter mais nous non plus, les femmes sont plus organisées que jamais », précise Sanem Öztürk.
Les réseaux sociaux n’y sont pas pour rien. Avec 13,6 millions d’usagers, la Turquie est le septième pays du monde où Twitter est le plus utilisé. Un quasi-monopole d’Erdogan et de ses proches sur les médias encourage fortement les partisans de l’opposition à recourir à ces plateformes. Nombres de comptes Twitter féministes, souvent dirigés par des collectifs comme « Les sorcières des campus » ou bien « Les Femmes sont fortes ensemble », au-delà de relayer des infos, des vidéos, servent aussi à prendre des initiatives et faire appel à la mobilisation. Compte tenu des interdictions et blocages de route mis en place par les autorités lors des mouvements de contestation, ces comptes sont aussi essentiels pour annoncer les nouveaux itinéraires que suivront les manifestantes. Mais les réseaux sont aussi précieux pour dénoncer et témoigner de violences subies ou de menaces et permettent de renforcer la solidarité entre les femmes.
Un mouvement indépendant et solidaire
Malgré les interdits et la répression, les rassemblements de femmes et notamment « La marche nocturne féministe » du 8 mars, comptent chaque fois plus de participantes. La révolte de Gezi en 2013, où le centre-ville d’Istanbul fut occupé pendant deux semaines, a été un tournant majeur dans l’expansion du mouvement des femmes selon Filiz Karakuş, activiste féministe de la première heure : « On a vu que les mots d’ordre féministes étaient revendiqués par des dizaines de milliers de femmes qui n’étaient pas politisées auparavant ». Mais Gezi a aussi fait comprendre le besoin d’union entre femmes de divers bords et c’est ainsi que la coopération s’est renforcée dans la période qui a suivi.
« Le mouvement féministe a été fondé par des militantes d’extrême-gauche dans les années 1980, à la sortie de la dictature militaire. C’est pour ça qu’il a su garder son indépendance face à tous les pouvoirs. Je pense que cette particularité a contribué à l’ampleur qu’il prend aujourd’hui », explique Filiz Karakuş. Cependant le mouvement des femmes dépasse selon elle le seul cadre de la domination patriarcale. « C’est l’AKP et ses politiques répressives qui ont renforcé l’organisation des femmes. C’est à travers ce mouvement que les femmes expriment leur colère, non seulement contre les féminicides ou bien l’impunité des agresseurs mais aussi contre la pauvreté, la corruption ou le manque de démocratie. C’est devenu un mouvement qui rassemble toutes ses colères ». Mais ce qui est décisif, selon elle, dans la combativité des femmes en Turquie, c’est la dimension unitaire du mouvement et de ses revendications : « La violence sexiste ne fait pas de distinction entre les femmes. Elle ne connaît ni différence de niveau d’éducation, ni droite ni gauche. Nous non plus. Et il en résulte une formidable solidarité. C’est ce qui fait notre force ».
Article réalisé à l’automne 2021