Pourquoi avoir voulu questionner l’enjeu du racisme et ce que cela fait au corps dans un contexte de colonialité ?
Après avoir consacré un premier cycle au racisme structurel puis au trauma colonial, le centre de ressources Approches Cultures et Territoires (ACT) a fait le choix cette année de s’intéresser à la question du corps en contexte colonial et postcolonial.
Ce cycle nous est apparu comme une urgence politique et éthique mais aussi corporelle, comme une nécessité vitale de revenir sur le passé colonial, afin d’en escamoter les survivances, de les soigner et de les dépasser.
Il s’agit de s’intéresser au corps dans sa dimension plurielle reconstruite à partir de différentes approches disciplinaires comme autant de réalités corporelles. Un corps, des corps inscrits dans une filiation, celle de l’histoire coloniale et des luttes des quartiers populaires. Des chercheurs, des psychologues, des militants, des artistes pendant quatre mois s’interrogent sur cet héritage, identifiant ces corps comme objets de répression mais aussi comme lieux de résistance et de subjectivation.
A travers cette série de rencontres, nous poursuivons trois objectifs : souligner l’existence d’un continuum colonial de la société française à l’égard des habitants des quartiers populaires; fabriquer de nouveaux savoirs collectifs en alliant les approches scientifiques et intimes; réaliser un plaidoyer pour lutter contre le racisme structurel.
Nous avons souhaité également ouvrir des espaces nous permettant d’expérimenter des ateliers d’art-thérapie, d’écriture et de cinéma au croisement de l’intime, du politique et du soin et mettre ainsi au centre de nos échanges la dimension esthétique et la création comme enjeu politique. Il s’agit aussi de rendre visible à une échelle infrapolitique la manière dont la danse, les mouvements corporels sont charnellement liés aux résistances et révolutions passées.
Questionner le racisme en contexte de colonialité à partir du corps, c’est aussi prendre soin collectivement de nos « blessures sacrées » et fabriquer des espaces de résistances qui par notre volonté même de se rassembler constitue un acte subversif à l’heure où la dimension collective est fortement réprimée.
Comment avez-vous choisi les intervenantes et intervenants et les articulations entre elles et eux au fil des rencontres ?
« Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître » (1)
Nous souhaitions mettre la focale sur les corps minorisés, racisés, infériorisés, déshumanisés.
Ce faisant, la question de la subjectivité nous est très vite apparue comme centrale, significative. Au lieu de la refouler, nous avons voulu la cultiver dans un souci permanent de préserver des âmes brutalisées par une histoire de l’oppression toujours à l’œuvre mais aussi dans une volonté éthique et politique de dénoncer les usages universalistes des discours dominants sur des corps dévitalisés, dénués d’humanité et de construire une pensée critique nous permettant de mieux habiter ce monde.
Nous avons voulu restituer la complexité des corps en contexte colonial et postcolonial sous l’angle de la littérature, de la sociologie, de la psychologie mais aussi à travers une dimension artistique que le cinéma et l’art thérapie nous permettent d’appréhender.
L’idée est de produire une narration située, incarnée à partir aussi d’une critique sur la manière dont les savoirs autour du corps sont construits et la manière dont l’épistémicide (le meurtre, la réduction au silence, l’annihilation ou la dévalorisation d’un système de connaissances, NDLR) participe de notre dépossession. L’épistémicide reste une matrice essentielle du pouvoir dans la constitution de groupes sociaux assignés à une non humanité mais aussi dans la constitution de savoirs liés au pouvoir et à sa pérennité. C’est le fondement même de la colonialité. Pour Fanon, la colonialité renvoie non seulement au fait même de l’occupation coloniale, mais également à une pluralité de processus de dépossession et de stigmatisation.
Parmi les personnes sollicitées, il s’agit pour nous d’aller chercher des narrations de chercheurs, de militants, d’artistes où les savoirs ne sont pas hiérarchisés mais imbriqués, entremêlés, complexifiés, des savoirs en mouvement qui s’inscrivent dans une praxis, celle que Fanon nous a légués et que nous tentons humblement de nous approprier.
Dans cette quête d’un croisement entre la dimension clinique et politique, nous avons aussi choisi des personnes qui sont en capacité de partager, de mettre en mot et de décortiquer des expériences réelles de domination et à travers lesquelles nous nous reconnaissons. Nous avons besoin de nous sentir, de nous respirer, de nous lier, de nous disputer aussi pour nous désaliéner.
L’enjeu du corps dans les sciences sociales est-il assez pris en compte ?
Cette question reste encore pleinement en chantier et nous devrons faire preuve de temps, de patience et de résistance pour comprendre un monde social à la lumière de l’histoire du corps et de son traitement physique, psychique et politique à l’heure où des chercheur.e.s sont soupçonné.e.s de fragiliser une république fantasmée et purifiée.
Des chercheur.e.s comme Hourya Bentouhami, Eric Fassin, Nacira Guenif, ont travaillé sur le corps comme territoire politique et les conditions par lesquelles les corps sont assignés et racialisés. Les principaux travaux dont j’ai connaissance se situent à l’endroit des chercheur.e.s qui s’intéressent aux études post coloniales et aux processus de racialisation des migrants et descendants de migrants. La racialisation comprise non pas seulement comme une assignation superficielle, sans rapport avec la réalité quotidienne que vivent des sujets politiques. Selon Eric Fassin (2), la racialisation participe de la subjectivation. La « race » n’est pas seulement du côté des racistes, ni même du racisme structurel ; elle est aussi incorporée par ceux qui y sont renvoyés. On ne peut pas se construire en tant que sujet en faisant abstraction de cette expérience : elle est structurante. Or, comme le montrent ces chercheur.e.s quand on affirme cela, on s’expose à être taxé de racisme. Pour ne pas l’être, il faudrait traiter ces questions de manière désincarnée, comme si les personnes, et surtout les corps n’étaient pas affectés par cette expérience. On veut bien parler de racisme et de sa moralisation, mais pas de racialisation.
Quelles sont les représentations des corps et personnes issues de la décolonisation qui participent le plus à la persistance du racisme dans la société française ?
Déjà dans Les Damnés de la terre, l’école de psychiatrie d’Alger fournit à Fanon l’occasion de discuter la pathologisation de la criminalité, de l’anormalité et des conduites déviantes, mais surtout la pathologisation et la criminalisation systématique de l’altérité (3). Il critique de manière générale l’hypersexualisation des races dites inférieures, notamment des Noirs, la naturalisation et la biologisation de l’impulsivité agressive, et plus généralement l’usage idéologique de la nature à des fins de légitimation de la société coloniale et de la violence sociale qu’elle perpétue.
Fanon parlera aussi de « la zone du non-être » que le philosophe Norman Ajari nous permet d’analyser encore aujourd’hui sous le prisme philosophique et politique. Pour Fanon, c’est le mode d’apparaître du colonisé (c’est-à-dire du Nègre, de l’Antillais, du Maghrébin…) dans le monde blanc (c’est-à-dire la colonie ou la métropole coloniale). Si le colonisé ne semble pas « doté » d’un être palpable, c’est que son existence et sa nature sont sans cesse soumises à la question. Le chapitre de Peau noire, masques blancs intitulé « l’expérience vécue du Noir » l’illustre en mettant en scène une série de doutes existentiels traversés par un colonisé soumis au regard d’une société colonialiste. Ainsi, au cœur du concept fanonien de zone du non-être se trouve l’idée de violence raciale.
Nacira Guénif (4) met en évidence la construction du séparatisme racial qui existe sous la colonisation avec comme objectif de préserver la pureté du colonisateur et son hégémonie, que pouvaient affaiblir des liens de sang avec l’indigène. Il n’aura cependant jamais tout à fait raison de la fascination pour la nature « sauvage » de l’indigène et la volonté de se l’approprier sexuellement.
La question des corps dans les processus d’exploitation, d’oppression, de criminalisation, de soumission, d’invisibilisation dans le corps social reste l’enjeu central d’un pouvoir qui s’interroge en permanence sur une compatibilité de ces corps fantasmés avec une république purifiée que le sang des indésirables viendrait entacher.
Si l’on s’appuie sur les travaux de sociologues et philosophes, tels que Nacira Guénif, Saïd Bouamama, Norman Ajari ou Elsa Dorlin, on peut identifier et nommer ces mêmes corps rattachés à l’histoire coloniale qui continuent de constituer les corps « illégitimes », les corps « non défendables » les corps « inclus à exclure », les corps tuables. La mort de Nahel (adolescent français tué par balle par un policier en France en juin dernier, NDLR) vient férocement nous rappeler combien il existe des vies dignes d’être défendues et des vies en dehors de cette protection.
Ces damnés de la terre aujourd’hui sont celles et ceux que Saïd Bouamama nomment les « ennemis de l’intérieur ». Dans ses travaux, le sociologue décrit la fabrication d’une frontière symbolique hiérarchisante entre « eux » et « nous ». Civiliser ces damnés de la France consisterait donc à les amener à se dissoudre dans la société à laquelle ils doivent appartenir. La simple invocation du processus fonctionne comme un constant rappel à l’ordre de leur nature profondément barbare, incivilisée et incivilisable.
Les corps/personnes des victimes du racisme sont parfois invisibles, est-ce une des réalités du racisme qui colle aux corps des ces personnes issues d’anciens pays et territoires colonisés ?
Je crois que continuer à invisibiliser, nier la présence de ces corps participe au processus de déshumanisation à l’œuvre et occulte les mécanismes de cette déshumanisation.
On voit bien comment on dépouille ces corps d’une longue histoire, d’une âme, d’une culture, d’une terre habitable et d’un droit à la complexité et à la vie.
Ces indésirables rattachés à l’histoire coloniale sont nés d’une rencontre historique violente entre leur pays d’ici et celui de là-bas. Ils portent le réel des traumas, à leurs corps défendant. Ils sont les étrangers de leur propre histoire intime qu’ils ne peuvent pas s’approprier, mais aussi les étrangers de leur Histoire de France. En réalité, leur singularité ne vient que de leur singulière histoire de France, rayée des savoirs collectifs. Ils sont ces Français différents et semblables à la fois, n’aspirant qu’à une véritable affiliation par le corps social pour de légitimes appartenances (5).
Ce faisant, replacer la focale sur l’histoire coloniale et les études postcoloniales nous paraît être un enjeu majeur pour construire le monde en devenir et se projeter dans une véritable démocratie. L’approche postcoloniale cherche à interroger la construction de la rationalité des savoirs en revenant sur leur méthode constitutive. Qu’est-ce en effet qu’une démarche de recherche, et en quoi celle-ci nous dit-elle quelque chose non par sur l’état des savoirs à une époque donnée mais sur ce qu’elle exclut, sur la dignité et le sens de l’objet du savoir et sur la position de celui qui distribue, classifie, commente le réel ? Quels sont aussi ces savoirs, ces dispositifs, ces supports, ferments précieux où se loge le racisme structurel ? Celui-ci s’énonce en réactivant perpétuellement le fantasme sans cesse brandi du péril de la nation, de l’invasion barbare, envers les générations installées depuis longtemps déjà mais aussi vis-à-vis de leurs enfants qui héritent de la malédiction.
Dans le corps du monde, les corps en déplacement tracent un texte fait de fragments d’espaces et de temps. Par leurs gestes, les corps ouvrent une forme singulière de pensée qui inaugure un espace-temps d’enracinement vital. Dans la brèche entre passé et futur, chaque geste devient le lieu d’un présent intensifié par la force sensible d’une pensée. C’est précisément parce que l’être humain pense qu’il vit dans cette brèche. Or, les gestes rendent manifeste une pensée du corps : les assemblages de mouvements disruptifs, les coupures, les passages, les recompositions, constituent un événement par lequel les gestes apparaissent comme une force politique. Chaque geste est une puissance d’agir qui n’arrache pas le corps au vécu de son expérience, mais fait de ce corps entier la puissance d’une figure politique qui déchire les ordres du discours (6).
Notes :
1 – Audre Lorde,
« On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître » (1978), traduit de l’anglais (États-Unis) par Magali C. Calise et alii, dans Sister Outsider, Carouge: Éditions Mamamélis, 2003, p. 115.
2- Crenn, Chantal, et Simona Tersigni. « Entretien avec Éric Fassin », Corps, vol. 10, no. 1, 2012, pp. 21-27.
3- Fanon Frantz, « De l’impulsivité criminelle du Nord-Africain à la guerre de Libération nationale », Les Damnés de la terre, op. cit., pp. 283-297.
4- Guénif-Souilamas, Nacira. « 18. La réduction à son corps de l’indigène de la République », Nicolas Bancel éd., La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial. La Découverte, 2005, pp. 199-208.
5- Mansouri, Malika. « Conclusion », Révoltes postcoloniales au cœur de l’Hexagone. Voix d’adolescents, sous la direction de Mansouri Malika. Presses Universitaires de France, 2013, pp. 181-184.
6- Vilela, Eugénia. « Cartographies de l’ombre. Corps, exil et résistance », Recherches en psychanalyse, vol. 34, no. 2, 2022, pp. 80-95.