Verbatim d’un entretien réalisé sur Radio Grenouille dans l’émission mensuelle de 15-38 Méditerranée
Vous étiez à Beyrouth en octobre 2019 lorsque les manifestations ont commencé. Qu’est ce que vous avez ressenti à ce moment là ?
La première chose qu’on se disait, c’est qu’il faut descendre, il faut voir, il faut participer. Il faut exprimer aussi notre rage et notre colère. Il n’y avait pas vraiment de la place pour ce qu’on ressentait. On a participé, pris des photos. Tout ça c’est déroulé rapidement. C’est la révolution, avec des hauts, très hauts, et des bas, très bas. Avec du désespoir. La situation n’est pas à envier.
Quand vous parlez de la colère, c’est une colère due à quoi ?
A tout. Les poubelles, les services de l’Etat, les privatisations, les taxes. Qu’est-ce que l’Etat nous offre ? Il ne nous offre rien. Et les histoires de corruption ont fait sortir toute cette rage.
On a senti une rage commune à tous les libanais, une sorte d’union dans la rue.
La solidarité parmi les révolutionnaires était très claire. Cela passait par exemple par le fait de crier les mêmes slogans avec des insultes à destination des politiques, ce qui est criminalisé jusqu’à aujourd’hui. Dès le second jour, il y a eu une brigade pour nettoyer les rues et une pour nourrir les gens. Il y a eu beaucoup de solidarité, comme en 2006, pendant la guerre. Les gens ne peuvent survivre dans des situations pareilles que parce qu’ils sont solidaires. J’espère que c’est notre leçon quelque part, que c’est ce qu’on a appris.
Comment cela influence-t-il votre travail d’illustratrice ?
Quand j’étais à Beyrouth, je pensais : comment est-ce que je peux être le plus efficace ? J’ai choisi ce que je fais habituellement pour mon travail : la bande-dessinée. J’ai choisi de raconter les actualités à travers la bd, et d’utiliser ce médium qui est très universel mais qui peut être aussi très personnel, pour donner un espace à tous ces sentiments qui sont bouleversés. Je parlais de mes propres sentiments, mais aussi de mon rapport avec ma mère, ma sœur. Ma sœur avait peur de descendre dans la rue. Nous avions cette conversation tous les jours : est-ce que tu y vas ? Ce projet racontait aussi ce qu’il se passait tous les jours.
Vous vivez entre le Liban et la France. Après plusieurs semaines, vous êtes rentrée à Marseille. Est-ce que vous avez toujours envie de raconter ce qu’il se passe au Liban ?
Avant de partir à Beyrouth, j’ai passé un an et demi à Marseille où je travaillais sur un livre que je voulais faire sur les Arabes de Marseille. Et j’ai eu beaucoup de mal à raconter, à utiliser des mots. J’ai fait un livre sans mot. C’est l’histoire des peuples qui sont obligés de partir à cause des situations dans leurs pays, de changer de vie et de vivre ce déplacement. Quand je suis arrivée à Beyrouth, c’est comme si quelque chose c’était ouvert. J’ai utilisé des mots, le dialecte libanais, sans forcément penser à comment écrire, je voulais juste parler. Quand je suis revenue, je n’étais plus dans l’actualité.
Je pensais faire un abécédaire pour les enfants, que ce soit l’apprentissage de l’arabe, et de caler les lettres sur les concepts de la révolution. Tout en essayant de maintenir ce livre accessible pour les enfants. Pour les Libanais, les symboles que j’utilise sont clairs, mais je vais également ajouter une explication pour relier le concept, la lettre et l’image.
Un journal né de la Révolution est en dialecte libanais. Des médias se sont lancés et proposent des vidéos en libanais. Alors que le français et l’anglais sont des langues très utilisées. On a l’impression qu’il y a une envie de revenir à ce dialecte et de discuter entre Libanais ?
Je l’ai vu dans le collectif Samandal dont je fais partie. Lors de la première manifestation, on était tous réunis et on se disait que peut-être on devrait faire plus de livres en langue étrangère, pour viser un public plus large, parce que le lectorat arabe n’est pas très encourageant. Les jeunes du collectif ne comprenaient pas pourquoi j’insistais sur l’arabe. J’ai grandi pendant la guerre, mon père est arabisant, du coup l’arabe est quelque chose d’important. Faire un livre en arabe, c’est faire quelque chose d’important. Après la manifestation, les jeunes semblaient avoir changé d’avis, et disaient qu’il faut encourager l’arabe. Il y a un retour du dialecte libanais, mais il y a une certaine conscience du fait que la révolution, ce n’est pas que les Libanais, ce sont tous les gens qui vivent au Liban : les Palestiniens, les travailleurs étrangers, les Syriens, tous ceux qui subissent ce système pourri qui nous empoisonne, qui nous oppresse et qui abuse de nous.
Est-ce que vous avez envie d’aborder cette thématique avec le collectif Samandal ?
On aimerait faire une publication sur la révolution. Mais ce n’est pas une priorité. Pour nous, la priorité, c’est que chacun puisse exprimer, dans ce temps difficile, ce qu’il a à dire. Les membres du collectif produisent des choses, manifestent, objectent, font des dessins pour les accrocher, afin de contribuer comme ils peuvent.
Vous dites que vous vous êtes mis un peu en retrait ces derniers temps, notamment parce que le mouvement à « changé de visage ». Est ce que vous êtes inquiète de comment il pourrait évoluer ?
Je suis inquiète comme tous les Libanais depuis le 1er jour. Mais qu’est ce qu’on a à perdre ? On n’a plus rien à perdre. Il n’y a que des choses à gagner. Pour l’instant j’aimerais travailler sur un livre sur l’histoire contemporaine du Liban. Une histoire que personne ne m’a racontée et que je dois chercher maintenant. J’aimerais le faire pour pouvoir partager avec les enfants qui n’ont pas d’idée sur leur passé, leur présent et leur pays.