Entre sécheresse et montée des eaux sur des terres arables, la production agricole est fortement touchée par le changement climatique en Méditerranée. En Égypte, où le delta du Nil sera bientôt inondé, et au Maghreb, où les ressources en eau se raréfient, les contextes nécessitent des politiques publiques durables qui peinent à venir dans les pays du pourtour.
Nina Hubinet pour l’Egypte et Hélène Bourgon pour le Maghreb
Lorsqu’on prend le train entre Le Caire et Alexandrie, les champs verdoyants bordés de palmiers s’étendent à perte de vue. On aperçoit des paysans qui bêchent, la galabeya* remontée sur les cuisses, sous le regard d’aigrettes blanches perchées sur le dos des bœufs. Ce paysage typique du delta du Nil, même s’il inclut aussi des canaux charriant des ordures, a conservé son charme bucolique. Et il est difficile d’imaginer que, dans quelques décennies, il pourrait être remplacé par une immense lagune.
Pourtant les prévisions des scientifiques laissent peu de place au doute. D’après le 5e rapport du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (GIEC), paru en 2014, le niveau de la Méditerranée pourrait s’élever jusqu’à 60 centimètres d’ici 2050. Or près de la moitié de la surface du delta se situe au-dessous des deux mètres d’altitude – dont des routes et des installations pétrochimiques. On estime donc qu’entre 10 et 20% de cette zone si fertile risque d’être submergée d’ici la fin du siècle. La catastrophe se déploierait alors à plusieurs niveaux. Car si le delta ne représente que 2% de la superficie du pays, près de 40 millions d’Égyptien·nes y vivent. Des millions de personnes vont ainsi devoir être déplacées et relogées dans les décennies qui viennent. Et il faudra leur fournir de nouveaux moyens de subsistance, ce qui n’est pas une mince affaire dans un pays où 33% de la population vit déjà sous le seuil de pauvreté… Par ailleurs, le delta produisant la moitié des ressources agricoles du pays, la montée des eaux pourrait menacer, à terme, la sécurité alimentaire de l’Égypte : toujours d’après le GIEC, la production agricole égyptienne pourrait décroître jusqu’à 47% en dessous de son niveau actuel d’ici 2060.
« Nous avons perdu vingt ans », déplore Otto Simonett, qui travaillait pour le programme des Nations Unies pour l’environnement, à Nairobi, à la fin du XXe siècle. « Dans les années 1980 et 1990, lorsque nous avons fait les premières modélisations de la montée des eaux dans le monde, personne n’avait entendu parler du « changement climatique ». C’était de la science-fiction », raconte-t-il. Mais déjà, les recherches menées avec ses collègues de l’époque, et présentées à de nombreux décideurs politiques, prévoyaient qu’une partie des zones côtières du delta seraient submergées dès 50 cm d’élévation du niveau de la mer. Leurs prédictions ont probablement aidé à la prise de conscience globale sur les conséquences du dérèglement climatique. « Mais elles n’ont pas vraiment poussé le gouvernement égyptien à l’action », se désole Otto Simonett, aujourd’hui conseiller pour un think tank suisse sur les questions environnementales. « À côté des urgences d’un pays de 100 millions d’âmes, qu’il faut nourrir, faire travailler , la montée des eaux reste une idée abstraite, et n’est pas vraiment un enjeu prioritaire. »
Du côté des autorités égyptiennes, on affirme au contraire qu’on ne reste pas les bras croisés. « On a déjà construit des « barrières » devant Alexandrie et d’autres zones côtières du delta », assure Hussein Abaza, conseiller du ministère de l’Environnement égyptien. Des énormes blocs de béton sont en effet déposés depuis plusieurs années le long de la côte méditerranéenne de l’Égypte : ces constructions freinent l’avancée de la mer dans les terres. « On érige aussi des « murs de détournement » sur certaines plages : ils retiennent le sable pour empêcher la mer de pénétrer plus avant », précise Mohamed El Raey, professeur émérite d’études environnementales à l’université d’Alexandrie. Il assure par ailleurs qu’un plan global sur l’adaptation de l’Égypte au changement climatique, coordonné par le Programme des Nations Unies pour le développement et le ministère égyptien de l’Irrigation, est sur les rails.
Les scientifiques égyptiens comme étrangers s’accordent en tout cas sur le fait que les blocs ou murs de béton seront loin d’être suffisants pour faire face aux catastrophes à venir. L’adaptation à la nouvelle donne passe aussi par la modification de la carte des cultures du delta. « Nous devons réduire la place occupée par le riz, trop gourmand en eau, et le remplacer par des plantes adaptées aux températures élevées, comme le coton », détaille Mohamed El Raey, qui rappelle qu’une bonne partie du delta était autrefois consacrée au coton. « Il faut privilégier les fruits, légumes, plantes médicinales ou coton, qui peuvent être exportées, et produire moins de riz, canne à sucre et bananes », renchérit Dia El Qosey, ancien conseiller du ministère de l’Irrigation égyptien. Quid de la sécurité alimentaire du pays ? « De toute façon nous importons déjà la majeure partie de ce que nous mangeons », fait savoir Mohamed El Raey. À l’image du fameux « foul » : cette purée de fèves, l’une des bases de l’alimentation des Égyptien·nes, est désormais confectionnée à partir de légumineuses majoritairement importées.
Mais, alors que les autorités égyptiennes ont déjà commencé à supprimer des champs de riz, un autre problème se pose : la salinisation des terres s’accélère, alors que les cultures rizicoles retenaient une partie du sel. Et, pour assombrir un peu plus le tableau, les scientifiques alertent aussi sur l’affaissement progressif du sol du delta, qui ne reçoit plus, depuis la mise en service du barrage d’Assouan à la fin des années 1960, le limon qui renouvelait autrefois les terres cultivées.
Pourtant, les responsables égyptien·nes ne semblent pas excessivement inquiet·es. « Nous pourrons reloger les gens dans les villes nouvelles « vertes » et « intelligentes » qui se construisent sur la côte nord et au bord de la mer Rouge », affirme Hussein Abaza. Mais on peine à imaginer comment les paysan·nes du delta pourraient trouver un moyen de subsistance entre la mer et les étendues désertiques qui entourent ces « villes nouvelles », jusqu’ici réservées à une certaine élite égyptienne… En revanche, certains d’entre eux et elles, dont les champs de plus en plus salés ne donnent plus grand-chose, ont déjà choisi de partir pour Le Caire ou Alexandrie. Ou de venir grossir les rangs des candidat·es à l’exil qui embarquent, depuis les plages méditerranéennes de l’Égypte, sur des bateaux de fortune vers l’Europe.
« Une bonne partie des grandes zones agricoles du monde qui sont les deltas des grands fleuves, très plats et très humides, remplis de bonne terre et peuplés, va devoir être évacuée » écrit Bruno Parmentier, ingénieur et économiste sur les questions agricoles et alimentaires dans son manifeste Agriculture, Alimentation et réchauffement climatique. (Agriculture alimentation et réchauffement climatique – Bruno Parmentier – Déc 2018.pdf)
L’agriculture, le plus gros utilisateur d’eau
93% de l’eau disponible dans le monde va à l’agriculture. Dans son dernier rapport sur la situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture, l’agence onusienne pour la nourriture et l’agriculture, la FAO, pointe le risque du manque d’eau, menaçant la sécurité alimentaire et la nutrition si les Etats n’agissent pas d’urgence pour que l’eau utilisée dans l’agriculture soit plus durable et équitable. « En 20 ans, nous avons perdu 20% des ressources en eau disponible par personne au niveau mondial », peut-on lire dans le rapport. La Méditerranée n’est pas épargnée: elle regroupe 60% de la population mondiale dite pauvre en eau c’est-à-dire disposant de moins de 1000 mètres cubes par habitant·e par an. 20 millions de méditerranéen·nes sur 512 millions (dans les 22 pays du pourtour méditerranéen en 2018) n’ont pas accès à l’eau potable sur les rives Sud et Est. 80 millions seront en situation de pénurie (moins de 500 mètres cubes par habitant·e et par an) à l’horizon 2025 d’après les estimations de l’organisation Plan Bleu. 60% des ressources en eau vont dans l’agriculture globalement en Méditerranée, 82% pour les rives sud : le secteur agricole est suivi par celui de l’énergie et du domestique puis par celui des activités touristiques. L’irrigation agricole reste la plus gourmande même avec le système du goutte à goutte. « Les pays du sud de la Méditerranée, Maroc, Algérie et Tunisie sont très touchés par la raréfaction des ressources en eau douce, dû au réchauffement climatique et on observe des déplacements de population, notamment des éleveurs des zones sud, devenues arides, vers le nord, afin de pouvoir poursuivre leurs activités et en vivre. » remarque Bruno Parmentier dans un entretien.
Stress hydrique au Maghreb
« Le réchauffement climatique dans les pays du Maghreb, s’est traduit sur ces 60 dernières années par une chute de la pluviométrie de 30%. Des zones qui étaient en semi-aridité sont aujourd’hui arides. Au Maroc, sur une dizaine de bassins hydrauliques, qui recueillent les eaux de ruissellement, 3 ou 4 sont aujourd’hui en déficit structurel, les renouvellements en eau ne compensent pas les prélèvements fortement utilisés par les agriculteurs pour l’irrigation des cultures maraîchères et fruitières », constate Omar Bessaoud, économiste agricole pour la région Méditerranée et ancien enseignant associé au CIHAM. « A Montpellier, en France, vous trouvez des pastèques qui viennent de la région de Zagora au Maroc qui consacre une bonne partie des réserves d’eau des barrages pour ces cultures fortement consommatrices. 10 à 15 litres d’eau par pastèque, 12000 mètres cubes d’eau à l’hectare sont affectés à la pastèque, privant les habitants d’eau potable. Cela veut dire qu’on exporte de l’eau virtuelle et on assoiffe en même temps ». En 2017, des manifestations de la soif ont en effet eu lieu à Zagora, dans le sud du pays, alors que l’eau ne coulait plus des robinets dans les maisons. Le déficit pluviométrique, couplé avec la surexploitation des nappes phréatiques à destination de l’agriculture, ont plongé le pays dans le début d’un stress hydrique. Les manifestant·es et associations mobilisées n’ont pas manqué de dénoncer le choix de politiques publiques tournées vers le profit de gros agriculteurs au détriment des habitant·es. Aujourd’hui, la situation n’a guère évolué, d’après un ingénieur contacté sur place. Il témoigne du maintien des cultures de pastèques et des prélèvements des nappes phréatiques. « La politique agricole marocaine continue à utiliser les ressources naturelles au service d’un modèle de croissance extractiviste, capitaliste et rentier, en produisant de la tomate, de la mandarine ou de la pastèque sans prendre en compte l’avenir. Elle rapporte une rente à celui qui détient le monopole de l’eau alors qu’il s’agit d’un bien commun, à long terme, elle risque d’être source de tensions politiques. » poursuit l’économiste agricole.
En Algérie, le manque d’accès à l’eau potable a également suscité des mouvements de protestation, au début des années 2000 ainsi qu’en 2013, qui ont parfois dégénéré en heurts, notamment à Sétif (nord). Avec 290 mètres cubes par habitant·e et par an, les Algérien·nes se trouvent dans une situation de pénurie extrême d’où l’importance de réduire les cultures de rente (agrumes, tomates) consommatrices d’eau mais dont les exportations financent l’importation de blé dur dont le pays est le premier importateur mondial. Le pays se situe dans un triangle aride, semi-aride mais dispose de la fameuse nappe de l’Albien dans le Sahara, une des plus grandes réserves en eau douce dans le monde à cheval sur 3 pays : Algérie (70%) , Libye (20%) et Tunisie (10%). La nappe, difficilement quantifiable, recèlerait plus de 30 000 milliards de mètres cubes d’eau. Cependant, seuls 10 milliards sont actuellement mobilisés et mal exploités, notamment par la Libye, qui ne respecte pas les règles de pompage. Si la nappe a permis à l’Algérie de doubler ses surfaces irriguées en 10 ans, elle est en danger : les techniques de forage modernes détruisent les anciens systèmes des Foggara, procédé millénaire utilisé par les oasien·nes (habitant·es des oasis) pour capter l’eau de la nappe par écoulement naturel. « Ils savent mieux gérer la ressource avec leur système traditionnel que les techniques de forage financées par l’État qui vont loin dans le sol et gaspillent de l’eau. Les humains savent mieux gérer la ressource quand elle est rare que quand elle est abondante. Les savoirs ancestraux sont précieux en Afrique du nord et parfois plus efficaces que dans les pays industrialisés », analyse Omar Benssaoud. La nappe de l’Albien, non renouvelable, pourrait donc disparaître dans un siècle, et assécher les oasis et toute forme de vie dans le Sahara d’après l’observatoire du Sahara et du Sahel.
En Tunisie, où les habitant·es sont particulièrement dépendant·es des pluies hivernales et du remplissage des barrages, de nombreuses coupures d’eau ont été enregistrées à l’été 2016 du fait de la sécheresse. Elles ont parfois duré des semaines. La disponibilité en eau est en dessous de 500 mètres cubes par personne et par an. L’Observatoire tunisien de l’eau a mis en garde contre un possible « soulèvement de la soif » dans des zones défavorisées où existent déjà de vives tensions sociales.
Des solutions en suspens
L’exportation d’eau virtuelle pose la question du rôle déterminant des politiques publiques dans des pays qui souffrent de pénurie d’eau. « Chaque pays sur le pourtour méditerranéen préconise des mesures d’adaptation au changement climatique pour les différentes cultures mais le manque d’argent, le manque de politique globale pour coordonner l’ensemble des politiques industrielles et agricoles ne permettent pas de freiner le libéralisme qui lui ne prend pas en compte les risques futurs dans la gestion de la ressource et incite à produire toujours plus », dénonce Omar Benssaoud. Car aucun pays n’est épargné. En France, « les systèmes d’irrigation mis en place depuis des siècles au pied des Alpes et des Pyrénées sont maintenant fortement menacés » d’après Bruno Parmentier qui collabore avec l’association Agir pour le climat.
L’inégalité de l’accès à l’eau et de sa répartition dans le monde touche également l’intérieur même des pays dans lesquels certaines régions sont mieux pourvues que d’autres, comme en Espagne, où les terres agricoles du sud, asséchées et polluées par des années de production intensive, sont abandonnées. Des oranges sèches pendent aux branches de leur arbre mort. « Il ne semble pas déraisonnable de démarrer dès maintenant des travaux permettant de stocker d’une manière ou d’une autre l’eau qui tombera en quantité plus abondante l’hiver pour pouvoir commencer à irriguer l’été. D’une manière générale, la recherche sur l’implantation d’une agriculture moins gourmande en eau, et moins sensible aux extrêmes (inondations suivies de sécheresse) est encore très insuffisamment développée », préconise l’ingénieur Bruno Parmentier. Et pour celles et ceux qui conseillent le dessalement des eaux de mer, il répond que le processus est trop coûteux et engendrerait par ricochet la hausse du prix des denrées comme le blé dont dépendent les pays du sud de la Méditerranée. Il s’agit donc également de responsabiliser les politiques et les citoyen·nes, car la demande en eau pourrait doubler, voire tripler, au sud et à l’est de la Méditerranée selon les projections pour 2050, en raison de la croissance démographique et économique et de l’expansion des superficies dans le secteur agricole et donc des zones irriguées.
Ressource : Nourrir Manger