Vous êtes actuellement poursuivie en Italie par un juge du tribunal de Trapani en Sicile. Où en est-on de l’instruction ?
Cela va prendre encore plusieurs années. Cela fait aujourd’hui 5 ans et demi que le luventa, le bateau sur lequel je naviguais, a été confisqué. L’enquête préliminaire a commencé en mai 2022. Nous avons été entendus plusieurs fois depuis. Nous ne savons pas quand cette première phase se terminera, probablement à la fin de cette année. A l’issue de cette phase, nous devrions savoir si le juge demande que notre affaire soit présentée devant la Cour principale de justice.
Parallèlement, en décembre, le juge a demandé aux autorités de restaurer le bateau afin de le maintenir en état de naviguer. Il avait été complètement laissé à l’abandon depuis sa confiscation. Cette décision peut s’apparenter à un petit miracle ! Et c’est une décision importante pour nous. Car ce bateau permet de mener des missions de sauvetage en mer.
Quelles sont les conséquences de cette phase d’audience préliminaire sur votre vie ?
Personnellement, je n’ai pas d’obligations particulières en attente du jugement. Je peux me déplacer comme je l’entends, et je suis actuellement en Allemagne. Je peux me rendre aux audiences, ou pas, comme je le souhaite. Ce n’est pas le cas pour toutes les personnes poursuivies dans le cadre de ce dossier. Certaines personnes ne sont pas originaires de l’Union européenne et elles ont été placées en détention dans l’attente d’une décision dont elles ont parfois du mal à comprendre les tenants et les aboutissements. Je me considère donc privilégiée.
Comment avez-vous réagi quand vous avez pris connaissance de la peine encourue dans ce procès, 20 ans d’emprisonnement ?
Honnêtement, je suis plutôt confiante et nos avocats aussi, sur le fait que nous ne serons pas punis de 20 ans de prison. Mais le chemin pour arriver à un jugement et à un verdict s’annonce long et fatiguant. Bien sûr, j’assume ce pourquoi je suis poursuivie mais ma vie a été complètement bouleversée par cette accusation.
Qu’avez-vous fait depuis la confiscation du bateau ?
J’ai poursuivi des missions de sauvetage en mer ou sur la terre et dans l’air. Et depuis un peu plus d’un an je travaille avec l’équipage du Louise Michel pour lequel je coordonne certains projets (un bateau affrété par l’artiste Banksy pour des missions de secours en mer Méditerranée, NDLR). Je forme aussi d’autres équipages de navires. Je continue de lutter de différentes manières.
Quel est votre parcours jusqu’au luventa, pourquoi vous engager dans des missions de sauvetage ?
J’ai vécu un temps en Nouvelle-Zélande et quand je suis rentrée en Europe, en 2015, j’ai commencé à travailler pour des structures pour venir en aide pour et avec des personnes en migrations. Je me suis rendue à Chypre dans une communauté autogérée qui organisait l’aide sur la route des Balkans. J’ai aussi pris part au travail d’ONG au nord de la Syrie. En 2016, l’organisation pour laquelle je travaillais en Syrie m’a demandé si je souhaitais participer à la mise en place d’une mission de sauvetage en mer depuis Lesbos (en Grèce) en coopération avec l’ONG Sea-Watch. C’est là que j’ai commencé à participer à des équipages de sauvetage en mer. Puis, l’Union européenne a passé un accord avec la Turquie pour mettre en place un processus de reconduite en Turquie et nous n’avions plus la possibilité d’intervenir entre les îles grecques et la Turquie. C’est après cette première expérience que j’ai pris part à l’équipe du Iuventa, en tant que cheffe de mission sur le bateau mais aussi chargée de la formation des équipes au sol.
Année après année, il semble de plus en plus difficile de venir en aide en mer Méditerranée. Quel est votre regard sur l’évolution de la situation en haute mer ?
Il est en effet de plus en plus difficile de venir en aide, et c’est voulu. (Lire notre reportage). Aujourd’hui, les décisions politiques prises en Europe condamnent des personnes à mourir, hors des frontières de l’Europe. Et c’est la même dynamique qui empêche de plus en plus les structures qui viennent en aide d’agir. Un des moyens d’atteindre les personnes migrantes et les personnes qui leur viennent en aide passent évidemment par la criminalisation. Ce sont des mesures systématiques utilisées par de nombreux pays européens. Ces mesures affectent des personnes en migration qui n’ont pas de lobbies pour les soutenir, pas de voix pour se faire entendre et qui parfois ont déjà passé des années en prison. Cette logique de criminalisation sert à délégitimer la migration et les personnes qui demandent l’asile en Europe. C’est aussi le sens des accords passés avec la Libye, la Turquie, le Maroc. L’Europe verse des sommes énormes pour que ces pays gèrent cette problématique à sa place.
En Méditerranée centrale, les milices libyennes, considérées officiellement comme des gardes-côtes, capturent toute personne qui cherche à quitter le pays par bateau. Ils vont jusqu’à tirer sur les embarcations. Et si elles sont attrapées, elles sont mises dans des centres où on les torture et où on les place en esclavage. La seule raison qui poussent les personnes à tenter cette traversée malgré tous ces risques, c’est qu’il n’y a plus de voie légale pour entrer en Europe aujourd’hui pour elles.
Cette situation est documentée, mais malgré cela l’Union européenne poursuit sur cette même voie, comment imaginer faire bouger les lignes ?
C’est une question difficile. Nous devons continuer à agir pour mettre en difficulté les personnes au pouvoir, les déranger, rendre les luttes visibles et continuer à parler de ces questions. La communication sur ces sujets est parfois mensongère. Nous devons donner la parole à ceux et celles qui sont les premières concernées. Souvent, on se sent frustré et on se dit qu’on ne pourra pas changer les choses. Mais, finalement même si je n’ai pas le pouvoir de changer la politique d’un coup, cela ne veut pas dire que je ne peux rien faire. C’est une dynamique au long cours et qui ne touche pas seulement l’Europe. Nous devons continuer à poser des questions et à gêner. C’est le principe du changement par le bas.
Avez-vous reçu du soutien depuis le début de cette affaire judiciaire ?
Je n’ai jamais senti que j’étais seule. J’ai reçu un soutien très large, de grandes organisations à des individus isolés. De toute l’Europe d’ailleurs et surtout quand les audiences ont lieu. Cela fait du bien de sentir qu’il y a du monde qui te soutient. Certains nous ont donné un soutien financier qui nous a permis de nous défendre. C’est aussi un privilège de recevoir cette solidarité, de toucher certaines personnes, de parler avec des médias. La plupart des personnes dans ma situation n’ont pas tout cela.
Comment envisagez-vous les années à venir ?
Je ne sais pas. C’est un cauchemar sans fin… J’aimerais juste que cela soit terminé et en même temps, je sais que cela me permet d’utiliser ce procès comme une plateforme politique pour communiquer sur la situation de ces personnes en Europe et aux frontières de l’Europe. Je n’ai pas choisi d’être dans cette situation et je sais que cela n’a rien à voir avec qui je suis ou ce que j’ai fait. Je referais la même chose sans rien changer si je le devais. Je sais qu’ils utilisent notre cas pour faire un exemple parmi les structures qui organisent le sauvetage en mer. Nous sommes juste des individus interchangeables pour eux. Essayons au moins d’en tirer le meilleur à défaut de pouvoir éviter ce procès.
Le portrait de Kathrin Schmidt est signé Selene Magnolia, extrait de la série que nous vous proposons de découvrir dans le regard culturel de la semaine.