Quelle est la signification de ce scrutin ?
Ce sont les élections les plus critiques de l’histoire politique de la Turquie. Erdogan a construit un régime autoritaire et autocratique, le régime « d’un seul homme », comme on dit ici, qui étouffe la société civile, qui domine l’appareil judiciaire et qui se soustrait au contrôle du parlement. Ce scrutin va décider si ce régime va rester en place ou non.
L’alliance formée autour d’Erdogan est le bloc le plus réactionnaire de l’histoire de la Turquie. Il se compose tout d’abord du parti de l’AKP, qui est née d’une version libérale de l’islam mais qui a adopté une ligne politique autoritaire et qui mets en avant de plus en plus les références islamiques. Mais ce bloc contient aussi les deux fractions de l’extrême-droite ultranationaliste, de même qu’un parti qui se réclame de l’islam politique et enfin le parti légal du Hezbollah de Turquie qui a perpétré plusieurs massacres dans les années 1990 et a toujours été proche de « l’État profond », l’appareil répressif non-légal de l’État. Ce qui est évalué à travers cette élection c’est toute cette détérioration qu’a causé le régime. Nous sommes dans une profonde crise économique. Les institutions ne sont plus capables d’intervenir lors de catastrophes comme le tremblement de terre ou les incendies. Et dans ce régime, les intérêts personnels pèsent plus que les responsabilités envers les citoyens. Voilà ce qui est évalué.
Le candidat de l’opposition Kemal Kılıçdaroğlu est-il accepté par les électeurs de l’opposition ?
Le candidat de « l’Alliance de la nation », Kılıçdaroğlu est aussi le leader du Parti Républicain du Peuple (CHP). Il a construit sa candidature il y a un an et demi. Cela ne s’est pas réalisé sans tension. Dernièrement, le deuxième parti le plus important de l’opposition, le Bon Parti (IYIP) a quitté l’alliance, pour y revenir deux jours plus tard. Mais cela montre bien l’importance et l’enjeu de la candidature. Kılıçdaroğlu se propose tout d’abord de sortir le pays de la crise politique dans laquelle nous nous trouvons et de revenir à un système parlementaire pluraliste. Ensuite, pour atténuer la crise économique, il défend une restauration du néolibéralisme mais avec des accents plus sociaux et des références à une sorte de « capitalisme vert ». Et enfin, face à la polarisation culturelle-religieuse que défend Erdogan, il se propose comme le candidat de la « réconciliation ». Il éloigne son parti de la conception autoritaire du laïcisme, tente de se faire comprendre par l’électorat conservateur, propose un laïcisme plus ouvert aux libertés religieuses (port du voile…). Kılıçdaroğlu a réussi à se faire accepter comme candidat de l’opposition en devançant ses concurrents qui étaient les maires d’Istanbul et d’Ankara.
Quel projet politique et social l’opposition propose-t-elle pour la Turquie ? Une alliance aussi fragmentée pourrait-elle rester soudée après les élections ?
Il sera question d’un retour à un régime parlementaire qui abolira le pouvoir de « l’homme unique » et la corruption, en réinstaurant l’indépendance de la justice, le respect du parlement, l’État de droit et la capacité des institutions publiques à travailler ensemble. Si le projet de l’opposition n’est pas très clair concernant la résolution de la question kurde, il laisse à penser que cette question sera résolue avec un processus général de démocratisation.
Rappelons aussi que l’autre alliance de l’opposition, celle du « Travail et Liberté », dont le plus grand élément est le mouvement kurde, soutient la candidature de Kılıcdaroğlu. Je pense que c’est le point le plus crucial pour le nouveau régime. Car le Bon Parti, qui vient de l’extrême-droite et tente de se positionner vers le centre-droit, réagira très probablement à un nouveau processus de négociation avec le mouvement kurde. Une autre question du point de vue de la performance du nouveau gouvernement sera la gestion de l’économie, car s’il y aura probablement des améliorations, il y aussi des causes structurelles à la crise, ce qui ne peut être réglé facilement, à court terme.
L’opposition est en fait divisée en deux. Qui compose cette autre alliance nommée « Travail et Liberté » ?
Le pilier de cette troisième alliance est le mouvement politique kurde. Il y aussi des partis de la gauche radicale dans cette coalition. Parmi ceux-là, le TIP, le Parti Ouvrier de Turquie a un poids croissant sur la scène politique. Il y a un véritable intérêt d’une partie de l’électorat de gauche du CHP et des classes populaires pour le TIP.
L’alliance ne se propose pas de se limiter à un retour à la démocratie parlementaire et à une restauration de néolibéralisme, mais défend un régime d’égalité économique et sociale, une démocratie où tout le monde pourrait s’exprimer et bien entendu, « la paix » ; c’est-à-dire une résolution radicale de la question kurde qui mettrait fin aux conflits armés.
Pensez-vous qu’il existe une possibilité que Erdogan ait recours à différents moyens pour rester au pouvoir ?
Depuis le référendum de 2017 où le régime présidentialiste d’Erdogan a été instauré, la sécurité des élections est un sujet important de la politique en Turquie. Différentes tentatives de fraudes ont été observées. Le régime a également aboli la possibilité de faire concurrence librement et dans des conditions équitables dans la période pré-électorale. D’autre part, le Conseil Supérieur Électoral est totalement dominé par Erdogan. En 2019, les élections municipales avaient été arbitrairement annulées. C’est pour ça que les partis politiques n’expliquent pas seulement leurs programmes pendant la campagne, mais aussi comment protéger son vote.
Donc oui, il a des inquiétudes, nous allons nous exprimer sur le sort d’un régime autoritaire qui dispose d’un important appareil répressif qu’il peut mobiliser à sa guise. Nous avons vécu ça en 2015, lorsque Erdogan avait perdu la possibilité de former un gouvernement tout seul et finalement nous avons été témoins de la remilitarisation de la question kurde, d’explosion de bombes dans les grandes villes, des attentats de l’État Islamique. De force, la Turquie a été poussée à reconduire des élections 5 mois plus tard. Ce n’est pas parce que c’est déjà arrivé que ça doit se répéter. Mais l’antidote à tout ça, c’est la mobilisation du peuple. L’opposition doit s’y préparer et dès maintenant dire de façon claire que, non, le peuple n’acceptera aucune intervention extra-électorale.