De grands paniers en osier, quelques étagères métalliques, des bouteilles d’huile et des bocaux de miel côtoient des conserves ou des kilos de farine. Des produits laitiers sont alignés dans les frigos ronronnants. A priori, rien ne distingue l’épicerie Dikken el Mazraa de la multitude d’épiceries de quartier qui jalonnent les rues de la capitale libanaise et pourvoient au quotidien des Beyrouthins. C’est au passage en caisse que la différence apparaît : la vendeuse demande aux clients du jour s’ils sont abonnés, avant d’appliquer ou non une réduction de 6 ou 10% selon la catégorie. Dikken el Mazraa, du nom du quartier où elle est installée, est une épicerie solidaire d’un genre nouveau dans le pays. Selon les revenus du client et son mode de vie (électricité consommée, personnes à charges, etc), le coût d’un même panier diffère, les produits non.
Le projet naît en 2020. Dans le pays, l’inflation flambe et le cours de la livre libanaise chute face aux dollars. Le pouvoir d’achat des Libanais est directement impacté. Entre 2019 et 2021, le taux de pauvreté au Liban double alors que les prix des produits alimentaires ont augmenté de 396%. Karim Hakim, alors enseignant et directeur actuel de l’épicerie, vient d’emménager à Dikken el Mazraa. “Je n’avais plus les moyens, en tant que professeur, de me nourrir avec des aliments de qualité”, raconte-il. Il rejoint alors le projet, dont il dirige le développement et décide de l’orienter vers la mise à disposition de produits durables et biologiques, en faisant le pari de la redistribution des richesses.
“Ce modèle solidaire ne peut pas fonctionner s’il est seulement tourné vers les populations les plus vulnérables. Nous avons aussi besoin des plus aisés”, précise-t-il. Dans l’épicerie, les clients sont divisés en trois catégories par niveau de revenus. Les profits générés par les clients de catégorie C permettent de subventionner les produits de la catégorie A, tout en ne payant pas eux-mêmes plus chers pour leurs produits : “il faut sortir du modèle charitable”, affirme l’entrepreneur solidaire.
Manque de production locale
Pour fidéliser ces clients aisés, Karim mise donc sur la qualité. Une des personnes de l’équipe est chargée d’acheter les produits auprès de producteurs locaux. Sur l’un des rayonnages cette semaine-là, des bouteilles de la “meilleure huile d’olive du monde”, une production made in Lebanon qui vient d’être primée. A ces produits hauts de gamme, s’ajoutent des concombres, du café, des pâtes ou du Labneh (fromage frais libanais). “Les gens souhaitent faire toutes leurs courses au même endroit. On ajoute des fruits et légumes du marché de gros aux légumes bio et locaux. C’est une première entorse à l’idéal de départ”, ajoute Karim Hakim. Les produits locaux ne sont pas forcément certifiés car cela coûte plus cher de respecter certaines normes de certification, mais la plupart de la production ne reçoit pas d’intrants chimiques. “Dans l’idéal, on aimerait proposer plus de produits issus de l’agriculture agroécologique ou bio et locaux. Malheureusement, la production libanaise n’est pas assez importante pour le moment”, regrette le gérant
Une situation qui s’explique par le modèle de production en monoculture imposé à la fin du XIXème siècle par les Français. Cette histoire, Yara Ward la connaît bien et a participé à la documenter pour l’ONG Jibal. Alors que l’industrie de la soie se développe en France, et notamment à Lyon, les Français décident de relocaliser la production des mûriers à soie au Liban. Ce modèle implique qu’une partie du pays passe en monoculture, remplaçant les parcelles cultivées jusqu’alors pour une alimentation de subsistance. La proposition est alléchante, les producteurs s’enrichissent, au détriment d’une production diversifiée. Au XXème siècle, la révolution verte promeut intrants chimiques, machines et graines hybrides pour gagner en productivité. “Afin d’écouler les stocks produits, on voit apparaître des grossistes, chargés de trouver des débouchés pour l’intégralité des récoltes. Encore aujourd’hui, ces intermédiaires ont un rôle primordial dans le système agricole. Ils fixent les prix sans transparence, ni traçabilité, sur les ventes qui reviennent aux producteurs”, explique Yara Ward.
Aujourd’hui, trouver des modèles de production alternatifs passe donc par une indépendance vis-à-vis des grossistes et par de nouveaux débouchés. “Nous devons changer les pratiques, tout en absorbant les quantités produites. Le modèle actuel fait que les agriculteurs s’endettent en début de saison pour payer les pesticides nécessaires à la culture, en espérant pouvoir tout vendre à la fin de la saison”, détaille Yara Ward. Jibal, une association pour une justice environnementale et sociale, travaille donc sur plusieurs aspects pour convaincre les producteurs : “nous essayons par exemple de les inciter à limiter les intrants chimiques, de leur donner accès à des semences adaptées aux terroirs, plus faciles à produire et plus nutritives”.
Stratégies territoriales
Pour trouver des débouchés à l’autre bout de la chaîne, il faut aussi convaincre les consommateurs de changer leurs habitudes : “Nous faisons beaucoup de campagnes d’information sur les réseaux sociaux pour apporter des informations accessibles sur les modes de production et les produits”, explique Yara Ward. Selon elle, la crise économique a eu un effet d’accélérateur : “avec l’envolée des prix des intrants chimiques importés, les agriculteurs ont compris qu’il serait difficile de continuer avec ce modèle”.
Pour le moment, l’association veut acquérir une meilleure connaissance du terrain et des besoins afin de proposer des solutions adaptées. Elle s’appuie également sur les collectivités locales et les municipalités pour mettre en œuvre des stratégies territoriales avant de miser sur le global.
Une stratégie des petits pas partagée par l’association Basmeh W Zeitooneh. Cette ONG syro-libanaise créée en 2012 pour donner accès à l’éducation aux enfants syriens réfugiés au Liban à la suite de la guerre en Syrie, a depuis élargi ses domaines d’action. Face à l’absence d’Etat et de moyens alloués, elle s’appuie sur les acteurs locaux pour développer des projets qui s’adossent sur quelques motivés, avant d’imaginer les répliquer.
Dans un contexte d’augmentation du taux de pauvreté, l’accès à des légumes bon marché en zone urbaine est devenu un enjeu. Dans le nord du pays, à Tripoli, l’ONG développe des projets d’agriculture urbaine en hydroponie. Actuellement, 30 employés syriens et libanais ont reçu une formation technique pour appréhender la production en culture verticale ainsi que des cours d’économie pour in fine apprendre à gérer la ferme lancée par Basmeh w Zeitooneh. “La culture en hydroponie a été privilégiée dès 2021 car elle est peu gourmande en eau et peut être facilement répliquée, y compris sur des petites surfaces. Certains de nos stagiaires ont commencé des plantations chez eux et produisent des légumes toute l’année, dont une partie est vendue pour dégager un supplément de revenus”, explique Anthony Bou Abboud, chargé des programmes de sécurité alimentaire dans l’ONG. Le projet entame sa dernière phase en 2023 : une quinzaine de participants devrait reprendre la ferme, “si tout va bien », souligne Anthony Bou Abboud. « Les autres participants ont reçu une formation de formateurs afin de permettre à d’autres personnes de se lancer”, complète-t-il.
A Beyrouth, 60 femmes ont reçu une formation pour produire des produits laitiers dans le quartier de Bourj Hammoud, durement touché par l’explosion dans le port de Beyrouth le 4 août 2020. L’objectif est le même : rendre chaque entreprise viable afin de confier la gestion aux femmes formées sous forme de coopérative et répliquer l’aventure “si celle-là rencontre le succès”, précise Anthony Bou Abboud.
Collaborer et s’organiser en réseau
L’enjeu de la viabilité économique est aussi bien réel dans l’épicerie de Karim Hakim. Pour le moment, pas de marketing de masse, la communication passe par le bouche à oreille et les réseaux sociaux. Dikken el Mazraa compte aujourd’hui 72 abonnés en plus des clients qui viennent de manière occasionnelle. “La survie du modèle économique repose sur les clients B et C (les plus aisés), ce qui implique une meilleure visibilité des produits et des services proposés”, reconnaît le gérant. “En France, les épiceries basées sur le modèle solidaire fonctionnent aussi grâce aux aides des collectivités qui prennent en compte le coût social de telles entreprises. Ici, nous devons nous passer de l’État”. L’épicerie reçoit le soutien de quelques ONG internationales pour financer certains investissements comme le mobilier utilisé pour présenter les produits ou le loyer, mais pas les salaires (cinq personnes en plus de lui-même). “C’est un modèle extraterrestre au Liban. Les gens me demandent parfois si je me présente aux élections, pourquoi je fais ça, etc”, raconte Karim Hakim.
Selon lui, la crise financière pousse à réfléchir pour trouver des solutions. Mais pour cela, les acteurs doivent s’organiser et travailler en concertation : “Il est indispensable de créer un réseau d’entreprises solidaires pour pallier l’arrêt potentiel de certains fonds et travailler ensemble pour négocier les prix de certains produits ou pour convaincre certains clients de rester, malgré les problèmes potentiels d’approvisionnement”, explique l’entrepreneur. Dans quelques mois, une coalition agroécologique devrait être lancée au Liban sous la houlette d’un collectif non-hiérarchique avec des responsabilités partagées, avec la présence de Jibal notamment. Elle regroupera des ONG, organisations locales et différents acteurs travaillant sur le sujet afin d’échanger et de partager les expériences. Une collaboration nécessaire notamment pour peser dans les négociations. Une nouvelle loi est à l’étude afin de réglementer les semences sur le modèle de la France. Si cette loi est adoptée, il sera plus difficile d’échanger des semences paysannes, à l’inverse des préconisations de l’ONG. “Nous allons tout faire pour nous y opposer”, annonce Yara Ward.
Publication mise à jour le 05/06 afin de préciser l’organisation de la coalition