Photo d’archives des élections municipales en Turquie en 2019 – Congress of local and regional authorities – licence creative commons
Pour la première fois de son histoire, la République turque va vivre un second tour d’élection présidentielle. Aucun des deux principaux candidats n’a réussi à réunir plus de 50% des voix lors du premier tour ce dimanche 14 mai. Recep Tayyip Erdogan et Kemal Kilicdaroglu sont aux coudes à coudes et le troisième homme, dissident du parti nationaliste turque, apparait comme décisif même s’il se refuse pour le moment à dire qui il soutiendra. Les quinze prochains jours s’annoncent donc tendus dans l’attente du résultat.
Quelques jours plus tôt, l’ambiance était loin des campagnes électorales festives et motivées des deux décennies précédentes. « Il faut qu’on l’emporte au premier tour, sinon on sait très bien ce que Tayyip (Erdogan) est capable de faire. Nous avons vécu tout ça ! ». Le « tout ça » prononcé par cette jeune universitaire et activiste écologiste, Ece, en dit long sur ce que l’opposition, toute tendance confondue, a enduré au fil des années à chaque scrutin. Lors des élections municipales de 2019, le parti de Erdogan avait perdu la mairie d’Istanbul, qui représente une manne financière importante. Erdogan avait fait annuler ces élections pour empêcher que la mairie ne passe dans les mains de l’opposition après 25 ans d’administration islamiste. Finalement, Ekrem Imamoglu, le représentant de l’opposition avait gagné le scrutin renouvelé avec une marge encore plus importante sur le candidat de Erdogan. « On sait très bien qu’il peut recourir à n’importe quel moyen pour rester dans son palais, continue Ece, mais cette fois-ci, il semble plus affaibli que jamais. Il faut qu’on y arrive cette fois-ci, on veut respirer ! ». Le sentiment d’étouffer sous l’oppression de régime d’Erdogan est largement partagé dans les secteurs oppositionnels de la société.
Ce 14 mai, deux élections, la présidentielle et les législatives, ont eu lieu dans ce pays dirigé depuis 22 ans par le même courant politique, celui du Président Recep Tayyip Erdogan. Pour le premier scrutin, le concurrent de l’actuel chef d’État est Kemal Kilicdaroglu. Leader du principal parti d’opposition, Kilicdaroglu est soutenu par une coalition d’opposition, « L’alliance de la Nation ». Au sein de cette coalition, il y a le CHP de centre-gauche et des formations de droite, d’extrême-droite, islamiste, «conservateur-démocrate» dont le seul point commun réside dans la volonté de mettre fin au pouvoir d’Erdogan et, semble-t-il, de réinstaurer un système parlementaire démocratique où le Président ne détiendrait pas tous les droits. Toutefois, il n’a pas été facile pour Kilicdaroglu de faire accepter sa candidature. De nombreux observateurs pensaient que le fait que ce dernier soit kurde et alévi (courant minoritaire de l’Islam vu comme une hérésie par les plus radicaux) serait un obstacle pour embrasser de vastes secteurs de la société et notamment ceux qui se détachent d’Erdogan et de son bloc islamiste et nationaliste pour rejoindre les rangs de l’opposition. Kilicdaroglu a préféré brandir ses identités ethnique et religieuse haut et fort pour s’opposer justement aux discriminations et à la polarisation qui ont longtemps frappé le pays et pour appeler à une réconciliation. Ce qui, pour le moment, semble lui avoir été favorable. Sa courte vidéo sur twitter, nommée simplement « alévi » et où il revendique son appartenance à cette communauté (de 10 à 15 millions de personnes), a été visionnée 114 millions de fois depuis le 19 avril.
Troisième alliance
Le candidat de l’opposition est aussi soutenu par un second bloc d’opposition composé de divers partis de gauche comme le Parti Démocratique des Peuples (HDP) issu du mouvement kurde et le Parti Ouvrier de Turquie (TIP). A Kadikoy, sur la rive asiatique d’Istanbul, Ramazan, jeune ouvrier kurde de 24 ans, est venu regarder le stand du TIP. Il attache beaucoup d’importance à cette troisième alliance, celle « du Travail et de la liberté » : « On veut en finir avec Erdogan et pour ça on soutient Kemal Amca (« L’oncle Kemal ») à la présidentielle. Mais ce n’est pas tout. On a besoin d’avoir une puissante opposition au Parlement face aux successeurs d’Erdogan. La plupart sont de droite, une partie était même dans l’AKP. Je ne leur fais confiance ni sur le rétablissement des libertés, ni dans la résolution de la question kurde, ni pour lutter contre la pauvreté. Après Erdogan, le combat ne se terminera pas pour nous ».
Si la hausse des prix et une chute dramatique du pouvoir d’achat frappent sévèrement le pays, l’impact des séismes qui ont touché le sud de la Turquie à partir du mois de février est également important. Selon les chiffres officiels, plus de 50 000 personnes sont mortes. Mais plusieurs milliers de personnes pourraient avoir disparu sous les décombres sans avoir pu être identifiées. Les tremblements de terre qui ont touché 11 villes, soit environ 13 millions d’habitants, ont aussi fait de nombreux déplacés. Trois millions de personnes ont dû quitter leurs foyers dévastés pour s’installer dans d’autres villes du pays. Si les sinistrés avaient le droit de déclarer leur nouvelle adresse pour voter dans leur nouvelle ville de résidence jusqu’au mois de mars, seulement 135 000 d’entre eux auraient signalé ce changement d’adresse. Preuve de l’importance du scrutin, chaque parti politique a organisé des allers-retours dans les villes touchées par les séismes pour transporter les électeurs.
Le ton des discours se durcit
Cependant, si l’espoir de battre Erdogan a donné un certain dynamisme à la campagne, des préoccupations demeurent. Un mois avant le scrutin, des tirs ont visé un local du Bon Parti, parti d’opposition provenant de l’extrême droite, et des douilles ont été trouvées près d’un bureau du CHP. Plus récemment, c’est le mouvement kurde qui a été visé par une opération dite « antiterroriste » : plus de 150 personnes ont été arrêtées et un tiers d’entre elles a été placé en détention provisoire. Parmi elles, figurent des avocats, des responsables d’ONG, des artistes et des journalistes présumés être en lien avec le PKK.
Le ton des discours se durcit aussi. Le ministre de l’Intérieur et candidat aux législatives, Süleyman Soylu, dont les liens intimes avec la mafia avaient été révélés l’année dernière, a comparé les élections à la tentative de putsch de 2016 : « C’est clair, le 14 mai 2023 est une tentative de coup d’État politique de l’Occident. Ce qu’ils n’ont pas réussi à faire avec le putsch, ils le tentent maintenant avec les élections ». Mais les éléments de langage associant l’opposition au terrorisme et au putschisme, utilisés à outrance, ne semblent plus fonctionner en faveur du camp présidentiel, après 22 ans de pouvoir.