Malgré la pénalisation de la violence conjugale, les Tunisiennes doivent faire face aux craintes de la société et au manque de moyens des associations.
Ahlam* sort de son sac à main une poignée de feuilles pliées en deux. Des certificats médicaux à l’en-tête «Ministère de la Santé, République tunisienne», comme pour prouver ses dires. «S’il savait que je venais ici, je me ferais frapper encore plus, c’est dangereux», lance-t-elle rapidement. Ahlam sort d’une séance d’ «écoute solidaire» au centre d’écoute et d’orientation de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), au coeur de la capitale. Cette femme de 43 ans, mère de trois enfants et femme au foyer, vient rencontrer les bénévoles de l’association depuis deux ans, à la recherche de soutien et de conseils. Cela fait des années que son mari la bat, raconte-t-elle en montrant son nez, cassé, et les dents manquantes au fond de sa bouche. «Je vais bientôt voir un avocat. Je veux simplement réclamer mes droits et retrouver mon bonheur», souffle Ahlam. En Tunisie, la violence conjugale est un délit puni de 2 à 5 ans de prison selon la gravité des blessures physiques infligées. Mais entre ce qu’on peut lire dans le Code pénal et la réalité vécue par les femmes, le fossé est immense, et le dépôt puis l’aboutissement d’une plainte est souvent un long et pénible processus.
Honte et sentiment de culpabilité
Ahlam s’est mariée en 1998. Après la naissance de son premier enfant, en 2000, les coups de son mari commencent. En 2003, elle découvre qu’il a une relation avec une autre femme. «Je lui ai dit que je ne voulais pas de cette situation. Il m’a frappée et m’a fait hospitaliser en psychiatrie, en disant que je n’avais le droit de rien faire». La violence est quotidienne, infligée par son mari, mais aussi par sa belle-famille. «J’étais comme leur bonne et tout le monde me frappait», raconte-t-elle. Ahlam se retrouve isolée : «Je n’avais plus d’amis. J’ai arrêté d’en avoir, je me suis renfermée sur moi-même. J’avais mon problème et je ne pouvais pas en parler aux autres. Ni aux hommes, ni aux femmes. Si tu leur parles, elles vont te causer encore plus de problèmes et tu auras une réputation horrible dans le quartier».
Effrayée, préoccupée par l’avenir de ses enfants, Ahlam envisage la solution judiciaire avec prudence. «Je ne peux pas divorcer, car j’ai peur que mon mari ne me donne pas la pension alimentaire, et parce qu’il va me frapper. Il faut d’abord que je prouve la violence pour le divorce», soupire-t-elle. En Tunisie, les femmes ont le droit de divorcer depuis 1956 et la promulgation du Code du statut personnel, et ont droit pour leurs enfants à une pension alimentaire du père. Une avancée impulsée par le président Habib Bourguiba, père de l’indépendance. La loi ne prévoit pas l’obligation pour les femmes de se justifier pour demander le divorce, mais en cas de violences, le divorce dit «par préjudice» aboutit souvent plus rapidement. Il permet également aux femmes de réclamer, en plus d’une pension alimentaire plus élevée, des dédommagements. Et dans tous les cas, aucune mesure de protection n’est prévue par la loi pour préserver les femmes des éventuelles représailles de leur mari en attendant l’aboutissement des procédures.
Sentiment de culpabilité, honte, vulnérabilité sociale et économique, obstacles administratifs et juridiques : les militantes de l’ATFD, qui ont reçu, écouté et orienté plus de 4000 femmes depuis 1991, connaissent bien les raisons qui empêchent la plupart des femmes victimes de violences de porter plainte. Selon une enquête nationale menée par l’Office national de la famille et de population en 2011, près de la moitié des femmes tunisiennes ont subi des violences physiques au cours de leur vie. Mais seules 18% d’entre elles ont porté plainte. «Il y a trop de silence qui entoure la violence, les femmes ne se sentent pas autorisées à en parler», regrette Ahlem Belhaj, ancienne présidente de l’ATFD, actuellement en charge de la commission «Violences et Santé» de l’association.
Pression sociale et normalisation de la violence envers les femmes
A Tunis, l’espace d’hébergement de l’association Beity, d’une capacité de 30 lits et dont l’unique entrée n’a pas d’écriteau pour un maximum de discrétion, reçoit depuis octobre 2016 des femmes «en situation de vulnérabilité». Certaines d’entre elles se s’ont retrouvées à la rue, parfois avec leurs enfants, pour avoir osé porté plainte ou voulu fuir un foyer violent. Souvent rejetées par leur famille, sans ressources financières, elles sont accompagnées par l’association dans leurs démarches, et peuvent bénéficier de formations et d’aides à la recherche d’emploi.
En huit mois, la directrice du centre, Nadia Benzarti, a souvent entendu les mêmes mots dans la bouche des femmes victimes de violences domestiques : «Lorsque les femmes viennent, elles disent “Je l’ai bien mérité”. Ou par exemple : “C’est parce que je n’ai pas fait le dîner hier soir qu’il m’a frappé, il a quelque part raison.” », se désole-t-elle. Une réaction due à un mécanisme psychologique qui permet de se protéger du traumatisme, explique cette psychologue de formation, mais aussi le résultat d’une normalisation de la violence envers les femmes.
La lutte contre cette banalisation est l’un des combats de Hayet Jazzar, avocate à la Cour de cassation de Tunis, membre de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) et militante de l’ATFD. Elle a conseillé, orienté et accompagné juridiquement des femmes victimes de violences pendant 25 ans, bénévolement. Attablée au café “L’Univers”, où se retrouvent beaucoup d’activistes de la société civile, elle dénonce la pression sociale que subissent ces femmes : «Autour d’elles, dans la famille, quand elles sont violentées, et quand elles en parlent, on leur dit : tout le monde est violenté, essaie de baisser un peu le ton, change ta manière de réagir”. Tout le monde lui conseille de se soumettre encore plus ! »
L’aboutissement d’une plainte, une rareté
Les obstacles ne se limitent pas au cercle familial. Au poste de police, l’accueil n’est pas celui que l’on pourrait imaginer pour une victime de quelque crime que ce soit. «Le plus souvent on lui dit : “Rentre chez toi, tu vas emprisonner ton mari, ce n’est pas normal”», raconte Hayet Jazzar. Pour Ahlem Belhaj, ce comportement fréquent chez les policiers est le symptôme d’une société où les femmes ne sont pas considérées comme des individus mais plutôt comme un élément de la famille. «Son statut de citoyenne n’est rien à côté de son statut d’épouse, de fille, ou de soeur. La cohésion familiale passe au-dessus des droits des femmes, résume-t-elle. La police n’est pas synonyme de sécurité et de justice. Au contraire, la police est également le maillon d’une chaîne de menaces».
Les militantes associatives ont ainsi constaté que les femmes qui persistaient dans leur n’étaient qu’une minorité, les autres abandonnant en cours de route, découragées. Najet*, 36 ans, femme au foyer et mère de deux enfants, a décidé un jour d’août 2016 d’agir face aux violences physiques quotidiennes que lui infligeait son époux. «Je lui ai dit : Je m’en vais, ça suffit, je prends les enfants avec moi. Si tu voir les enfants, tu viendras, mais dans tous les cas je m’en vais». Najet part vivre chez son père avec son fils de 5 ans et sa fille de 3 ans. Dans la foulée, elle se rend chez un avocat pour entamer une procédure de divorce. Quelques mois plus tard, le père de ses enfants vient les emmener pour ce qu’elle croit être une garde comme les autres. C’était en février 2017, elle ne les a pas revus depuis. «Il est parti en Algérie avec eux. Il les a enlevés. Je ne sais même pas où ils sont». Najet peine à retenir ses larmes. «C’est lorsque je suis allée signaler l’enlèvement au poste de police que j’ai réalisé en plus que mon avocat n’avait pas transmis ma plainte au tribunal, des mois plus tôt. J’ai dû tout reprendre à zéro», poursuit, amère, la jeune femme, qui se rend régulièrement au centre d’écoute de l’ATFD.
L’histoire de Najet, abusée par son avocat, est courante, comme l’explique Khouloud Nsiri, chargée du programme Adela à l’association Avocats sans frontières (ASF), qui vise à améliorer l’accès à la justice des personnes vulnérables, en particulier les femmes. Selon elle, de nombreux intervenants du système judiciaire profitent de la situation des femmes victimes de violence et parfois de leur méconnaissance de leurs droits pour leur soutirer de l’argent. « Elle est victime, elle a subi des atrocités, et là elle est manipulée tout au long du processus… », soupire-t-elle. Et lorsqu’une affaire arrive devant le juge, parfois au bout de plusieurs années, et souvent grâce à la pugnacité d’avocats militants, rien n’est encore gagné. «Il y a une tendance à donner les peines les plus légères possibles aux maris violents, parce que ce qui prédomine dans l’esprit de la loi tunisienne c’est le fait de préserver la famille, et donc préserver le mari, qui dans les textes est toujours officiellement “le chef de famille”», explique Khouloud Nsiri.
La solidarité, seul espoir, en attendant la loi “intégrale”
Dans ce contexte, le rôle des associations est essentiel d’un bout à l’autre du processus, de l’écoute active et solidaire à l’accompagnement juridique en passant par le conseil, le soutien psychologique, l’hébergement d’urgence lorsque c’est nécessaire. «L’État doit reconnaître sa responsabilité pour faciliter l’accès à la justice pour les femmes. Car le sentiment de réussir à obtenir justice est déjà un remède en soi», conclut Khouloud Nsiri. Même son de cloche du côté de Nadia Benzarti, de Beity : «Ce qu’on est en train de faire, normalement ça devrait être le travail de l’Etat !», s’indigne-t-elle. Grâce aux pressions de la société civile, un nouveau projet de loi, la «loi intégrale relative aux violences faites aux femmes», a été rédigé. En partie basé sur les recommandations d’associations historiques comme l’ATFD, il a pour objectif de traiter les violences faites aux femmes de façon plus complète, en prenant en compte les différents types de violences : physique, mais aussi psychologique, économique… Elle prévoit également des mécanismes de prévention de la violence, un renforcement de la protection des femmes qui en sont victimes, et des sanctions à l’encontre des policiers qui tenteraient de les dissuader de porter plainte.
Le projet de loi répond aussi à la nécessité de mettre la loi tunisienne en conformité avec la nouvelle constitution post-révolution, adoptée en 2014, et qui stipule que l’Etat tunisien «s’engage à prendre les mesures nécessaires pour éradiquer la violence contre les femmes». Adopté en conseil des ministres en juillet 2016, il aurait dû être voté au parlement en mai 2017. Mais le texte traîne encore dans les tiroirs de l’Assemblée des représentants du peuple, et les militantes s’impatientent. «Jusqu’à maintenant il y a un certain vide juridique. On ne reconnaît pas la violence faite aux femmes comme un phénomène spécifique. Le projet de loi est donc vraiment innovant en matière de législation ! Et c’est urgent ! », s’exclame Ahlem Belhaj.
Même si c’est loin d’être suffisant. « La cause de la violence envers les femmes c’est la mentalité misogyne et patriarcale qui règne en Tunisie, s’exclame Hayet Jazzar. Il faut éduquer, sensibiliser. » Le combat des associations ne s’arrêtera pas avec la nouvelle loi.
*Les prénoms ont été modifiés à la demande des femmes pour des raisons de sécurité.