Sami Ellajmi est encore au Centre de rétention quand il répond au téléphone, vendredi 24 février dans l’après-midi. Il vient d’être reçu par le juge des Libertés et de la détention qui lui confirme qu’il peut retrouver sa famille le soir-même : « Il faut un délai de 10 heures pour faire appliquer une telle décision », précise celui qui connaît de mieux en mieux ces éléments juridiques, contre son gré.
En 2019, cet habitant de Nice et sa femme rentrent d’Italie quand un ami leur demande s’ils peuvent ramener trois personnes Kurdes, demandeuses d’asile, dans leur voiture. Sami est au volant et sa compagne à côté. Ils se font arrêter au péage de La Turbie, près de Monaco. Tous sont placés en garde à vue. Son avocat Zia Oloumi souligne que rien dans le dossier ne prouve que les personnes transportées n’avaient pas droit au séjour en France. Au téléphone, Sami Ellajmi confirme qu’ils ont même fourni à la justice les preuves des demandes d’asile signées. A l’issue de cette garde à vue, Sami Ellajmi est incarcéré à la maison d’arrêt de Nice, le temps de l’enquête. Il est accusé d’avoir touché de l’argent pour le passage. Pourtant, aucun transfert de fonds n’a été versé au dossier (ni argent liquide dans le camion, ni virement sur le compte).
La suite est directement liée à l’histoire de Sami Ellajmi. Arrivé en France à l’âge d’un an, ce Tunisien est venu rejoindre son père qui travaillait alors dans la ville de la baie des anges. Il n’a depuis plus quitté la France. Il vit et travaille à Nice, est marié et père de trois enfants, mais n’avait jusqu’à présent pas souhaité demander de naturalisation et réside en France avec une carte de séjour. La justice le condamne en appel à une peine qui inclut notamment 5 ans d’interdiction de territoire.
« Une volonté politique plus qu’un besoin pénal »
L’affaire suit son cours lorsqu’en décembre 2022, Sami Ellajmi est convoqué à la gendarmerie et incarcéré à Grasse. Le 9 février 2023, il apprend finalement qu’il va être remis en liberté car la justice reconnait qu’il a effectivement un domicile en France, un travail, une femme et des enfants. Mais la préfecture intervient et c’est finalement la Police de l’Air et des Frontières qui l’attend et le place en centre de rétention. Depuis, les audiences s’enchaînent, jusqu’au lundi 6 mars où il sera de nouveau présenté à un juge pour décider de la levée de l’interdiction de séjour sur le territoire français.
Cette affaire, comme d’autres ces dernières années, vient rappeler que la France applique ce que les associations et organisations mobilisées sur le sujet de l’asile et des droits des étrangers appellent « le délit de solidarité ». « On me reproche d’avoir fait passer des personnes en situation irrégulière. J’ai des documents qui prouvent le contraire. Je suis moi-même en situation régulière mais on souhaite me reconduire à la frontière. La préfecture demande un renvoi dans un pays que je ne connais pas », explique-t-il, la voix fatiguée. Une situation qu’il vit comme un acharnement, tout en restant confiant : « mon avocat et moi-même attendons une relaxe le 6 mars ».
Aux côtés de Sami Ellajmi, des associations se mobilisent pour faire connaître son histoire. Ces associations sont rompues à l’exercice médiatique depuis les premiers cas de citoyens français poursuivis par la justice dans le département des Alpes-Maritimes, frontalier de l’Italie. En 2016, Pierre-Alain Mannoni est arrêté dans la nuit du 17 au 18 octobre alors qu’il transporte trois Érythréennes. Recueillies quelques heures plus tôt dans un squat occupé par des citoyens de la vallée de la Roya, ces trois femmes souffrent de blessures nécessitant des soins. L’affaire est portée devant la justice. L’ingénieur risque 30 000 euros d’amende et 5 ans d’emprisonnement. Il sera finalement relaxé en 2020. Claire Marsol, Cédric Herrou, autant de noms qui s’ajoutent à la liste des personnes poursuivies à la frontière. Une liste qui s’allonge au fil des années, et c’est bien ce qui rend la situation inédite voire même politique comme le reconnaissait Maëva Binimelis, l’avocate de Pierre-Alain Mannoni, dans un précédent reportage de 15-38 : « Qu’on poursuive des passeurs qui se font de l’argent sur le dos des migrants, rien de plus normal. Cela existait déjà et cela doit le rester. Mais le changement est palpable depuis 2017 et les premières poursuites d’humanitaires. Une volonté politique bien plus qu’un besoin pénal ».
Harcèlement et intimidations
En France, l’article L.622-1 du Code de l’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile, un décret-loi pris en 1938, condamne toute personne « qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France ». Il existe aujourd’hui, dans les textes de loi, une immunité pour des considérations humanitaires. Pour ne pas tomber sous le coup de la loi, l’aide fournie ne doit avoir donné lieu « à aucune contrepartie directe ou indirecte » et doit viser « à préserver la dignité ou l’intégrité physique » de la personne étrangère. « Les affaires récentes de personnes ayant aidé un sans-papier ont illustré toute la difficulté pour des militants ou de simples citoyens de démontrer que leurs actions en faveur de sans-papiers sont couvertes par cette immunité», estimait cependant Serge Slama, professeur de droit public à l’université de Grenoble dans un article sur le délit de solidarité.
C’est sur ce texte que s’est appuyé le tribunal de Gap, dans les Hautes-Alpes, une région française frontalière avec l’Italie, lorsqu’il a condamné sept militants en 2018. Ces derniers ont été accusés d’avoir aidé à entrer en France une « vingtaine de migrants », alors qu’ils organisaient une manifestation de l’Italie, vers la France. Cette manifestation était une réponse à la mobilisation à la frontière, la veille, du groupe d’extrême droite, Génération Identitaire. Les sept militants, surnommés « les sept de Briançon », ont été condamnés à 6 mois de prison avec sursis, pour les 5 qui avaient un casier judiciaire vierge, et à 12 mois de prison dont 4 ferme, pour les deux autres. Trois ans plus tard, la Cour d’appel de Grenoble a finalement relaxé les sept militants. Néanmoins, l’un des militants a été inculpé de «rébellion» pour son arrestation pendant cette manifestation de 2018 et a écopé d’une peine de 4 mois de prison avec sursis.
Dans cette région montagneuse, les militants qui aident les personnes migrantes continuent de dénoncer « harcèlement» et «intimidations» de la part des forces de l’ordre. À 1 000 kilomètres de là, à Calais, là où des personnes migrantes tentent de traverser la Manche pour passer au Royaume Uni, le collectif Human Rights Observers a enregistré 215 formes d’intimidation de la part des autorités envers les acteurs et actrices solidaires à Calais entre janvier et août 2022, comme des contrôles d’identité, des fouilles de véhicules, les demandes d’arrêt de distribution pour la plupart justifiées par les arrêtés préfectoraux. «A titre d’exemple, le Calais Food Collective a reçu plus de 1500 euros d’amendes sur leurs véhicules depuis 2022 à l’occasion de leurs activités de distribution d’eau et de nourriture des personnes dans le besoin» , écrivent des associations de défense des droits de l’homme dans un communiqué en octobre 2022.
« Le plan 2020 pour la migration de l’Union européenne était toujours centré sur le contrôle de la migration, c’est-à-dire la réduction de la migration. Il ne contenait pas, concernant les sauvetages en mer, de conseils pour les États membres, leur rappelant leurs obligations relatives au droit international, analyse Elisa de Pieri, analyste au Bureau Europe d’Amnesty International. Mais la responsabilité de la criminalisation de l’aide et du sauvetage est aussi la responsabilité des États membres. La criminalisation se fait via différents types de législations : criminelle et administrative. Ce n’est pas forcément la loi criminelle qui a l’impact le plus grave sur les ONG et les individus. De nombreuses procédures judiciaires contre des équipages ou des ONG de secours, ont eu lieu autour du crime d’ « aide à l’immigration illégale ». Ce crime ou délit est présent dans toutes les législations des États membres de l’Union européenne».
En Grèce, des accusations d’espionnage
Les accusations contre ceux qui tentent de sauver des vies sont parfois beaucoup plus graves. Au début de l’année 2023, la Cour d’appel de Mytilène, sur l’île grecque de Lesbos, a fini par renvoyer le procès de 24 personnes accusées d’espionnage pour vice de procédure, après cinq années de poursuites. Ces personnes travaillaient pour un groupe de recherche et de sauvetage qui coopérait avec les garde-côtes grecs, selon Human Right Watch. Parmi les accusés figure Sarah Mardini, une nageuse syrienne qui a quitté son pays en 2015 avec sa sœur, Yusra. Comme de nombreuses personnes migrantes, les deux jeunes femmes prennent un petit bateau pour rejoindre la Grèce depuis la côte turque et alors que le bateau est en difficulté, elles nagent pour le tracter et le rapprocher de la côte. Le parcours de Sarah et sa sœur a depuis été adapté dans la série de Netflix, Les Nageuses.
Alors que sa sœur poursuit la natation et intègre l’équipe olympique des personnes réfugiées, Sarah Mardini rejoint une organisation humanitaire pour aider les personnes migrantes qui arrivent en Grèce par la mer. Mais en 2018, elle est arrêtée et emprisonnée pendant 100 jours avant d’être libérée sous caution. Aujourd’hui, deux travailleurs grecs sont poursuivis pour « faux et assistance à une organisation criminelle » et l’ensemble des 24 personnes sont toujours menacées par la justice grecque d’une autre enquête pénale, selon les organisations internationales. « Il semble d’une part que les opérations humanitaires de recherche et de sauvetage du groupe soient présentées, de façon déformée, comme les actes de trafic d’êtres humains d’une organisation criminelle et d’autre part que les activités légitimes de collecte de fonds du groupe, enregistré en tant qu’organisation à but non lucratif, soient présentées de manière dénaturée comme du blanchiment d’argent », s’inquiète Human Right Watch dans un communiqué publié le 18 janvier 2023 après la décision de la cour de Mytilène.
Six mois plus tôt, l’organisation Amnesty International s’inquiète de la situation en Italie, alors que l’audience préliminaire de l’équipe du navire Iuventa débute. Les 21 personnes présentées devant la justice sont dix membres d’équipage du Iuventa et de deux autres bateaux de secours affrétés par Save the Children et MSF. Elles sont accusées d’avoir facilité l’immigration depuis la Libye vers l’Italie. Elles risquent 20 ans de prison et 30 000 euros d’amende. Le procès devant le tribunal de Trapani, en Sicile, s’annonce « long », redoute l’ex-cheffe de mission du navire, Kathrin Schmidt, elle-même sur le banc des accusés. L’affaire débute en 2017, lorsque le bateau est saisi et bloqué à quai. Le tribunal de Trapani a récemment enjoint les autorités italiennes à le maintenir dans le même état que lors de sa mise sous séquestre. Une victoire symbolique pour Kathrin Schmidt (lire notre entretien).
Dans un rapport publié en 2020, Amnesty International précisait : « Le cas du Iuventa n’est pas isolé. À travers l’Europe, des citoyennes et citoyens solidaires des réfugié·e·s et migrant·e·s, ou en ayant assisté, ont été menacés, calomniés, intimidés, harcelés et traînés devant les tribunaux pour avoir simplement aidé d’autres personnes. Les autorités ont utilisé à mauvais escient et de manière abusive les lois de lutte contre le trafic de migrants afin d’ériger en infraction la défense des droits humains et de punir la solidarité. » Dans le même rapport, l’ONG aborde par exemple la situation en Espagne. « Par décision administrative, les autorités espagnoles ont interdit aux navires de sauvetage Open Arms et Aita Mari d’opérer dans le centre méditerranéen en les contraignant à ne pas naviguer au-delà des zones SAR espagnoles », écrit Amnesty.
« La violence aux frontières reste un problème majeur. La criminalisation des ONG et des militants est très problématique, non seulement pour les personnes qui sont poursuivies, mais également parce que ces personnes sont les yeux de la société civile pour savoir ce qu’il se passe aux frontières. Si elles sont poursuivies et condamnées, nous ne saurons pas ce qu’il se passe et la répression peut avoir lieu sans témoins, ce qui rend impossible l’accès à la justice pour celles et ceux dont les droits sont bafoués », analyse Elisa de Pieri.
Pourtant, malgré les poursuites, les associations et les militants n’ont pas complètement arrêté leur mobilisation. « La criminalisation des solidaires est à l’œuvre depuis 2015. Face à cela, des avocats se sont spécialisés et structurés, analyse Aurélie Salvi, journaliste française et autrice de « Les Sentinelles, chroniques de la fraternité à Vintimille». S’il y a une brutalité et une indifférence institutionnelle, il nous reste des tas de leviers pour donner une suite différente. Il y a tout ce que les États ne font pas et il y aussi tout ce qu’on peut faire à notre échelle de citoyen, au-delà du vote et des manifestations ».
En novembre 2022, le navire de sauvetage Ocean Viking, géré par l’association SOS Méditerranée, est interdit de débarquer les 230 passagers à son bord pendant 21 jours. « Cette attente est la plus longue période de blocage jamais vécue par des personnes secourues par SOS Méditerranée », alerte l’association dans un communiqué. Ce blocage n’est pas la première entrave que connaît l’association. Tanguy, marin sauveteur pour SOS Méditerranée depuis 2016, estime qu’il faut malgré tout poursuivre cette mission : « Il y a un combat à mener. C’est plus confortable d’être là et d’essayer de faire quelque chose plutôt que d’être loin, indigné et de ne pas pouvoir agir. » « Il faut continuer à parler de cette situation, à dénoncer l’inaction des Etats et à appeler à la mise en place de mécanismes de solidarité européenne. C’est aussi une question de responsabilité collective ; je peux dire que les Etats sont défaillants mais que faisons-nous, nous, citoyens ? La question se pose individuellement. Soit on est spectateur, soit on est citoyen, on agit et on fait partie de cette chaîne de solidarité qui a permis de sauver 34 203 personnes en 5 ans », estime pour sa part Sophie Beau, co-fondatrice et Directrice Générale de SOS Méditerranée France.
Transformer les discours publics
Faire agir les gens. Voilà le but d’un événement un peu particulier qui se déroulera le 18 mars à Paris. Pour contrer les discours haineux et racistes sur internet, l’association « Pour une convention citoyenne sur la migration » organise un live sur Twitch, un réseau social de diffusion de vidéos en direct : l’objectif est de mobiliser des internautes pour répondre à tous ces propos par des vidéos de chatons. Cette association, créée au début de l’année 2023, appelle à l’organisation d’une Convention citoyenne sur la migration, sur le modèle de celle qui a été tenue sur le climat en 2019, alors les autorités françaises s’apprêtent à créer la 22ème loi sur l’immigration en 30 ans. « Cette loi donnera lieu à encore plus de débats télé enflammés, basés sur des « fake news, instrumentalisées par certains politiques », déplore l’association sur son site internet, qui souligne la nécessité d’un « débat apaisé ». A l’issue de la Convention citoyenne pour le climat, ou de celle sur la politique agricole, très peu de mesures avaient été mises en place par les autorités françaises. « Oui, sur le climat, rien n’a été fait par le gouvernement à partir des propositions citoyennes. Mais ça a beaucoup changé le discours public. Globalement, ce sujet n’est jamais traité sur le fonds, donc si on le traite, on aura gagné », assure Flora Vidal Marron, bénévole de l’association et fondatrice de Weavers, une entreprise d’insertion et de formation de personnes migrantes.
En France, une Convention citoyenne peut être organisée et financée par le Conseil économique social et environnemental (CESE). Des citoyens tirés au sort sont formés pendant plusieurs mois avant de pouvoir formuler des propositions qu’ils remettent au gouvernement. Mais pour que cela soit organisé, un membre du gouvernement doit donner son accord. Pour y parvenir, Flora et les deux autres initiateurs du projet font du plaidoyer politique. « Notre objectif, c’est que le président Emmanuel Macron ou la première ministre Elisabeth Borne disent oui, publiquement, pour ce débat, d’ici le 30 juin ».
«On se dit que tant qu’on est là, il faut faire quelque chose. Donc, en attendant qu’on m’interdise de travailler, je saisis toutes les opportunités possibles d’aider les gens», explique une militante algérienne. En Algérie, alors qu’une mobilisation de la société civile pour l’accès au droit des migrants, au milieu des années 2010, avaient permis de faciliter l’accès aux soins et à l’école, les choses ont changé. En parallèle d’un accord sur l’expulsion des personnes de nationalité nigérienne, et de l’arrestation et l’expulsion continues à la frontière avec le Niger de migrants subsahariens depuis 2016, les autorités ont multiplié les pressions sur les associations qui travaillaient sur l’aide aux personnes migrantes. Fin 2018, la réunion d’un réseau d’association sur la question avait été empêchée par les services de sécurité. Au fur et à mesure, ces associations réduisent leurs activités, voire les gèlent. Fin 2022, le service Caritas d’Algérie, qui organise des formations et soutient les personnes vulnérables, dont les personnes migrantes, est fermé sur demande des autorités. « On continuera à faire les choses. Il n’est pas question qu’on arrête mais on ne le dira pas», affirme un responsable associatif qui demande l’anonymat. Une autre militante raconte comment elle a adapté son travail : « puisqu’on ne peut pas se réunir entre associations, on a des discussions informelles. On sait qu’une polémique sur les réseaux sociaux peut déclencher une enquête de police, alors on disparaît des réseaux sociaux. Puisqu’obtenir un financement d’une ambassade peut nous créer des problèmes, on fait des petits projets sans argent».