En quête d’union nationale et soucieux de renforcer la puissance énergétique turque, le Président Recep Tayyip Erdogan a engagé ses troupes et des combattants syriens sur le terrain libyen. Derrière l’engagement militaire, l’enjeu du gaz.
Chaque vendredi, la scène se répète à Tripoli comme à Misrata, les deux principales villes de l’ouest libyen. Les habitants, par centaines, convergent respectivement vers la place des Martyrs et celle de la Liberté pour dénoncer l’offensive débutée le 4 avril 2019, du maréchal Khalifa Haftar sur la capitale libyenne. Les manifestants brandissent des pancartes barrées d’une croix rouge de l’ancien officier de Kadhafi et de ses alliés internationaux : l’Émirati Mohamed Ben Zayed, l’Égyptien Abdelfatah al-Sissi et le Français Emmanuel Macron. Une nouveauté cependant dans ces rassemblements, l’apparition du drapeau turc aux côtés du drapeau révolutionnaire libyen. Messaoud Emgana a ostensiblement collé le croissant de lune et l’étoile blanches sur sa poitrine : « Je suis fier qu’un pays musulman comme la Turquie nous soutienne. Contrairement à la France ou à la Russie avec Haftar, la Turquie nous soutient officiellement, ils ont voté une loi. »
Après plus d’un an de tentative de siège de Tripoli, l’autoproclamée Armée nationale arabe libyenne (LNA) de Haftar n’a pas réussi au sol à s’approcher à moins de 15 km du cœur de la ville. Mais dans les airs, la multiplication des attaques aériennes – plus de 850 via des drones émiratis – et l’arrivée de mercenaires russes embauchés par Wagner, société paramilitaire proche du Kremlin, ont largement entamé le moral des Tripolitains. Le Gouvernement d’union nationale (GUN) basé à Tripoli et dirigé par Faez el-Serraj se devait donc de trouver lui-aussi des soutiens. La Turquie qui a des liens économiques et sociaux très forts avec les élites de Mistrata, a répondu présente. Le 2 janvier, le parlement turc a voté une motion pour l’envoi de troupes. Ankara a dépêché sur place, outre des officiers présents depuis des semaines pour élaborer la stratégie de défense de Tripoli, plusieurs centaines de combattants syriens issus de l’Armée nationale libre, une coalition de groupes de combattants dont de nombreux membres ont été entraînés en Turquie et ont combattu aux côtés des Turcs contre les forces kurdes.
Mobilisations militaires pour surmonter la crise politique du régime turc
«Si la Libye est en sécurité, la Turquie sera en sécurité. La Libye est devenue une clé de notre sécurité nationale», lançait le leader d’extrême-droite turque Devlet Bahçeli, le plus proche allié du Président Recep Tayyip Erdogan, quelques jours avant le vote du mandat permettant l’envoi de troupes militaires en Libye. Le Président islamo-nationaliste Erdogan ne se lasse pas de jouer la carte de la sécurité nationale. Confronté à une sérieuse période de récession qui, aux côtés d’autres facteurs comme les mesures autoritaires, le clientélisme ou encore la présence massive de migrants syriens, affaiblit le soutien au régime au sein de sa base électorale, il veut rassembler ses partisans et imposer le silence à ses opposants. « Ces cinq dernières années, on observe une présence militaire de plus en plus affirmée à l’étranger, principalement en Syrie et désormais en Libye », constate Ismet Akça, politologue spécialiste du militarisme turc. Selon lui, c’est le résultat non seulement de la politique étrangère menée par Ankara mais aussi de dynamiques internes : « Depuis les évènements de Gezi en 2013 (mouvement contestataire parti de l’annonce de destruction du parc Gezi dans la capitale, ndlr) et la défaite subie par l’AKP aux législatives de 2015, Erdogan mise de plus en plus sur les mobilisations militaristes et nationaliste pour surmonter la crise politique de son régime ».
C’est au cours de l’été 2015 que le Reis turc avait pour la première fois recouru de façon explicite à cette tactique. Les voix obtenues par les divers partis de l’opposition et notamment par le parti de gauche pro-kurde HDP (Parti démocratique des peuples) lors des législatives de juin 2015 empêchaient pour la première fois l’AKP (Parti de la justice et du développement) de former un gouvernement tout seul. Erdogan, tout en empêchant de facto la formation d’une coalition, opte pour la reprise de la guerre contre le mouvement kurde après deux ans de négociations. Le climat de violence et l’exaltation patriotique ont permis à l’AKP de reconquérir le pouvoir lors du scrutin renouvelé quelques mois plus tard.
La tentative de coup d’État de juillet 2016 a fourni au régime d’Erdogan la possibilité de maintenir vivante la perception d’une menace permanente contre la sécurité nationale, ce dont il s’est amplement servi pour criminaliser et réprimer toute sorte d’opposition. Toutes les offensives militaires menées depuis 2016 contre les zones autogérées par les kurdes en Syrie du Nord, au-delà de la volonté de contrer la consolidation d’une autonomie kurde dirigée par des forces liées au PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan, contre lequel Ankara est en guerre depuis 35 ans), avaient un objectif explicite : la politique intérieure. Endiguer le rapprochement entre le mouvement démocratique kurde et l’opposition laïciste-républicaine en criminalisant les kurdes ; désamorcer à travers un discours d’union nationale les dynamiques scissionnistes au sein de l’AKP dirigées par ses anciens cadres fondateurs ; soulager l’opinion publique anti-migrant en avançant que plusieurs millions de migrants syriens seront reconduits vers les territoires désertés par les kurdes en Syrie du Nord.
Un accord maritime pour s’opposer à « East Med »
La décision d’intervenir en Libye est aussi liée aux ambitions énergétiques du Président turc. Fin novembre 2019, un accord de délimitation des frontières maritimes avec le gouvernement libyen dirigé par Fayez al-Sarraj est signé. Cet accord permettrait à Ankara de faire valoir ses droits sur des zones économiques maritimes revendiquées par Chypre et la Grèce et de faire ainsi obstacle à la réalisation du projet EastMed tant que la Turquie n’y est pas incluse.
Ce projet de construction d’un gazoduc de plus de 2 000 kilomètres de long permettrait d’acheminer le gaz naturel de la Méditerranée orientale, principalement des territoires maritimes israéliens, vers l’Italie et les États du sud de l’Europe, via Chypre et la Grèce. Ainsi, alors que les dirigeants chypriote, grecque et israélien entérinent l’accord sur EastMed le 2 janvier 2020, les présidents Poutine et Erdogan, quant à eux, se retrouvaient le 8 janvier à Istanbul pour la cérémonie d’inauguration du projet TurkStream. Un gazoduc qui alimentera la Turquie mais aussi les pays d’Europe tout en contournant l’Ukraine dont les rapports avec Moscou se sont fortement détériorés depuis l’annexion de la Crimée par la Russie. Si les deux projets ne semblent pas se concurrencer, du moins dans un proche avenir, Ankara est fortement tourmenté par l’accord EastMed qui prévoit de l’isoler en faisant passer le gigantesque gazoduc exclusivement par les territoires maritimes revendiqués par les États signataires. La découverte récente de gisements de gaz naturel au large de l’île de Chypre divisée entre une partie grecque reconnue internationalement et une partie turque reconnue seulement par la Turquie avait donné naissance à de vives tensions entre Nicosie et Ankara. Malgré les condamnations des États occidentaux, la Turquie avait envoyé des navires de forage dans l’été 2019 afin d’effectuer des explorations dans la zone économique exclusive (ZEE) revendiquée par Nicosie.
Ce double accord, militaire et territorial, a provoqué de vive réactions internationales. L’Union européenne a considéré l’accord « invalide » et la Grèce a expulsé l’ambassadeur libyen. Mais Ankara tente ainsi de s’imposer à la fois comme acteur dans le jeu énergétique est-méditerranéen pour briser son isolement, et comme parrain des Frères musulmans du gouvernement de Tripoli. Car le Président Erdogan est bien conscient que si le Gouvernement d’union national (GUN) ne survit pas à l’offensive du maréchal Haftar, ses ambitions maritimes tomberont à l’eau.
L’importance des questions énergétiques, les Libyens de l’ouest – citoyens comme dirigeants – en ont conscience mais leur priorité est militaire. Fathi Bashagha, l’influent ministre de l’intérieur du GUN assure qu’Haftar ira jusqu’au bout et n’acceptera jamais de négocier avec les représentants du gouvernement de Tripoli, d’où la nécessité de renforcer la défense du territoire afin de préparer l’après-guerre. Une position qui fait sourire Mohamed et ses amis étudiants. Fumant une chicha sur la terrasse d’un café de la place d’Algérie à Tripoli, l’étudiant en Finances ne se fait guère d’illusion : « Le sort du pays se joue à Ankara, à Moscou, mais plus en Libye. Nous sommes devenus un petit pays sans poids face aux enjeux géopolitiques et pétroliers. »
Le soutien turc n’est pour l’instant pas suffisant pour chasser Haftar de l’ouest libyen. En janvier, les lignes de front n’avaient pas bougé mais le moral des combattants et des civils était regonflé. « Avec la Turquie à nos côtés, je suis sûr qu’Haftar n’entrera jamais à Misrata. En 2011, les Français nous ont sauvé de Kadhafi, là ce sont les Turcs. C’est donc normal qu’ils soient récompensés après la victoire », estime Ahmed, étudiant en ingénierie installé dans un café de Misrata alors que le couvre-feu qui commence à minuit approche. Mi-mars, les troupes de Tripoli, aidés par les Turcs lancent l’opération « Tempête de paix ». Cette fois, la supériorité aérienne permet une série de succès militaires. Le 18 mai, l’armée du gouvernement d’union national reprenait la base aérienne de El Watiya, que contrôlait le maréchal Haftar depuis 2014. Elle a également récupéré dans son giron plusieurs villes stratégiques entre Tripoli et la frontière avec la Tunisie. Le 4 juin, elle annonçait officiellement avoir « le contrôle total des frontières administratives du Grand Tripoli».
Blocus sur la production pétrolière libyenne
Pourtant, en Turquie l’atmosphère de mobilisation nationaliste et militariste que tente de créer le pouvoir politique ne fait plus long feu et l’ardeur patriotique se consume de plus en plus rapidement. Dans le contexte des batailles autour d’Idlib où l’armée turque et les milices djihadistes entrent actuellement en conflit direct avec les forces militaires syriennes soutenues par l’aviation russe, le gouvernement, malgré un matraquage médiatique d’ampleur, a le plus grand mal à convaincre l’opinion publique qu’Ankara mène cette guerre au nom des intérêts nationaux turcs.
Et ceci vaut encore plus pour son engagement militaire dans la guerre civile libyenne aux côtés du gouvernement de Tripoli. « Malgré le contrôle quasi-total que le Président turc détient sur les médias, cette stratégie ne fonctionne plus. S’il n’y a pas de réaction qui s’exprime directement dans les rues, nous pouvons clairement observer que l’opinion publique a de plus en plus de mal à accepter le fait que des soldats turcs aillent combattre et mourir dans un pays qui est sur l’autre rive de la Méditerranée », commente le Professeur Akça. Ce qui explique probablement le fait que les enterrements de militaires décédés outre-frontière se réalisent désormais discrètement, et non plus sous forme de cérémonie triomphale de façon à enflammer la ferveur patriotique.
En Libye, le 18 janvier, à la veille de la conférence internationale de Berlin sur la Libye qui n’a débouché sur aucune avancée concrète, Khalifa Haftar autorisait le blocage des principaux champs et terminaux pétroliers qu’il contrôle. Le but était de dénoncer l’arrivée de combattants pro-turcs aux côtés du GUN payés sur les revenus pétroliers – qui continuent à être distribués à l’ensemble du territoire. De 1,2 million de barils par jour, la production a chuté à 122 000 (-90%) et la compagnie nationale pétrolière a prévenu qu’elle pourrait descendre jusqu’à 72 000 barils par jour. Une catastrophe pour le budget de l’État qui dépend à plus de 90 % des exportations d’or noir, mais qui aurait aussi une incidence sur le marché mondial. Possédant les plus grandes réserves d’Afrique, l’incertitude, même à court terme, sur le niveau de production de la Libye empêche l’OPEP (organisation des pays producteurs de pétrole) de réguler avec précision ses quotas, ce qui participe à la grande variabilité actuelle du prix du baril sur le marché mondial. Le blocus pétrolier se révèlera-t-il l’arme ultime dans les mains de Haftar ?
Mathieu Galtier (Tripoli et Tunis) et Uraz Aydin (Istanbul)
Photo : Le 17 janvier 2020, square des Martyrs à Tripoli, des portraits des « ennemis de Tripoli » sont affichés lors de la manifestation contre le maréchal Haftar. Mathieu Galtier.