Dans l’hôpital de Jendouba, en Tunisie, Juin 2022. Les fleurs en plastique au plafond ont été accrochées fin 2010 pour égayer le bâtiment. Treize ans après, leurs couleurs ont défraîchi et sont un foyer à germe, selon des médecins de l’hôpital. Ons Abid.
Entre les serpillières détrempées et le bitume en mauvais état, Saïf, en béquilles, est très vigilant au moment de sortir du bâtiment principal de l’hôpital régional de Jendouba, à 160 km à l’ouest de Tunis. L’adolescent a les yeux rivés au sol pour éviter la chute, pendant que son père, des radiographies du pied gauche de son fils coincées sous les aisselles, fait la circulation pour arrêter les ambulances circulant à vive allure. Après le service de radiologie, le patient doit se rendre au nouveau service des urgences : une dizaine de bâtiments semi-préfabriqués flambant neufs, inaugurés en décembre, mais érigés sur une partie du parking. « Il y a pire, glisse un personnel hospitalier. Les blessés graves stabilisés aux urgences doivent ensuite être emmenés dans l’ancien bâtiment par une ambulance spécialement équipée. Nous en manquons à Jendouba. Parfois, le patient doit attendre très longtemps alors que le bloc opératoire n’est qu’à une dizaine de mètres. Les autorités n’ont même pas pensé à construire un tunnel qui relie les deux enceintes ! »
Groupe électrogène défaillant qui a causé la mort de patients en réanimation après une coupure de courant. Fenêtre d’un bloc opératoire cassée favorisant l’intrusion de microbes. Salle opératoire fermée car l’éclairage n’est plus aux normes. L’hôpital de Jendouba regorge d’anecdotes illustrant l’état de délabrement de la santé publique en Tunisie. En décembre 2020, un médecin de 26 ans, Badreddine Aloui, est décédé à cause d’un ascenseur en panne. Plus de deux ans après, seuls deux ascenseurs sur les huit fonctionnent. L’inauguration en grande pompe le 26 décembre 2022 du nouveau service des urgences par le président de la République, Kais Saied, n’a donc rien changé à la situation. Les malades évitent autant que possible les lieux, préférant aller dans le privé, quitte à s’endetter ; les médecins redoutent d’y travailler un jour.
Manque de moyens
« Humainement, je n’en pouvais plus, raconte Dr Sami Belhouchet, gastro-entérologue à l’hôpital de Jendouba entre 2010 et 2022 avant de passer dans le privé. Les bâtiments sont quasiment insalubres. Durant les quatre dernières années, j’étais le seul gastro-entérologue de l’hôpital. Je faisais toutes les gardes. J’ai subi une dizaine d’agressions de la part des familles, sans soutien de la hiérarchie. J’ai dû annuler ou retarder des opérations, car on n’avait même plus de sédatif. » Comme la plupart des 36 hôpitaux régionaux, l’hôpital de Jendouba est fortement endetté, à hauteur de 12 millions de dinars selon nos informations (3,6 millions d’euros).
« Si les jeunes médecins tunisiens partent en Europe, ce n’est pas à cause du salaire, mais des conditions de travail. L’hôpital de Jendouba est un exemple type. On a le matériel, mais il n’y a pas de maintenance. Dans le nouveau service des urgences, qui est l’image d’un hôpital, le réseau d’oxygène n’est pas branché. Il faut faire venir des bouteilles. La salle de radiologie n’est pas plombée pour protéger des rayonnements », raconte un médecin. Il y a aussi le manque de personnel. Sami Belhouchet repense, avec regret, au Fibroscan® qu’il a fait installer à l’hôpital qui prend désormais la poussière. A son départ, aucun spécialiste avec l’habilitation de faire fonctionner l’appareil qui sert à quantifier la fibrose du foie (révélateur d’une maladie chronique comme l’alcoolisme ou encore les hépatites virales) n’est venu le remplacer.
Difficultés avec la hiérarchie
« Dès que tu as ta thèse, tu passes l’Épreuve de validation des connaissances , explique Chaïma* qui soutiendra sa thèse au printemps. Honnêtement, personne ne veut passer sa vie à travailler dans les hôpitaux en Tunisie. » En 2022, l’Ordre des médecins tunisien a enregistré un nombre de nouveaux membres inscrits, 865 médecins, inférieur au nombre de médecins quittant l’ordre, 1194 soignants.
Outre les conditions difficiles, Chaima évoque un fonctionnement assimilable au harcèlement moral contre les jeunes médecins. « En tant qu’interne, tu es considéré comme un homme ou une femme à tout faire, relate-t-elle. Tu transportes les malades toi-même sur les brancards entre les services. Tu dois parfois payer de ta poche les médicaments. A la fin de ta garde, qui peut se prolonger largement au-delà de 24 heures, c’est limite si on ne te demande pas de passer le balai parce qu’un patient à vomi aux urgences ! » En janvier, l’association tunisienne des jeunes médecins s’est insurgée auprès du ministère de la Santé après la tentative de suicide d’une résidente en médecine à qui sa hiérarchie avait refusé un arrêt maladie avant de la menacer de non-validation de stage. « Après ça, comment veux-tu nous convaincre de rester ? », demande Chaïma.
Incitations pour réduire les déserts médicaux
Par patriotisme, au nom de la gratuité de l’enseignement à la faculté de médecine : ce sont généralement les arguments portés par les responsables pour blâmer. « L’université, on y est entré grâce à notre excellence scolaire. On paye notre dû avec l’internat et l’année de service civique que l’on passe dans les hôpitaux de régions », rétorque Chaïma, qui sait déjà que sitôt sa thèse et son EVC en poche, elle partira en France comme « FFI », faisant fonction d’interne, au salaire et conditions de travail peu enviables au début, « mais ça reste toujours mieux qu’ici ».
Les autorités tunisiennes ont réformé les études de médecine pour inciter les nouveaux médecins à pratiquer dans les déserts médicaux. A partir de cette année, un étudiant, même mal classé, pourra choisir la spécialité de son choix, à condition d’exercer ensuite entre trois et cinq ans dans une zone prioritaire, c’est-à-dire un hôpital régional en sous-effectif chronique. Si les autorités tunisiennes assurent que les spécialités les plus importantes (urgence, radiologie, cardiologie, anesthésie, traumatologie, cancérologie, etc.) sont assurées dans les hôpitaux régionaux, la réalité du terrain est autre. A Jendouba, l’établissement hospitalier n’a plus de gastro-entérologue titulaire, et n’a qu’un seul réanimateur-anesthésiste qui ne peut travailler 24 heures sur 24, 7 jours par semaine. Le Gouvernorat (équivalent de la Préfecture) de Jendouba compte 2,5 médecins spécialistes pour 10 000 habitants contre 25,5 pour le Gouvernorat de Tunis, selon la carte sanitaire 2021.
Pour les futurs médecins interrogés, cette réforme est une fausse bonne idée. Ils calculent qu’au moment d’exercer dans ces hôpitaux délaissés, ils auront entre 28 et 33 ans : « C’est le moment où on veut se former aux techniques de pointe, et pas galérer à trouver un Scialytique® qui fonctionne », remarque Chaïma. Jeune dentiste à Jendouba, Marwa Hasni pointe un autre handicap : « Il n’y a rien à faire dans la région : pas de cinéma, pas de théâtre. Il n’y a pas non plus de très bonnes écoles où mettre tes enfants. » Sami Belhouchet voit dans cette réforme une avancée positive, et regrette ce qu’il considère comme cynisme de la part de la jeune génération . Pour le spécialiste de 52 ans, la réforme pourrait faire revivre l’hôpital de Jendouba. « C’est quoi 3, 4, 5 ans dans une vie? Nous ne sommes qu’à deux heures de Tunis. Les médecins peuvent laisser leur famille à la capitale et venir travailler 3, 4 jours par semaine ici. Surtout, ces jeunes médecins seraient autonomes, sans les mandarins des grands centres hospitaliers universitaires au-dessus d’eux. Cette expérience n’a pas de prix. Libre à eux de partir à l’étranger ensuite, avec le sentiment du devoir patriotique accompli. »
En Algérie, un service civil
Cette obligation de travailler dans une zone où les médecins sont en sous-effectif a été mise en place en Algérie en 1984. Remanié depuis, le « service civil » oblige aujourd’hui les médecins spécialistes qui ont terminé leurs études de spécialité à travailler entre 1 et 4 ans dans des zones sous-dotées en médecins. Mais cette mesure ne fait plus l’unanimité. Sa suppression était l’une des revendications principales du mouvement de protestation des médecins résidents en 2018.
Preuve que les autorités ont compris le mécontentement, en 2020, six mois après son élection et quelques semaines après le début de la pandémie de Covid-19, le président algérien Abdelmadjid Tebboune annonçait la suppression du service civil avant de revenir sur sa promesse un an plus tard. La mise en place du service civil algérien correspondait à la volonté d’obtenir une offre équitable d’accès aux soins pour tous les citoyens. Si le nombre de médecins formés en Algérie a augmenté plus vite que la population, permettant de passer un ratio de 0,85 médecin pour 1 000 habitants en 1998, à un ratio de 1,59 médecin pour 1 000 habitants en 2017, l’offre de soin n’est pas répartie équitablement sur le territoire. Dans un article publié en 2021 dans la Revue européenne de géographie, l’économiste Ahcène Zehnati écrit qu’« en dépit de l’augmentation du nombre de médecins, l’inégalité globale dans leur distribution géographique n’a pas diminué ». Le chercheur souligne qu’en 2017, 9 wilayas sur 48 concentrent 52% des médecins spécialistes, et que dans 10 wilayas, la densité de médecins spécialistes est supérieure à celle des généralistes.
Un taux d’émigration de 9%
Si les médecins spécialistes ne peuvent pas obtenir leur diplôme avant la fin de leur service civil, ce dispositif n’empêche pas les départs à l’étranger. Leur destination principale est la France. Selon les données de l’Ordre des médecins français, de 2007 à 2014, environ 1 374 médecins par an s’inscrivent à l’ordre alors qu’ils ont un diplôme étranger. Environ 30% d’entre eux ont un diplôme d’un pays méditerranéen. Début 2022, une information diffusée par un syndicat algérien de la santé, estimant que 1 200 médecins algériens allaient s’installer en France, provoque une vive polémique sur la fuite des cerveaux. Selon l’Ordre des médecins français, entre 200 et 280 médecins titulaires d’un diplôme algérien se sont inscrits chaque année à l’ordre de 2012 à 2015. Parallèlement, entre 2013 et 2015, en Algérie, 5 330 médecins supplémentaires en exercice sont enregistrés par les autorités.
« En comparant le nombre de médecins en Algérie et les médecins inscrits à l’ordre français , avec un diplôme obtenu en Algérie, on peut calculer que le taux d’émigration des médecins algériens vers la France est d’environ 9%. Ce n’est pas un véritable exode », nuance Ahcène Zehnati, qui souligne cependant une disparité entre les spécialités médicales. « Sur 100 psychiatres formés annuellement en Algérie, en moyenne 40 partent en France. En imagerie médicale et néphrologie, le taux d’émigration est de 25 %.»
Compte tenu du temps nécessaire pour qu’un médecin étranger obtienne une autorisation d’exercice en France, ces chiffres reflètent la tendance au départ des candidats diplômés dans leurs pays d’origine il y a plusieurs années. Aujourd’hui, le nombre de candidats aux EVC titulaires d’un diplôme algérien augmente : ils étaient environ 2 000 en 2014-2015, 2 500 en 2016-2017, et 3 400 en 2018. Ahcène Zehnati a conduit une recherche auprès des étudiants en médecine algériens en dernière année de spécialisation : « Environ un quart des étudiants interrogés sont déterminés à s’expatrier et environ 50% des étudiants affirment que le départ est une possibilité. La France arrive toujours en tête des intentions d’installations, mais elle est en perte de vitesse. L’Allemagne apparaît comme une nouvelle destination », explique-t-il. Selon les premiers résultats de son enquête, les médecins ayant le plus de volonté d’émigrer sont ceux qui ont plus de 30 ans, sont de sexe masculin, et viennent de wilayas moyennes.
« Ces résultats font ressortir des tendances inquiétantes qui peuvent créer des pénuries sur certaines spécialités, et accentuer les inégalités de répartition sur notre territoire, estime l’économiste. La question est : est-ce que les pouvoirs publics peuvent peser sur les choix d’émigration ? La décision d’émigrer est personnelle est multi-factorielle. Même si demain, les pouvoirs publics augmentent les salaires et fournissent des avantages, il faut prendre en compte les aspects liés à l’écosystème : le logement, les bonnes écoles, les infrastructures, etc. Tout cela pèse sur les choix d’installation des médecins. »
Des anesthésistes-réanimateurs méditerranéens
L’une des spécialités les plus concernées par les départs en Algérie, comme en Tunisie, est l’anesthésie-réanimation. « Je n’avais jamais pensé à émigrer, raconte Khalil Khemiri, 41 ans, réanimateur dans un hôpital de Paris. Je faisais partie des gens qui voulaient s’impliquer en Tunisie. J’ai passé les EVC en 2013, sur suggestion d’un ami. Je les ai réussis mais je ne suis parti que 3 ans plus tard. J’ai vécu la dégradation des conditions de travail dans les CHU tunisiens. Je m’ennuyais et mon salaire ne me permettait pas de faire un emprunt pour acheter un appartement. » Khalil Khemiri envoie alors son CV à plusieurs hôpitaux parisiens, qui acceptent tous de l’embaucher. Il devient « praticien attaché associé », un statut qui lui permet d’être payé 2 050 euros net par mois. En 2022, le réanimateur obtient le droit de plein exercice de la médecine. Il est aujourd’hui employé dans un hôpital parisien, sous un statut de « praticien hospitalier », ce qui lui permet d’être payé comme les praticiens à diplôme français et d’être inscrit à l’Ordre des médecins français.
En 2022, 1 959 médecins à diplôme étranger ont réussi les EVC en France. Les autorités sanitaires françaises avaient prévu d’ouvrir 234 postes d’anesthésiste-réanimateur. Au final, 118 postes avaient été attribués en juillet 2022 et les noms et dates de naissance des lauréats ont été publiés au Journal officiel. La rédaction de 15-38 Méditerranée a cherché à identifier ces 118 médecins réanimateurs, via des sites professionnels et les réseaux sociaux. Au moins 44 d’entre eux sont des médecins diplômés en Algérie. L’une d’entre eux est la major de promotion de l’examen de fin de spécialité, DEMS, en réanimation pédiatrique en 2017. Si les Algériens représentent au moins 40% des candidats admis en anesthésie-réanimation en 2022, au moins 69% des candidats au total proviennent d’un pays méditerranéen. Au moins 24 sont diplômés en Tunisie et 14 diplômés au Liban.
Les autorités françaises ont souhaité interdire le recrutement de soignants à diplôme étranger via le statut de « praticien associé ». Cette interdiction devait prendre effet en 2022, en parallèle d’une procédure de régularisation pour les soignants ayant travaillé 2 ans en France entre 2015 et 2021. Pourtant, le ministère de la Santé, dès le mois de mars 2022, affirmait que pour permettre aux lauréats des EVC de « venir renforcer le système de santé avant leur date d’affectation définitive », une dérogation était mise en place, pour qu’ils puissent être recrutés, «de gré à gré», par un établissement public de santé.
*Les prénoms ont été modifiés.