En Turquie, le face à face entre les héritiers de la laïcité d’Ataturk et partisans de l’AKP, parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002, continue. Dans un contexte de musellement autoritaire, les associations féministes poursuivent leur combat pour défendre leurs acquis et réclamer plus de droits. Mais malgré leur détermination beaucoup se sentent menacées.
Derrière les grillages du terrain de foot d’un quartier conservateur de la rive européenne d’Istanbul : des femmes maillots verts pétants, bleus et roses foulent la pelouse. Leurs équipes portent des noms fleuris, parfois égrillards : «Les filles du stade», les «Lesbi-gionnaires» ou encore l’«Athlétique vibromasseur». Le match est venu clore un week-end de mobilisation autour d’un symposium consacré à «la violence sexuelle et les discriminations sexistes dans le football». Un succès estime Sehlem Kaçar, l’une des organisatrices, pour qui tout l’enjeu était de faire dialoguer associations féministes, ONG, chercheurs et autres «acteurs du quotidien» : psychologues, avocats ou encore juges. Un dialogue pour combler des différences souvent abyssales de conception du rôle et statut de la femme. «Leur langage était parfois très éloigné du notre, certains ont une pensée et des termes très patriarcaux», résume-t-elle poliment.
Sur un stand des badges fluos annoncent la couleur : «Non signifie non», «Je commence à combattre moi-même», «l’auto-défense est un droit». L’événement était organisé par l’association de lutte contre les violences sexuelles (CSMD) qui n’a pas hésité à trainer récemment en justice des clubs de foot du pays. Les fans de Fenerbahçe avaient revêtu une poupée gonflable du maillot de l’équipe adverse avant de l’insulter sexuellement et de la brûler. Le club sportif d’Antalya a lui eu le malheur de faire résonner une musique évoquant le viol dans un stade. Des supporters ont par ailleurs osé brandir des pancartes misogynes sur le mariage des mineurs ou encore des drapeaux évoquant la virginité. Un glissement de trop pour ces féministes. Deux dossiers sont en cours d’instruction, deux autres en attente.
«On va écrire à la fédération de football de Turquie pour leur dire qu’on ne peut pas aller en justice pour chaque action et que c’est leur responsabilité d’agir», explique Hilal Esmer co-fondatrice de l’association contre les violences sexuelles. Elle regrette que le nom de l’association porte encore préjudice à ses actions : «c’est un obstacle de citer ces termes, surtout si on veut travailler avec des écoles, à cause de l’état d’esprit et du système conservateur du pouvoir en place». Mais l’activiste chevronnée a choisi son camp : «On n’essaie pas de changer notre point de vue, notre nom, ce qu’on défend, ni notre posture politique : c’est une forme de résistance».
A l’issue de ces deux journées de conférences, ateliers et débats, des militants ont chanté en choeur des paroles bon enfant : «camarades sexy» ou encore «au revoir amour qui tue». Une légèreté qui recouvre une dure réalité en Turquie : entre 2010 et 2015, les féminicides y ont fait 1134 victimes, selon la cartographie réalisée par le site Bianet. La lutte est de tous les terrains.
Un combat de longue haleine
Les violences restent l’un des principaux enjeux pour les associations féministes du pays. «Des gens pensent que la violence sexuelle est liée à l’appétit sexuel mais c’est une question de pouvoir, on essaie de changer cette perception en Turquie», poursuit Hilal. Et de dénoncer la multiplication des discours misogynes : «Le gouvernement utilise aussi les croyances ou mythes de la population comme un avantage pour changer la loi avec une approche conservatrice.» Sehlem Kaçar, sa consoeur, regrette le manque de données sur la question mais assure que les quinze dernières années, la violence contre les femmes a augmenté de 1800 % et met en cause «des politiques inégalitaires». Aujourd’hui, elle avoue avoir peur de perdre des droits. L’association tente de multiplier les actions mais manque de moyens, même pour ses dépenses de base. «Ici le gouvernement soutient les organisations pour qui la famille est au centre des revendications», déplore Hilal.
L’égalité femmes-hommes est pourtant clairement défendue sur le papier en Turquie par la Constitution et par un arsenal juridique. En 2011, le pays signait la «Convention d’Istanbul», premier instrument contraignant à l’échelle européenne. Mais la candidature de la Turquie à l’UE – conditionnée notamment à des avancées sur les droits de l’Homme et donc des femmes – s’est assortie aussi bien de réformes que de rétropédalages des conservateurs.Les «crimes d’honneur» sont ainsi toujours pénalisés et les circonstances atténuantes ont été supprimées dès 2003, sous le parti AKP, avec un Code pénal révisé en conséquence. Cependant, les suicides de femmes, surnommés «suicides d’honneur» par le parlement européen, se seraient depuis multipliés. Les agressions sexuelles sont également désormais passibles de poursuites (même dans le cadre du mariage), sans grands résultats à en croire les associations. Enfin, en 2004, l’AKP a tenté de recriminaliser l’adultère, avant d’abandonner sous les pressions intérieures et extérieures.
Montée du conservatisme
Ces dernières années, les tensions entre l’UE et les autorités turques se sont exacerbées. Les déclarations du pouvoir se sont durcies. En 2012, Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, déclarait que «chaque avortement est un meurtre». Le gouvernement avait tenté dans la foulée de réduire la période légale d’interruption de grossesse aujourd’hui de 10 semaines. Un projet lui aussi abandonné. Mais en 2015, une enquête téléphonique menée par l’association Mor çati à Istanbul soulignait que seuls trois hôpitaux publics sur 36 acceptaient d’en pratiquer. Un acquis pourtant garanti par la loi depuis 1983. L’an dernier, une proposition de loi prévoyait de relâcher les coupables d’abus sexuels sur mineurs à condition que l’agresseur épouse sa victime. Une disposition ne s’appliquant qu’aux personnes mariées religieusement avait tenté de rattraper le ministre de la Justice, Bekir Bozdag, soulevant au contraire la crainte que ces types d’unions informelles ne soient reconnues. «On n’en dormait plus, c’était tellement choquant de voir que des députés puissent moralement arriver à proposer cela alors qu’ils sont censés protéger nos droits», se rappelle Gülsün Kav, pédiatre et responsable de la plateforme Arrêtez le meurtre des femmes qui revendique 500 membres actifs. Elle avait alors manifesté devant le Parlement pour empêcher que le texte ne passe. Mais la proposition pèserait selon elle encore aujourd’hui sur le moral des activistes et encouragerait les hommes à violenter les femmes.
Depuis sa nomination à la tête de l’Etat en 2014, le président Erdogan a aussi provoqué l’ire des associations de défense des femmes en évoquant «leur nature délicate», ou en qualifiant d’ «incomplètes» celles qui n’ont pas d’enfants. Propos réitérés sans sourciller l’an dernier en pleine journée internationale des Droits des femmes : «Je sais qu’il y en aura qui en seront gênés, mais pour moi la femme est avant tout une mère. Vous ne pouvez libérer les femmes en détruisant la notion de famille». Les critiques se sont encore mises à pleuvoir.
Les femmes : un vitrine pour l’AKP ?
Les partisans de l’AKP estiment au contraire que le parti islamo conservateur a offert des droits aux femmes et garanti leur liberté en autorisant le port du voile en 2008 dans les universités puis en 2014 dans les lycées. «Hier encore, les femmes voilées étaient discriminées dans de nombreuses institutions officielles, ont été considérées comme des citoyens de seconde zone, mais Recep Tayip Erdogan a une sensibilité religieuse, tout s’est arrangé», tranche Reşat Ağar, responsable local du parti à Istanbul. L’argument revient souvent dans les bouches de ses fidèles pour contrecarrer les accusations d’autoritarisme qui sont désormais légion à l’égard du parti au pouvoir. «S’il n’y avait pas eu Erdogan, je ne pourrais pas aller à l’école, vous avez compris ?», s’exclamait aussi durant la campagne du référendum une jeune femme coiffée d’un foulard, appuyée par son père : «C’est notre compréhension de la liberté !».
Le parti compte d’ailleurs également des femmes non voilées dans ses rangs à l’échelle locale ou nationale. Une stratégie de dédiabolisation déjà développée par son ancêtre, le Refah (tenant également de l’islam politique), dès sa campagne de 1995, en réponse aux accusations de ses adversaires laïcs, avant son interdiction en 1998. L’une des responsables de la branche femme de l’AKP témoignait aussi récemment en ce sens sous couvert d’anonymat : «Je ne porte pas le voile, chacun fait ce qu’il veut, on vit ensemble, il n’y a pas de différences».
Avancées ou retour en arrière, la levée de l’interdiction du port du voile dans l’armée en février dernier, et avant cela dans la police en aout 2016 font aujourd’hui débat, davantage que le droit octroyé aux députées de porter des pantalons en 2013. La société reste divisée. «Pourquoi de nombreuses femmes restent attachées à l’AKP ? Car le parti fait beaucoup de choses concrètes dans les municipalités, il offre des aides sociales, des moyens pour les enfants handicapés, des cours qui changent leur quotidien», estime Gülsüm Kav de la plateforme «Arrêtez le meurtre des femmes», qui porte assistance aux turques menacées.
Vitrine ou élan égalitariste, en août 2015, Aysen Gürcan était la première femme à faire son entrée au gouvernement, comme ministre de la Famille et des Politiques sociales. La première dame Emine Erdoğan s’évertue en outre à promouvoir la scolarité des filles avec le soutien du ministère de l’Education. Leur cadette, Sümeyye Erdogan a fondé l’association Kadem (association des femmes et de la démocratie) qui a, à de rares occasions, exprimé ses désaccords avec la ligne de l’AKP, notamment concernant le viol des mineurs. Nos demandes d’interview sont restées lettre morte mais le site de l’association annonce comme but d’ «assurer que les femmes sont des individus non seulement dans la sphère domestique mais aussi dans les domaines social, culturel, politique et économique».
La montée en puissance de Kadem alimente cependant la méfiance. «Ils ouvrent des sections là où d’autres associations en rapport avec le HDP (parti d’opposition pro-kurde dans le collimateur du régime) ont été fermées comme à Urfa (dans le sud-est) c’est bizarre. Jusqu’à maintenant Kadem organise des panels dans des hotels de luxe mais à part ça on ne voit pas grand chose», critique Gülsün Kav. «Les mouvements féministes sont pluriels en Turquie : kémalistes (héritières du fondateur de la république laïque Mustafa Kemal Ataturk), féministes kurdes, féministes islamistes. Mais malgré leur hétérogénéité et leurs divergences idéologiques, ils se rassemblent dans des plateformes et travaillent ensemble», nuance Berna Ekal chercheuse post-doctorante à l’institut d’études turques de l’université de Stockholm.
Les difficultés du terrain
En pratique, les lois ne suffisent pas. «Si la mentalité était convenable on aurait même pas besoin de lois», soupire Rushan Dogan, membre de la fondation d’avocats TOHAV. Elle se souvient avoir été interpellée par un juge en plein plaidoyer, il y a cinq ans : «Il m’a dit ‘madame, êtes vous mariée ? Non ? Alors comment pouvez-vous comprendre les problèmes entre un mari et son épouse ?’». Son groupe s’est concentré sur la mise en oeuvre de la Charte européenne d’égalité entre les genres dans la gouvernance locale. Le but : faciliter la vie des femmes, leur consacrer un budget approprié. «Souvent des centres sportifs ou de soutien sont ouverts mais les femmes ne peuvent pas y aller car elles doivent s’occuper des enfants, on s’est rendu compte que si on mettait aussi une crèche à disposition ça changeait tout», explique-t-elle. Quelques dizaines de municipalités s’y sont engagées, principalement liées au HDP parti des minorités pro-kurde dont de nombreux maires ont été destitués cet été. Ateliers d’artisanat, éducation sexuelle, leçons de droit…
Dans le sud-est du pays, la fondation Kamer s’évertue à continuer une bataille entamée en 1994. Begüm Baki en est responsable dans la ville de Mardin : «Même si les lois changent, on fait face à des institutions dominées par les hommes donc en pratique ça demande beaucoup d’efforts. Les peines, quand elles sont appliquées, ne sont pas toujours réalistes. Il y a cinq ans, j’aurais pu parler d’évolution mais ces derniers temps les discrinations ont augmenté. Etre une femme devient une insulte jusqu’aux plus hauts rangs de l’État». La fondation recevait davantage de candidates durant le processus de paix. Aujourd’hui, la région est en proie aux violences depuis la reprise à l’été 2015 des combats entre l’armée et le groupe kurde PKK classé terroriste, qui ont fait des victimes civiles et engendré des déplacements forcés.
Les problèmes de pauvreté couvriraient aussi les violences contre les femmes : le mariage des mineures bloquant leur accès à l’éducation et à l’indépendance économique. Kamer a lancé le projet «Qui est coupable ?». Il passe au scanner des cas en justice et pointe qui est responsable d’atteintes aux droits des femmes. Mais le manque de données reste un frein : celles partagées par les municipalités, les tribunaux et les ministères ne correspondraient pas. Begüm brandit en souriant un livre traduit en turc et en anglais intitulé «J’existe». Quinze femmes de la région y témoignent anonymement des discriminations subies au sein même de leur foyer et des changements qu’elles ont opérés. «Nous étions une goutte d’eau, nous sommes désormais un océan», affirme fièrement l’introduction. La chercheuse Berna Ekal, a étudié de près les centres d’hébergement pour les femmes, aujourd’hui centralisés mais mis à l’agenda par les associations féministes à la fin des années 1980. Selon elle le gouvernement aurait «récupéré» leur idée sans leur allouer suffisamment de financements. Ces centres étaient censés être créés dans toutes les villes, mais seule une trentaine de municipalités en disposeraient. Elle appelle aussi à un changement de perspective sur les aides officielles apportées au femmes : «Le système social est basé sur le fait que les femmes travaillent chez elles sans rémunération, il est basé sur la notion de famille. Il en résulte un manque important de centres d’accueil de jour pour les enfants, dont la charge quotidienne est considérée comme un devoir de la femme. Les lois ne facilitent pas l’équilibre entre vie de famille et travail pour les femmes».La Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté souligne de son côté que le nombre de Turques en politique et dans la magistrature reste très faible et que la Turquie était classée à la 130ème place sur 144 de l’Index global des écarts de genres (GGI) en 2016. Elle appelle aussi les autorités à suivre ses engagements auprès du programme Femmes Paix et Sécurité de l’ONU.
Des associations sous pression
La nouvelle Constitution approuvée par référendum le 16 avril (scrutin dénoncé par l’opposition comme frauduleux) fait craindre que le durcissement du pouvoir amorcé avant même la tentative de Coup d’Etat de juillet dernier, ne pèse davantage sur les droits des femmes. De nombreuses associations ont ainsi été fermées. «Avec l’Etat d’urgence, on nous coupe les moyens d’actions, on se sent dans un cercle vicieux. Les menaces ou attaques visent les fondations en rapport avec le HDP, le mouvement kurde, ou la confrérie de Fetullah Gulen (accusé d’être l’instigateur du putsch). Nous représentons des points de vue larges mais notre tour peut aussi arriver», s’inquiète Gülsün Kav. D’autres craignent que des décrets ne soient pris rapidement grace à l’Etat d’urgence pour revenir sur des acquis comme l’avortement ou le divorce.
Avec quarante ans d’expérience, la société civile turque reste néanmoins très dense et mobilisée. Ipek, caricaturiste dessine pour Bayan Yani, un journal de bande-dessinée féministe.«Je me pose beaucoup de questions par rapport à avant, si j’écris telle ou telle chose est-ce que ce sera dangereux pour moi ? On sent le souffle des autorités dans notre dos. Mais je n’arrive pas à me contrôler, je vais au bout de mes idées, même si c’est parfois difficile d’en rire», assure la jeune femme longiligne, aux cernes marquées qui continue de croquer les violences du quotidien et de singer les comportements des hommes.
Dans une société dominée par une culture du patriarcat encore marquée, le Musée des femmes d’Istanbul (accessible en ligne) lutte lui pour la mémoire des femmes du pays. Une manière d’éclairer le présent, à contre-courant. On y découvre des figures féminines qui auraient dû, à son sens, marquer l’Histoire et dont les parcours ont été tus dans les ouvrages officiels. Theodora I (500-548 après JC) : fondatrice de la première maison pour les artistes femmes dans le besoin ; Hayriye Melek Hunç (1896-1963) : première écrivaine circadienne de l’empire ottoman ; Eleni Fotiadou Küreman (1921-2001) : première photojournaliste professionnelle de Turquie ; Aylin Aslim (née en 1976) : première féministe turque artiste punk-rock… Aujourd’hui, malgré les difficultés le combat continue assurent les militantes. «Au fond, ce sont les hommes qui ont un problème avec nous, mais les femmes doivent être conscientes de leur pouvoir pour faire évoluer les choses. Je n’ai pas peur, pourquoi j’aurais peur ?», soutient Gülsün Kav. Coup franc.
Pour aller plus loin
-La convention d’Istanbul sur EuroMed Droits :
http://www.euromedrights.org/fr/publication/convention-distanbul-2-ans-plus-tard/
-Le ministère turc de la famille et des politiques sociales :
http://en.aile.gov.tr
-La cartographie des féminicides par Bianet :
http://bianet.org/english/women/169543-who-where-how-femicide-map-of-five-years
-L’association de lutte contre les violences sexuelles (CSMD) :
http://cinselsiddetlemucadele.org/en
-La fondation Mor çati :
https://www.morcati.org.tr/en/
-La plateforme Arrêtez le meurtre des femmes :
https://kadincinayetlerinidurduracagiz.net
-L’association Kadem dirigée par la fille du chef de l’Etat :
http://kadem.org.tr
-La fondation Kamer dans le sud-est du pays :
http://www.kamer.org.tr
-La fondation pour les études légales Tohav :
www.tohav.org
-Le journal de bande dessiné féministe Bayan Yani :
https://www.facebook.com/BayanYani/
-Le Musée des femmes d’Istanbul :
http://www.istanbulkadinmuzesi.org/en