Elle assure 12 % du Produit intérieur brut (PIB) en Algérie, 10 % en Tunisie, 11 % en Égypte. L’agriculture est un pilier des économies méditerranéennes et elle est dépendante du soutien financier des États. Selon l’OCDE, la Turquie consacre annuellement 6,6 milliards de dollars au soutien aux producteur·rices, soit l’équivalent de 13,52 % des recettes agricoles brutes. Au sein de l’Union Européenne, l’enveloppe représente 101 milliards, soit 19 % des recettes agricoles brutes. Dans la plupart des pays développés, hormis en Australie et en Nouvelle-Zélande, l’agriculture a des soutiens importants, soit directs, soit en termes de protection du marché intérieur. Dans la région méditerranéenne, ce modèle s’est étendu à d’autres pays en voie de développement.
En Algérie, le Plan national de développement agricole lancé dans les années 2000 injecte en moyenne 50 milliards de dinars (environ 300 millions d’euros) par an dans le secteur de l’agriculture et de l’alimentation entre 2000 et 2007. Entre 2010 et 2014, le budget de l’État consacre 1,7 milliard de dollars à la politique agricole. Le budget accordé au ministère de l’Agriculture et du Développement rural est multiplié par 5 entre 2000 et 2011. Les résultats sont visibles : le PIB de l’agriculture passe de 426 milliards de dinars en 2000 à 2 168 milliards en 2014. L’utilisation d’intrants, de machines, de semences améliorées, le développement de l’irrigation, la formation mais aussi l’apparition de nouveaux investisseurs privés permettent une augmentation de la production et des rendements. C’est principalement la généralisation des moyens de pompages de l’eau souterraine qui permettent cette croissance.
Le soutien étatique à l’agriculture développe un système intensif
En parallèle, les critères et les cibles de ces aides publiques au développement de l’agriculture ont provoqué l’apparition de moyennes entreprises agricoles. Les entreprises bénéficient d’accès au foncier, à l’eau et aux crédits, mais également de la politique de soutien des prix et du régime fiscal privilégié. Très mécanisée et productive, cette agriculture intensive vise les marchés internationaux. Mais les petit·es agriculteur·rices, à l’inverse, n’ont pas pu avoir accès à ces dispositifs de soutien étatiques. « L’agriculture est le deuxième secteur d’investissement dans le pays, explique Omar Bessaoud, économiste et politiste, spécialiste en politique publique rurale méditerranéenne, administrateur scientifique principal au Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes (CIHEAM). Il y a des fonds pour le lait, le blé, les calamités naturelles. En distribuant les aides, les ministres et les responsables ont constitué une petite oligarchie, sans traçabilité. On a commencé à distribuer des concessions agricoles énormes qui sont devenues le premier gisement de captation des rentes ».
Le plan « Felaha 2019 » visait également à développer la création d’un modèle particulier : un système productif intensif, avec des exploitations intégrées qui peut stocker, transformer et valoriser la production agricole. Et parallèlement, les petit·es paysan·nes qui représentent 70 % des exploitations, vivent dans une certaine pauvreté. Cette agriculture étant principalement familiale, les exploitations finissent par être morcelées à cause des lois sur l’héritage : lorsque le propriétaire décède, la terre doit être divisée entre les héritier·es. Pour Omar Bessaoud, il y a un risque politique réel à « construire une agriculture sans agriculteur·ices », dans un pays où le secteur fournit plus de 2,5 millions d’emplois, soit un quart de la main d’œuvre déclarée, selon l’Organisation nationale des statistiques.
Parallèlement aux dépenses étatiques pour développer l’agriculture, le gouvernement algérien finance une partie du panier alimentaire des Algérien·nes, en important des produits de base et en les subventionnant. Les produits agricoles et alimentaires représentent 20 % du total des importations du pays. Les céréales et le lait représentent plus de la moitié de la facture alimentaire. L’Algérie est le premier importateur mondial de blé dur, le troisième de blé tendre et le deuxième de lait. C’est l’argent des exportations d’hydrocarbures qui finance donc une grande partie de la nourriture des Algérien·nes. Cette capacité à acheter est intimement liée aux cours mondiaux du pétrole et rend l’Algérie vulnérable aux fluctuations des marchés internationaux des matières premières mais également aux capacités de production et d’exportation de pays étrangers.
La PAC ne permet pas aux agriculteur·rices de vivre dignement
Sur la rive nord de la Méditerranée, l’économie agricole et alimentaire est très largement structurée par la Politique agricole commune (PAC) de l’Union Européenne, créée pour assurer la souveraineté alimentaire de la région, après la Seconde Guerre mondiale. La PAC finance les systèmes agro-alimentaires à hauteur de 50 milliards d’euros par an et elle est, jusqu’à aujourd’hui, le plus gros poste budgétaire de la politique de l’UE. Elle se divise en deux parties appelées « piliers » : le soutien aux prix et aux revenus d’une part, l’aide développement rural d’autre part, co-financé par les États. Depuis 2003, les aides sont devenues « découplées », c’est-à-dire indépendante de la production. Elles sont donc attribuées par hectare. Le système favorise donc les grandes exploitations et laisse de côté les plus petits acteurs. « Dans notre réseau, personne n’a d’aide de la PAC, explique Anne-Cécile Daniel, coordinatrice de l’Association française d’agriculture urbaine professionnelle. Les démarches sont trop lourdes au vu des bénéfices que les producteurs pourraient en tirer ». Pour ceux qui tentent de développer une agriculture urbaine professionnelle, le modèle économique est encore à construire, même si des villes ou des fondations privées délivrent des subventions. Et malgré l’argent de la PAC, le revenu des agriculteur·rices n’a cessé de diminuer depuis 2005. En France, en 2016, 22% des agriculteur·rices vivaient sous le seuil de pauvreté selon l’Insee, ce qui en faisait la profession la plus touchée.
Par ailleurs, de plus en plus d’acteurs scientifiques et de la société civile soulignent que les modèles de financement ne sont plus durables. Si la PAC conditionne certaines aides au « respect des bonnes pratiques agricoles et environnementales », un rapport de la Commission européenne soulignait en 2018 la responsabilité du secteur agricole européen dans la pollution des eaux aux nitrates. En Algérie, le projet de développement de l’agriculture saharienne inquiète. « Nous sommes dans une vision rentière et extractiviste : après avoir épuisé les ressources pétrolières, on s’occupe des mines puis de l’eau. Or nous ne sommes pas le Canada ou les États-Unis, nos ressources naturelles sont très limitées », s’alarme Omar Bessaoud. D’autant que, certains pays européens choisissent de fragiliser les écosystèmes de pays riverains. « Au Maroc, l’exportation de tomates et de fruits rouges se fait au détriment des ressources naturelles. En France, à partir du mois de mars, on peut acheter de la pastèque qui vient de Zagora, où la population manque d’eau. C’est ce modèle qui n’est pas durable. Le changer passe par une modification des les rapports nord-sud », estime Omar Bessaoud.
En France, un premier débat public sur les priorités nationales de la PAC
En Europe, la prise de conscience de l’importance des problématiques d’alimentation, mais aussi l’apparition récurrente au sein du débat public de la question de la pauvreté des agriculteur·ices, pousse la société civile à demander du changement. La PAC est négociée tous les 7 ans. Dans le cadre des négociations pour le programme 2021-2027, la Commission européenne a demandé, pour la première fois, aux États de construire des Plans stratégiques nationaux. En France, ce plan est formulé par le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation. Le règlement européen impose que ce Plan stratégique national fasse l’objet d’une évaluation environnementale. Les dispositions françaises obligent, dans le cas d’une évaluation environnementale, la saisie de la Commission nationale du débat public (CNDP). Fin 2019, la CNDP annonce l’organisation d’un débat public sur les priorités qui devraient être inscrites dans le PSN français. Le débat est intitulé « imPACtons » et dispose d’un budget de 1,3 million d’euros.
Tout au long de l’année 2020, la Commission a mené une centaine d’entretiens, mis en forme des documents d’information et sélectionné par tirage au sort 125 citoyen·nes qui se sont réuni·es pendant trois jours. Fin septembre, les participant·es au débat déterminaient 6 objectifs prioritaires et 17 leviers pour les mettre en œuvre. Les questions de la durabilité de l’agriculture et d’un revenu digne pour les agriculteur·rices y sont très présentes. Ils appellent, entre autres, à subventionner les circuits courts et les conversions à l’agriculture biologique, à mettre en place une aide forfaitaire pour les petites exploitations ou encore à « conditionner les aides aux pratiques environnementales ou aux services rendus plutôt qu’à l’hectare ». Le ministère de l’Agriculture a désormais jusqu’au 7 avril pour répondre. La Commission, elle, s’est félicitée de l’engouement du public pour ce débat.
«Il y a de véritables attentes »
« Au niveau national, ImPACtons est marginal dans la négociation, nuance pourtant Mathieu Courgeau, éleveur de vaches laitières et président de Une autre PAC, une coalition d’organisations de la société civile qui militent pour une refonte de la PAC. Nous ne sommes pas très optimistes. On ne sent pas suffisamment d’ambition au sein du gouvernement pour répondre aux attentes de la population, car il y a de véritables attentes ».
Un sentiment renforcé par le fait que la coalition « a du mal » à obtenir un rendez-vous avec le ministre de l’Agriculture français comme d’autres organisations paysannes ou environnementales, même si elle est écoutée au sein des services du ministère. Dans un communiqué publié début février, Une autre PAC s’inquiétait déjà des premières réponses du ministre Julien Denormandie, qui affirmait, concernant la transformation des aides, que « ce débat de l’aide à l’actif n’est ni mûr ni faisable dans le cadre de cette PAC, car nous n’avons pas de définition de l’actif au niveau européen ».
Pour transformer les modèles économiques agricoles, d’autres acteur·rices tentent d’agir à l’échelle de l’exploitation. C’est le cas, par exemple, de l’Atelier paysan, une coopérative française qui milite pour la généralisation de l’agro-écologie paysanne et forme les agriculteur·rices à produire leurs propres outils. L’objectif est de diffuser des savoirs mais aussi de « diminuer la charge d’investissement », et notamment celle liée à l’achat de machines agricoles puissantes qui poussent à l’endettement. « Tout un panel de dispositifs est mis en place pour inciter à investir. Nous souhaitons questionner ces aides à l’acquisition de machines agricoles ou de bâtiments neufs, car elles favorisent clairement le surdimensionnement des exploitations, dans un contexte de crises agricoles où l’endettement grève leur modèle économique, particulièrement les fermes laitières ou porcines », explique la structure dans son plaidoyer. Depuis 2009, la coopérative a formé 1 600 personnes et développé plusieurs dizaines d’outils dont certains plans sont accessibles à tou·tes sur leur site internet.