Crédit Photo : Sofiane Hadjadj/Editions Barzakh
La préface du traducteur, Lotfi Nia, donne le ton : ce livre mélange les langues. Le lecteur aura à prendre un instant pour entendre, dans son imagination, l’un des personnages dire : « Elli eddah lebhar tjibou emouja », « ce que la mer emporte est ramené par la vague ». Pour un lecteur francophone qui connaît Alger, les nouvelles de Salah Badis sont aussi sonores : on y entend, à travers les gens comme à travers la musique, du français, de l’arabe standard, du deridja. Comme dans la « vraie vie ».
Dans une collection commune, les éditions Philippe Rey (France) et Barzakh (Algérie) proposent des traductions d’œuvres littéraires écrites par des écrivains maghrébins arabophones. « Des choses qui arrivent », de l’auteur algérien Salah Badis, 29 ans, publié en 2019 aux éditions italiennes arabophones El Mutawassit, sort en France en ce début de mois d’octobre.
« La question linguistique, c’est l’une des grandes questions de ma vie. Je ne voulais pas tout traduire, on n’est pas dans les années 1950, explique Salah Badis. Dans la façon dont les Algériens parlent, il y a à la fois beaucoup d’affirmations dans la forme, et de doute, dans le fond. L’usage de la langue nous montre comment chaque classe sociale pense ».
« À hauteur d’homme »
Dans chaque nouvelle, les personnages sont des gens « comme tout le monde » : une vieille dame, propriétaire d’un salon de coiffure, des étudiants, un garagiste, un fonctionnaire. Souvent, l’intrigue naît d’une rencontre. « Quand des gens de classe sociale différente se rencontrent, il y a une zone grise qui m’intéresse, explique Salah Badis. Un moment de sympathie. Souvent, je me demande comment serait la rencontre entre des gens qui ne se sont jamais rencontrés ». Au fil des histoires, l’auteur dévoile un attachement profond pour « les gens » : « Quand on parle des années 1990 dans le cinéma, on décrit souvent les barbus comme des gens qui vendent des soutiens-gorge, ou des gens qui hurlent tout le temps, explique-t-il. Il n’y a pas quelqu’un qui va s’intéresser à eux ? Aux États-Unis, il y a des films sur les serial killer, qui racontent leur vie. Je veux utiliser l’empathie pour parler à hauteur d’homme, sans glorification ni mépris.»
L’auteur, qui a commencé sa carrière en écrivant de la poésie et est également journaliste, dit qu’il ne s’est jamais projeté dans une profession particulière, si ce n’est dans le fait de pouvoir « observer ». Sa capacité d’observation plonge, sensoriellement, le lecteur dans les rues d’Alger et de sa banlieue Est, où il a grandi. « La banlieue pour moi, c’est avoir 20 ans, et vivre dans un endroit où, si je veux assister à un concert, il ne faut pas que je tarde trop tard dehors, parce qu’il n’y a pas de bus tout le temps, explique Salah Badis. Mais c’est aussi là où des gens vivent un chagrin d’avoir quitté le centre-ville et où d’autres gens vivent un chagrin d’avoir quitté la campagne ».
Pourtant, écrire sur cette banlieue est n’a pas été simple. « La littérature est perçue comme quelque chose de sérieux. Il faut parler du « centre ». Je me suis demandé comment parler de la banlieue. Peu d’écrivains algériens, hormis Adlène Meddi, qui évoque El Harrach, ont banalisé cette banlieue. C’est la littérature américaine, Raymond Carver, John Cheever, Richard Ford, ou encore Flannery O’Connor, qui m’a beaucoup aidé à banaliser les lieux d’écriture, à parler de Reghaia, de la zone industrielle, à parler de la marge », raconte-t-il.
Salah Badis travaille aujourd’hui à l’écriture d’un roman, mené par le désir d’une certaine transmission. « J’ai du plaisir à raconter des histoires, à partir de petits bouts d’imagination. Je conçois ça comme de la cuisine : à partir de différents « restes », je peux créer une nouvelle recette et inviter des gens à manger. Cela crée des relations, des bons moments, des découvertes ». Déjà disponible en France, « Des choses qui arrivent » sera présenté en Algérie pendant le Salon international du Livre d’Alger, du 25 octobre au 4 novembre.