L’agriculteur français Maurice Feschet dans ses champs de lavande à l’hiver 2022. Sophie Bourlet.
Sa ferme est nichée au creux du vallon qui entoure Grignan et son château. Dans les champs alentour, la lavande côtoie les vignes, les petites exploitations et les résidences secondaires de citadins en quête d’une luxueuse quiétude. Maurice Feschet accueille les bras ouverts dans sa ferme centenaire. Autour d’un pichet de vin blanc et d’un plat de blettes du jardin préparé par sa femme Geneviève, il raconte : « La ferme, mon arrière-grand-père y travaillait déjà ! » Quelques hectares de céréales, un poulailler, et surtout, de la lavande, font la fierté de la famille de génération en génération. Les sachets de lavande à glisser dans la penderie, les huiles essentielles et les produits cosmétiques, il en a confectionnés par dizaines de milliers. Aujourd’hui pourtant, le lavandiculteur de 76 ans est inquiet : « Mon fils a repris la ferme, mais j’ai bien peur qu’il ne puisse pas finir sa carrière… »
Depuis une dizaine d’années, les dérèglements climatiques sont venus toucher de plein fouet l’exploitation, comme celles de nombreux agriculteurs. « Entre la sécheresse, les hivers doux, le gel tardif, les inondations sur le sol argileux qui restent deux ou trois jours et font mourir les plants …. C’est une catastrophe », énumère Maurice. Les chiffres ne mentent pas : « La production a baissé de 40 % depuis une dizaine d’années. Quand j’ai commencé en 1972, un plan pouvait durer 23 ans, aujourd’hui c’est trois ou quatre ans ». Quand on vit des champs, la moindre perturbation dans l’écosystème peut ainsi s’avérer implacable. À cela s’ajoutent les normes et l’administration, avec un grand A, dont Maurice parle avec des éclairs dans les yeux. Chambre d’agriculture, conseillers agricoles, MSA, mairie, Union-Européenne, paraissent se liguer contre lui. En 2007, le REACH (Agence Européenne des produits chimiques) lui assène un coup dur en classant les huiles essentielles comme produit chimique. Les distillateurs doivent aujourd’hui indiquer la présence d’allergènes, notamment le linalol.
Plainte collective contre l’Union Européenne
Puis, tout bascule, lors d’une visite de son voisin Gert Winter, professeur de droit en Allemagne et membre du Climate Action Network, l’équivalent européen du Réseau Action Climat. En l’écoutant s’insurger, celui-ci lui propose une action juridique. Maurice Feschet devient en 2018 l’un des dix plaignants du People Climate Case. À ses côtés, des fermiers Portugais ou Roumains souffrant de la sécheresse et des inondations, une famille vivant du tourisme dans les Alpes italiennes, une association de jeunes Samis en Suède impactés par la fonte des neiges, ou encore un couple d’Allemands dont l’hôtel est menacé par la montée des eaux. L’objectif : porter plainte ensemble contre l’Union Européenne pour faire reconnaître son incapacité à protéger les citoyens, en ayant autorisé un niveau trop élevé de gaz à effet de serre. Au moment du dépôt de la plainte, l’Europe visait une réduction de 40 % des gaz à effet de serre à l’horizon 2030. Une mesure jugée trop faible par les ONG, qui préconisaient 65 % pour pouvoir respecter l’accord de Paris.
Selon Clothilde Baudouin, à l’époque chargée de la coordination du projet en France pour l’association Notre Affaire à Tous, l’action a surtout permis de sensibiliser et d’élargir le champ de vision : « Quand on parle du changement climatique, on imagine les pays du Sud, les banquises, l’Amazonie. On voulait montrer que ça existe aussi chez nous, et que ça allait toucher tous nos droits humains et notre vie quotidienne. » Et plus particulièrement, toucher les personnes les plus vulnérables. Du ménage urbain qui fait face aux inégalités de logement, de santé, d’accès à l’eau ou à la nature en cas de canicule, à la petite exploitation rurale, ceux qui polluent le moins ne sont pas ceux que l’on entend le plus. Pourtant, d’après la Banque mondiale, 100 millions de personnes dans le monde pourraient tomber dans la pauvreté d’ici à quinze ans, entièrement à cause du dérèglement climatique. « Les plus vulnérables sont moins en position de négociation », regrette Clothilde, qui a notamment œuvré au rapport Un climat d’inégalités. « Il faut avoir accès à l’information, ne serait-ce qu’avoir internet, pour pouvoir prendre conscience de son préjudice. Puis, il faut des liens avec les associations, le social, ou le service public… Ça n’est pas donné à tout le monde. »
Maurice, de son côté, est alors pris dans un tourbillon. Une ribambelle de jeunes militants, journalistes, juristes, défilent chez le lavandiculteur et sa femme, qui prépare repas et couchages pour tous. « C’est surtout pour eux, pour les jeunes, que je l’ai fait », se souvient le Drômois. Après des campagnes de mobilisation dans toute l’Europe, une pétition qui a recueilli 100 000 signatures, des dizaines de réunions et deux appels, le verdict définitif tombe en 2021.
La plainte est jugée irrecevable par la Cour de Justice. Retoqués pour la forme au lieu du fond. « Ils se sont basés sur une jurisprudence très vieille. Les familles n’avaient en fait pas le droit de recourir au tribunal européen en tant que collectif », explique Clothilde Baudouin.
Impact politique
Un revers cuisant face au colosse. Mais pas la fin du combat. Car depuis le début du People’s Climate Case, les différentes actions en justice à l’échelle nationale et internationale, l’arrivée de figures populaires telles que Greta Thunberg, et le soulèvement mondial pour le climat ont changé la donne. « On s’est battus pour qu’on en parle, et ça a marché ! » s’enthousiasme Maurice. Une somme d’initiatives qui ont poussé l’Europe à revoir son ambition à la hausse : – 55 % de réduction à l’horizon 2030. La France n’a quant à elle toujours pas renforcé son objectif et stagne à -40 %.
Pour Clothilde, les chiffres sont loin d’être suffisants, mais les actions doivent continuer : « Le droit environnemental et climatique évolue en permanence, parce que c’est nouveau. Il y a un enjeu de faire évoluer ce droit dans le bon sens. Le rôle de la justice est avant tout de protéger les citoyens. » Maurice, de son côté, s’est retiré dans son coin de campagne. Finis les aller-retours à Paris, l’heure de la retraite a sonné et il n’a plus le courage de militer. « Il n’y aura plus jamais de victoire. Ce qui est perdu est perdu. Mais ce n’est pas une raison pour ne plus rien faire. C’est aux jeunes maintenant de prendre le relai. On est en tout cas tous responsables. »
Adapter la pêche
Dans les allées de Riadh El Fetr, un ancien centre commercial d’Alger régulièrement utilisé pour des festivals, un groupe d’enfants applaudit une animatrice. La jeune femme, employée de Permakids, une entreprise algérienne qui forme les enfants et leurs parents à la permaculture, leur explique le cycle de la vie dans la forêt. Le forum «Notre futur», organisé par l’Institut français d’Alger, du 3 au 5 février, veut donner la parole à celles et ceux qui œuvrent pour la protection de la biodiversité ou qui trouvent des solutions d’adaptation.
Ce matin-là, dans la salle de conférence, des entrepreneurs algériens, tunisiens et maliens présentent leurs solutions pour mieux produire. La question de l’avenir et de l’adaptation du secteur de la pêche semble dominer les préoccupations de la salle. Un responsable associatif tunisien rappelle que les crabes bleus posent un problème aux pêcheurs du pays. Cette espèce invasive, dont la présence dans les eaux tunisiennes a explosé depuis 2014, se nourrit des poissons et crustacés habituellement commercialisés. Ainsi, la diminution du nombre de palourdes, mangées par les crabes bleus, a conduit les autorités tunisiennes à interdire leur pêche. Dans la région de Djerba, un projet des Nations Unies a poussé les personnes qui gagnent leur vie grâce aux palourdes (soit en les pêchant, soit en fabriquant les filets pour leur pêche) à se reconvertir dans l’exploitation des crabes bleus.
Le crabe est très peu consommé en Tunisie mais il est un produit très demandé en Asie, aux Etats-Unis ou en Australie. Avec le soutien d’organisations internationales, une petite industrie d’exportation s’est mise en place. Selon la FAO, les exportations de crabe bleu de Tunisie ont dépassé les 2 000 tonnes en 2021, le double de l’année précédente.
Espèces invasives
Ces espèces dites « exotiques » ou « invasives » représentent aujourd’hui 20 à 30% des espèces présentes en Méditerranée, selon le rapport Plan d’action pour la Méditerranée, de l’ONU. Elles proviennent d’autres régions du monde et arrivent en Méditerranée soit par la coque de navires commerciaux transitant depuis l’Asie via le Canal de Suez, soit par des exploitations d’aquaculture.
L’Algérie est également touchée. L’opinion publique a été particulièrement marquée par la prolifération des méduses pendant l’été 2022. Cette présence était due à la fois au réchauffement des eaux et à la disparition des tortues, qui se nourrissent de méduses, victimes de la pêche. Comme pour de nombreuses questions liées à la biodiversité, les activités humaines et le changement climatique sont des facteurs aggravants qui sont parfois confondus ou mélangés. Dans la salle de conférence de Riadh El Fetr, l’une des membres de l’association MareNostrum évoque la responsabilité des pêcheurs, face à la dégradation de la biodiversité, et la diminution des ressources halieutiques. « Le pêcheur n’est pas le premier maillon à pointer du doigt, rétorque un spectateur. Ce qu’il demande, c’est d’avoir des activités alternatives ».
En Algérie, les acteurs de la pêche ont bien conscience que quelque chose a changé. A Jijel, sur la côte nord-est du pays, Fouad Zaimen, Tarik Ghodbani et Hugo Vermeren, auteurs d’un article intitulé « L’activité de pêche artisanale au sud de la Méditerranée : gouvernance, dynamique socio-économique et enjeux environnementaux dans le port algérien de Jijel (Boudis) », ont interrogé plusieurs dizaines de marin-pêcheurs : pour la plupart d’entre eux, il y a bien une « détérioration des écosystèmes marins », dont ils attribuent la responsabilité principale à la « pollution ».
L’enjeu du développement
Au cours de la décennie 2010, à Jijel, il y a eu une diminution significative de la pêche. « En 2011, la quantité de sardines capturées était d’environ 4 682 tonnes, soit sa valeur la plus élevée, mais en 2016, elle n’a pas dépassé la moitié de ce chiffre. Cela n’est pas seulement dû à la diminution du nombre de sorties de pêche, car il existe d’autres facteurs qui contribuent à ce déclin, comme le fait de moissonner les mêmes zones de pêche sans en chercher de nouvelles », expliquent Fouad Zaimen, Tarik Ghodbani et Hugo Vermeren.
Les avis des chercheurs divergent sur la part de responsabilité des contraintes environnementales et socio-économiques, des actions humaines, des conflits entre les acteurs ou encore des problèmes de gestion sur cette diminution. Si le problème de la baisse de la ressource halieutique est pris au sérieux, c’est parce que la pêche fournit des emplois directs et indirects à plus d’un demi-million d’Algériens. Et selon un rapport du Centre International de Hautes Etudes Agronomiques Méditerranéennes (CIHEAM), pour 92% des pêcheurs algériens, « la pêche est leur seul moyen d’existence et constitue une source importante d’approvisionnement en protéine animale ».
Sécurité alimentaire
En 2021, le gouvernement algérien a présenté sa Stratégie nationale pour l’économie bleue pour 2030. Le ministre de la Pêche de l’époque, Sid Ahmed Ferroukhi, y souligne l’importance du « développement de l’industrie de la pêche et de l’aquaculture », de « l’industrie navale », de « la recherche de nouvelles espèces exploitables » ou du développement de la pêche en haute mer.
« Il faut comprendre que la question de la pêche est fondamentale pour la sécurité alimentaire, souligne Samir Grimes, maître de conférence à l’École Nationale Supérieure des Sciences de la Mer et de l’Aménagement du Littoral d’Alger (ENSSMAL) et coordinateur national de la base de données algérienne sur la biodiversité. En moyenne, un Algérien consomme moins de 4 kilogrammes de poisson par an. On est loin des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé ! » Selon la FAO, la population mondiale consommait en moyenne 40 kilogrammes de poisson par an en 2016. « Aujourd’hui, nous pêchons 100 000 tonnes de poissons. Mais du fait de l’augmentation rapide de la population algérienne, il faudrait pêcher 150 000 tonnes en 2030, rien que pour maintenir la consommation actuelle. Or, on sait que les stocks exploitables ont une limite, il faut donc d’autres solutions », explique Samir Grimes.
Dimanche 5 février, à l’issue du forum « Notre futur » à Alger, le jury du hackathon, un concours de développement de solutions numériques innovantes en 3 jours, a décerné le premier prix à une application qui vise à lutter contre la pêche illégale. « Trois profils existent dans l’application: le pêcheur, le consommateur et la poissonnerie », explique l’équipe gagnante sur scène. Le profil destiné au consommateur, permet de choisir sa ville et le poisson que l’on souhaite acheter puis connaître le prix et de recevoir une alerte si ce n’est pas la saison de pêche. Le profil destiné au pêcheur permet de savoir quelle est la météo, quelles sont les zones autorisées de pêche ainsi que la demande des consommateurs. Une option d’intelligence artificielle permet également de photographier un poisson, d’être redirigé vers des recettes qui y correspondent et de savoir le nom de celui-ci ainsi que s’il est frais. « On peut se baser sur la couleur et la brillance de l’œil », explique le porte-parole de l’équipe gagnante. Les enjeux auxquels fait face le secteur de la pêche semblent trouver des réponses dans ce projet. Mais le défi est encore grand. « N’oubliez pas, lance Rym Benbitour, consultante en marketing et membre du jury. Les vrais gagnants seront ceux qui créeront leur entreprise pour développer leur projet. Faites-le ».