Votre livre est très documenté et précis : on découvre au fil des pages le Paris des années de guerre, l’Oasis de Figuig au Maroc, les rues d’Oran en Algérie. Comment se sont déroulées les recherches pour cet ouvrage ?
J’ai découvert le sujet en 2015. Je venais de quitter Beyrouth. J’ai passé un an dans la maison de ma famille paternelle en Normandie. J’ai ouvert les armoires, j’ai découvert des photos, j’ai aussi discuté longuement avec des cousins installés dans un village à trois kilomètres. Sophie, l’un des personnages de l’histoire et fille de Mustapha, m’a raconté son enfance, ce que c’était d’être une petite fille métisse dans les années 1960 à Paris, à la fin de la guerre d’Algérie. Elle m’a parlé de son père. Je me suis dit : « cet homme, c’est un personnage de roman ».
Les recherches ont commencé assez vite en 2016. Elles ont duré deux ans, notamment dans les archives de l’armée ou de la police. J’ai retrouvé son casier judiciaire. J’ai acheté des livres récents ou plus anciens. Par exemple, concernant l’oasis de Figuig au Maroc, j’ai trouvé des guides touristiques de 1920 dans l’arrière-pays oranais. J’ai aussi fouillé les archives des journaux. Pour écrire certains chapitres et coller à la chronologie, j’ai repris toutes les archives des mois précédents pour me nourrir du climat à ce moment-là en France et à l’étranger. Pour chaque partie, je me référais aux calendriers de l’année, à la météo du jour. Quand j’ai lu que la couleur des tickets de métro de la RATP avait changé à telle date, je me suis dit que j’allais m’en servir. Ce sont des détails qui rajoutent de la véracité dans le récit. Finalement, j’ai amassé une quantité colossale de documents. J’étais paniqué à l’idée de commencer à écrire. Quand le premier confinement a débuté, je me suis dit : si tu ne le fais pas maintenant, tu ne le feras jamais. J’ai écrit la première version en deux mois et demi.
Ce travail minutieux de recherche, c’est votre métier de journaliste qui vous en a donné le goût ?
J’ai essayé de ne pas trop écrire comme un récit journalistique mais j’ai mené le processus de fabrication comme une enquête. J’ai multiplié les interviews : avec un géographe, un historien, des témoins de l’époque. J’ai dû recouper les infos, les sources, etc. C’était difficile à gérer parfois selon les versions et vis-à-vis des membres de ma famille par exemple. Mais l’ouvrage est un roman. Ce qui me permet aussi de faire des choix dans le récit.
J’avais envie de développer certains axes, comme l’Exposition coloniale de 1931. Ce chapitre-là est fictif. Mustapha, enfant, n’est pas allé à Paris à cette époque, mais j’avais envie de raconter cet événement. J’ai donc cherché à le rendre plausible dans le récit. Tout le contexte, comme la visite du Roi du Maroc ou la balade dans les allées de l’exposition, ce sont des éléments réels basés sur les archives disponibles.
L’une des époques retracées dans le livre est celle de la décolonisation et de la lutte pour l’indépendance algérienne, un sujet pas facile à traiter encore aujourd’hui. Comment en avez-vous abordé l’écriture ?
Je connais le Proche-Orient à travers mon travail de journaliste dans la région pendant plusieurs années. Au contraire, l’histoire du Maghreb je ne la connaissais pas. L’école ne m’a pas appris grand-chose. Mon père est un Gaulliste, cela ne faisait pas partie des sujets de discussions dans ma famille. J’ai récolté de la matière et je l’ai utilisée telle qu’elle, sans me brider. Aujourd’hui, les créations littéraires sur le sujet sont plus nombreuses mais il a fallu attendre 50 ans pour cela. Je suis content d’être un des maillons de la chaine qui permet de parler de tous ces sujets, d’autant que le personnage fait le lien entre le Maroc et l’Algérie. C’est un Marocain qui s’est battu pour le Front de Libération National (mouvement indépendantiste algérien qui devient le premier parti politique de l’Algérie indépendante, ndlr). Cela me permet d’évoquer l’histoire du militantisme du côté marocain comme du côté algérien. La spécificité de Mustapha est enrichissante de ce point de vue aussi.
Cette histoire est toujours d’actualité. Je mène des ateliers d’écriture dans plusieurs établissements scolaires en France autour de la question de la mémoire et de l’identité en lien avec le livre. Cela me permet de parler des sujets du roman et aussi de leur proposer de raconter ce qui leur a été transmis. Ces questions d’identité qui sont traitées à travers le roman sont toujours d’actualité. Le travail est encore énorme.
L’enfance de Mustapha dans l’oasis de Figuig au Maroc emmène le lecteur dans un univers moins connu, quelle est cette page d’histoire ?
Figuig est symbolique de l’histoire du tracé des frontières par les colonisateurs. Aujourd’hui, la frontière passe en plein milieu de l’oasis. Certains cousins de la famille de Mustapha sont Algériens et les familles sont divisées. La frontière a été placée à cet endroit par les colonisateurs et toutes les ressources disponibles placées du côté algérien pour les transporter plus facilement vers l’Europe. Pendant des siècles, Figuig était un carrefour d’échanges en plein cœur du Sahara. Aujourd’hui, tout échange est impossible. La vie commerciale, économique, intellectuelle de l’oasis a été complètement chamboulée.
Photo de Une : David Hury à Figuig, en octobre 2021. Grégory Miniot.