Dans l’économie de la pauvreté, la drogue

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Mis à jour le 14/09/2021 | Publié le 19/04/2017

Interview avec la sociologue Claire Duport dont les travaux l’ont menée des quartiers populaires de Marseille, à Saint-Denis en région parisienne et tout autour du pourtour méditerranéen.

« Cela fait plus de 10 ans que j’ai commencé à travaillé dans les quartiers populaires. Au départ, j’ai me suis intéressée aux économies de la pauvreté. C’est à partir de cette entrée que je suis arrivée aux activités de revente de drogue, notamment à Marseille. Nous avons monté un programme de recherche avec plusieurs acteurs sur l’histoire de l’héroïne en France, des années 1960 à aujourd’hui. Parmi les produits que l’on trouve ces dix dernières années, il y a d’abord le cannabis sous toutes ses formes, la cocaïne, les drogues de synthèse, il n’y a plus beaucoup d’héroïne, et puis évidemment les cachets. Tout ce qu’on appelle le détournement de produit, c’est à dire, des médicaments issus de produits de synthèse, des psychotropes qui au départ ne sont pas faits pour être détournés dans un usage de stupéfiants, mais qui le sont. »

Quelles ont été vos observations au départ ?

C’est en travaillant sur les économies transnationales en Méditerranée, mais aussi en partant du marché aux puces de Marseille, de quartiers où il y a du petit commerce que je me suis intéressée à ce produit. On voyait passer des blue jeans, des épices et parfois aussi de la drogue. Quand on regarde comment les pauvres font pour survivre dans une ville comme Marseille où il y a beaucoup de pauvreté, il y a dans cette économie de la pauvreté, l’économie de la drogue. Mais elle est loin d’être majoritaire. C’est une possibilité pour une tranche infime de population, souvent très jeune.

Au départ, ce sont des habitants des quartiers nord, qui sont venus me chercher et qui m’ont demandé de leur expliquer comment fonctionnaient les trafics de drogue. Dans les 13 et 14ème arrondissements de Marseille, il existe depuis les années 2000 un dispositif : « Trafic, acteurs, territoires » qui est un plan local de santé publique, soutenu par la ville de Marseille et les institutions. Il est fait de petites actions de terrain concrètes venant des habitants, des travailleurs sociaux, des éducateurs, des jeunes et des gens directement en prise avec ces problématiques d’usage et de trafic de drogue et qu’ils mettent en place pour réduire les dommages liés aux trafics (en dehors de la prévention en elle-même qui est assurée par d’autres dispositifs), car cela a des impacts sur la vie sociale des jeunes, des habitants et des familles.

 

« Les jeunes qui trafiquent ne se font pas beaucoup d’argent »

ClairE duport, sociologue

A partir d’études de terrain, on a attesté avec des sociologues que non, les gens ne se font pas plein d’argent. C’est comme chez Carrefour où pour que quelques actionnaires et un patron gagnent beaucoup d’argent, il y a des centaines de milliers de smicards. C’est une économie capitaliste assez redoutable, un capitalisme de paria. Et comme la plupart des jeunes gens qui s’impliquent dans les trafics, il y a d’énormes risques. L’argent qu’ils gagnent par rapport aux risques qu’ils prennent est absolument disproportionné. La plupart du temps cet argent ne reste pas, ils le dépensent en partie dans leur consommation de cannabis et sont parfois même endettés. S’ils gagnaient tant d’argent, ils ne resteraient pas dans leurs cités. Dans le même temps, il y a des bénéfices : on fait partie d’un groupe, on a un boulot, car oui ils appellent cela « bosser ». On existe et ce face à une société qui ne le permet pas. La plupart de ces jeunes gens ne sont pas des déjantés inconscients et ils savent bien qu’en « choufant » en bas d’un immeuble ils ne vont pas devenir des Scarface, même si à 15 ans on rêve d’un tas de choses.

C’est une manière de dire que leurs rêves et leurs aspirations sont les mêmes que les vôtres. Ils ont envie d’avoir une vie, une « nana », un mec, une maison, un boulot, un peu de fric. Cette société est comme ça. Ils n’ont pas envie d’être des assassins, ce n’est pas leur idéal. Cette expertise permet de l’objectiver avec des données réelles. Ce n’est pas un point de vue, c’est un travail réalisé à Marseille. Cela produit des savoirs. Ces savoirs sont-ils partagés par le grand public ? Visiblement non. Par les institutions ? Cela dépend lesquelles, mais pour certaines non plus. Mais la réalité est tout de même celle là.

Les mineurs sont-ils plus exploités dans le trafic ?

Non, car depuis les lois Sarkozy, il existe des prisons pour mineur dont une à Marseille. L’idée que l’on va mettre des mineurs aux postes les plus exposés car ils risquent moins est fausse. Ils risquent tout autant. Si l’on trouve ces jeunes sur des postes plus exposés, c’est que comme partout, avant d’avoir un poste plus stable, plus tranquille, il faut avoir fait ses preuves. Il n’y a pas de formation mais des compétences requises. Le guetteur par exemple doit être très patient car rester durant 14 heures à la même place hiver comme été n’est pas à la portée de tout le monde. Il faut quelqu’un de très observateur. A d’autres postes il faut d’autres qualités, soit la personne va être recrutée pour ce poste car c’est une personne fiable, soit elle va apprendre, soit elle va devoir dégager.

Une activité criminelle quel qu’elle soit, fonctionne et dure si elle sait cloisonner les segments, c’est à dire que personne ne sait qui fait quoi. Sinon à chaque arrestation c’est toute l’activité qui tombe. Ce qui fait tenir une activité criminelle c’est le secret au sein même de l’activité. Le chef d’équipe ne sait pas qui va chercher la drogue en Espagne. Celui qui fait le trajet entre le Maroc et l’Espagne ne sait pas qui produit au Maroc. Ainsi, si un segment tombe les autres ne sont pas affectés et inversement.

Quels sont les risques pour les personnes, notamment les mineurs qui prennent part à ces trafics?

Cela dépend de ce qu’on y a fait, des informations que l’on a et du risque que l’on pourrait faire prendre si on les dévoilait. Mais cela dépend aussi du segment dans lequel on est. Enfin, et c’est ce qui m’empêche de répondre de façon générale, cela dépend du mode de fonctionnement du chef d’équipe. Il y a des gens qui fonctionnent sur la violence ou sur la menace. On l’a vu en travaillant avec douze personnes qui habitaient dans les quartiers nord. On voyait que le mode relationnel ou les types de violence et de menace voir de non violence variaient d’une personne à une autre. Certaines personnes attestaient de l’utilisation de certains modes de violence et d’autres disaient : « Moi, dans mon quartier, il se prennent des beignes tous les quatre matins », à la moindre incartade la personne est sûre de finir dans une cave battue à coup de lattes.

L’assiette des personnes qui bénéficient de ces trafics dans les quartiers est-elle importante ?

Dans certains quartiers il n’y en a aucun. Vous ne trouverez pas forcément de trafics de drogue dans tous les quartiers pauvres, et inversement, vous n’en trouverez pas seulement dans les quartiers pauvres.
J’ai fait un article dans la revue Mouvement que j’ai titré « L’argent facile ». Il a été réalisé à la suite de l’affaire du quartier de la Castellane à Marseille. 28 personnes ont été interpellées pour trafic de drogue dans une cité comprenant 6 000 d’habitants. Il était important de montrer que l’argent de la drogue dans ce quartier concernait une infime partie des habitants. Un raccourci était fait, comme toujours lorsque l’on parle de ce quartier, comme étant le réseau de la Castellane comme si les 6 000 habitants faisaient partie de ce réseau. Quand bien même les 28 personnes interpellées faisaient éventuellement bénéficier dix de leurs proches, et c’est exagéré, cela ferait 280 personnes sur 6 000 habitants. Arrêtons de dire que les cités vivent du trafic de drogue. Les trafiquants de drogue sont comme tout le monde, quand il gagne de l’argent, ils le gardent pour eux. Oui, il y a des formes de redistribution. Par exemple, on a vu dans certains quartiers que l’été certains membres du réseau offrent une entrée à la piscine à certains gamins du quartier. Il y a une telle désertion de la puissance publique dans ces quartiers que de toute façon si ce n’est pas eux qui le font, personne ne le fera. Mais c’est une fois par an et ce n’est pas des billets jetés à la population pour qu’elle se taise. Ce n’est pas vrai de dire que les quartiers bénéficient de l’argent de la drogue. Ce n’est pas vrai non plus que des gens bénéficieraient d’une redistribution de l’argent qui est gagné par le trafic de drogue. L’immense majorité des gens n’ont pas envie d’avoir affaire à l’argent de la drogue.

Le travail fait par les parents dans le dispositif « Trafic, acteurs, territoires » l’atteste, les groupes de parents de jeunes impliqués dans les trafics sont les premiers à refuser que cet argent passe la porte de la maison. Ils sont très vite en conflit avec leur enfant quand ils voient qu’il s’est payé de nouvelles baskets ou autre.

Faudra-t-il prévoir des mesures de viabilité économique pour ces quartiers si une mesure de légalisation est prise par l’Etat ?

Évidemment, car la majorité des personnes qui s’impliquent dans des trafics de drogue sont des gens qui n’ont pas la possibilité, ou n’arrivent pas, à saisir les opportunités afin d’avoir des revenus générés par un travail légal. Plusieurs raisons sont en cause : l’échec scolaire y est pour beaucoup. On ne se sent pas bien à l’école, on n’y va plus. On traîne dans la rue. Le manque d’emploi, la difficulté d’accéder à l’emploi, le racisme au faciès, l’absence de diplôme, tout cela sont autant de raisons. Et quand en plus on est noir ou arabe ou gitan et que l’on habite un quartier connu comme quartier chaud cela commence à faire beaucoup pour trouver un travail. Mais il y a aussi ce qu’ils appellent dans les trafics de drogue, les nourrices qui vont cacher l’argent, la drogue et parfois les armes. Ce sont souvent des personnes choisies pour leurs faiblesses économiques. La figure typique de la mère qui élève toute seule ses enfants et qui n’a plus les moyens pour payer le loyer. Si elle ne travaille pas, elle se retrouve à la rue et ses enfants à la DASS. Donc malgré elle, elle va accepter ce genre de boulot. On a vu aussi comme nourrice un homme, la cinquantaine qui travaillait mais qui touchait l’équivalent d’un Smic et qui n’arrivait pas à nourrir ses quatre enfants. Pour 1 200 euros par mois, il avait accepté de cacher de l’argent. C’est la fragilité d’une personne, d’un enfant qui traîne dans la rue et d’un système de dette qui fait que l’on doit continuer à cacher l’argent de la drogue pour pouvoir continuer à payer son loyer etc.

Et cela se passe avec des formes de menaces et de violences extrêmes, il faut savoir qu’une personne qui accepte ce travail de nourrice doit aussi confier ses clefs. Avec la présence des enfants, la peur tout le temps, notamment de la venue de la police et de l’arrestation alors que finalement elle avait seulement cherché à nourrir ses enfants.

Si cette économie là n’était plus assurée par des gens dont c’est la seule ressource pour assurer leur vie, il faudrait qu’il y ait d’autres sources de revenu.

Dessins :  ©David Poey.