Capture d’écran du site du projet Tokyo Reels.
« C’est un film que je n’avais pas prévu de faire ». Le réalisateur palestinien Mohanad Yaqubi présentait vendredi 24 mars son nouveau long métrage documentaire « Reel no. 21 Aka Restoring Solidarity » et animait une masterclass au Festival Aflam, à Marseille, en France.
Ce documentaire est un montage issu d’archives tournées en Palestine dans les années 1960 et 1970, au moment de la lutte armée pour la libération des territoires occupés. Ces archives étaient conservées au Japon. Alors que Mohanad Yaqubi se trouve à Tokyo pour présenter son premier long métrage documentaire « Off Frame aka Revolution until victory », une spectatrice lui tend une liste de films d’archives en 16 mm, tournés par des réalisateurs japonais mais aussi égyptiens, irakien, palestiniens, allemands, italiens et britanniques, qu’elle a conservés.
Archives de la lutte armée
De ces archives de la période révolutionnaire palestinienne naît le projet « Tokyo Reels ». Mohanad Yaqubi enquête pour comprendre qui a tourné ces images, scanne les films, puis organise en 2022 un festival de cinéma pour permettre aux spectateurs de voir l’ensemble de ces 20 films d’archives, ainsi qu’une installation dans un musée. « Pour présenter ce projet d’installation, on voulait faire de petites bande-annonce pour chacun des films, raconte Mohanad Yaqubi. Et puis, nous avons posé ces petites bandes-annonces, côte à côte, sur une piste de montage, pour voir. On a réalisé qu’il y avait une voix sur cette timeline. Et c’est là qu’est né le film R21 ».
Le réalisateur, né en 1981 au Koweït, a fait de la question des archives une question centrale de sa pratique artistique, notamment via le collectif Subversive Films, un collectif pour la recherche, la conservation et l’organisation de projections, consacré aux différents aspects du cinéma militant, co-fondé avec Reem Shilleh. « Chaque époque a sa politique. Dans les années 1960, c’était faire des films militants, pour la cause. Aujourd’hui, c’est travailler avec des archives militantes, pour la cause. Pour initier un nouveau langage de lutte, nous avons besoin de la base, c’est-à-dire, de l’archive, analyse Mohanad Yaqubi. Mais cette archive n’est pas autorisée à exister. C’est celle de gens qui n’ont pas d’institution ».
Cinéma imparfait
Le réalisateur évoque la réflexion du cinéaste cubain Julio Spinoza sur la notion de cinéma imparfait et fait un parallèle avec sa pratique : « Une archive imparfaite, c’est une archive des gens. Il ne s’agit pas tant de ce qui est contenu dans l’archive, mais du fait d’utiliser l’archive et de ce que cela signifie d’utiliser cette archive. Utiliser cette archive est un signe de vitalité et d’existence », souligne Mohanad Yaqubi. « Pourquoi as-tu une telle fascination pour les archives ? » interroge Eyal Sivan, producteur et réalisateur israélien et modérateur de la masterclass. « J’avais de la fascination pour les archives lorsque je faisais mon film Off Frame. Mais aujourd’hui, je suis fasciné par la pratique de la collection d’archives et comment cela peut ouvrir le champ des possibles. Imaginons toutes ces collections que nous pouvons trouver, pas uniquement sur la Palestine mais sur toutes les luttes. Je suis fasciné par l’idée que des groupes de gens passent du temps à trier, organiser, créer des sous-titres, des affiches, et faire des projections. Le film devient un catalyseur pour un processus plus large. Ce qui est intéressant dans le cinéma militant, c’est la projection. Le film commence quand les gens se parlent après la projection. Et c’est la raison pour laquelle nous faisons des films », explique-t-il.
En 2004, Mohanad Yaqubi a créé la société de production Idioms film, à Ramallah. L’objectif était de développer les compétences cinématographiques des films indépendantes, en facilitant l’accès à des entreprises de production, aux marchés internationaux du film et aux financements. Une démarche qui permet de donner des voix aux Palestiniens, alors que leur image est largement influencée par les productions qui sont faites dans le monde occidental à propos d’eux.
Ce travail de réappropriation de l’image de soi est aussi l’un des objectifs du cinéaste dans son travail sur les archives. « Dans le film Off Frame, ce que l’on entend dans l’une des archives est « Ce que la Révolution nous a permis, c’est de passer de réfugiés à combattants pour la liberté » (phrase prononcée par Yasser Arafat, ndlr). Ce qui signifie que cela nous transforme de victimes en opprimés. Au cours des dernières vingt ou trente années, nous avons perdu, à cause d’un certain nombre de situations politiques, et nous sommes représentés à nouveau, dans le monde occidental mais aussi face à nous mêmes, comme des victimes. Ce genre de travail permet d’aller vers les Palestiniens et de dire : nous ne pouvons pas juste attendre que la communauté internationale nous donne des fonds pour que nous survivions. C’est là que les archives jouent un rôle. Cela nous fournit une langue, cela ouvre un réseau, et cela apporte un projet », résume-t-il.