Dans votre travail, vous avez à cœur de raconter des vies invisibles, des destins de migrations que l’on ne veut souvent pas voir. Quels sont vos derniers projets en cours ?
Ces cinq dernières années, j’ai travaillé avec une sorte de fil conducteur qui présente des parcours de personnes qui travaillent et font tourner l’économie française mais qu’on ne voit pas. Cela s’est notamment traduit par une commande de la Bibliothèque nationale de France (BNF) et par un film pour la chaîne Arte.
Pour la BNF, il s’agit d’un inventaire photographique qui montre 25 parcours différents, des hommes et des femmes sans papier qui travaillent sous alias (c’est-à-dire qu’ils payent pour pouvoir utiliser l’identité d’un autre pour avoir un contrat). La série s’appelle Ils vivent, travaillent et cotisent ici.
Le film a été co-réalisé avec Julia Pascual, journaliste au Monde, et Emile Costard, réalisateur et photographe. Sa diffusion est prévue en juin sur Arte. Une sacrée aventure qui raconte le parcours d’un Malien de 35 ans, Makan Baradji, lui-même co-auteur du film. Le projet a débuté il y a deux ans. Nous avons, à cette époque-là, passé des heures dans une permanence du syndicat français CGT qui accueille chaque lundi des travailleurs pour les aider à faire valoir leurs droits face à leurs employeurs. C’est lors d’une de ces permanences que nous rencontrons Makan Baradji. Il participe à une grève pour faire sortir de l’ombre les travailleurs sans-papier franciliens et défendre leurs droits.
Makan nous raconte un bout de son histoire ; comment il est arrivé en France par la mer, il y a 4 ans. Le lendemain de son arrivée en France, il commence comme serveur au café Marly en face du Louvre. En 4 ans, il trouve un travail et obtient des papiers. Ce n’est malheureusement pas le cas pour toutes les personnes dans une situation similaire. Nous décidons de le suivre pendant un an. Le film raconte ses deux boulots, l’un dans un café, l’autre comme livreur à vélo, sa vie dans un foyer. Plus globalement, le film montre sa vie dans l’ombre comme travailleur anonyme, son combat pour obtenir un titre de séjour, et puis son retour au Mali auprès de sa femme, ses deux enfants et sa petite sœur. Une quête de bonheur, de mieux vivre, une ascension lente ; « le bonheur viendra après », comme il le dit lui-même face à la caméra.
Pourquoi vouloir raconter ces histoires de travailleurs de l’ombre ?
Je cherche à raconter des parcours et des histoires pour comprendre comment la société est en train de se structurer et d’évoluer. Je trouve que cette matière manque. Face aux discours xénophobes et au repli sur soi, je veux documenter la réalité de ceux qui sont montrés du doigt sans qu’on les connaisse vraiment. Cela permet d’éclairer ce qui se passe parfois à côté de nous sans qu’on le voie. La majorité des personnes que j’ai rencontrées sont venues en France pour se construire une vie et participer à la vie de la cité. Ces personnes cherchent avant tout à travailler et à vivre dignement.
En tant que photographe, est-il facile de proposer de tels sujets ?
Le projet photo et le film sont deux projets importants mais finalement pas si courants. J’aimerais notamment poursuivre le travail de la BNF en le montrant sous forme d’exposition, peut-être en faire un livre et le faire durer dans le temps, même quand le sujet sera sorti de l’actualité. Ce serait aussi une manière d’aller jusqu’au bout de la démarche pour les personnes rencontrées.
Finalement, les deux projets se complètent. L’un est fait d’images fixes avec des citations de personnes rencontrées. L’autre donne à voir un parcours singulier. Pourquoi ne pas montrer les deux et lier les deux récits : diversité des parcours et individualité.
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BNF – grande commande – « Ils vivent, travaillent et cotisent ici »
Premier de corvée – co-réalisation Camille Millerand, Julia Pascual et Emile Costard – Produit par Mélissa THEURIAU 416 PROD. Film diffusé sur Arte au mois de Juin 2023