Dans quel contexte est née l’envie d’écrire ce livre ?
J’ai grandi à Vence, sur la Côte d’Azur, j’ai fait des études de journalisme et j’ai commencé à travailler à Nice. C’est là-bas que j’ai rencontré Teresa Maffeis, co-autrice du livre, qui était un pivot de la lutte pour les droits humains. C’était un personnage iconoclaste qui n’était pas rattaché à une association ou à une ONG. Elle avait créé sa propre association, Association pour la Démocratie à Nice (AdN), à la suite de l’arrivée du Front National (aujourd’hui appelé « Rassemblement National ») au pouvoir. Je la rencontrais souvent sur le terrain des luttes. Ces sujets m’intéressaient particulièrement, d’autant plus que la région est politiquement marquée par la montée de l’extrême droite.
En 2012, je suis partie travailler deux ans à Paris et j’ai rejoint l’observatoire du Centre de rétention administrative (CRA) du Bois de Vincennes. Ces CRA sont souvent des zones de non-droit et de privation de liberté. C’est là que j’ai touché du doigt la manière dont la France traite les étrangers. À mon retour dans le Sud en 2015, j’ai eu envie de m’engager et j’ai recontacté Teresa. Depuis 2011 et l’arrivée des Tunisiens fuyant leur pays, la ville de Vintimille en Italie était devenue un mur infranchissable. Ça a donc d’abord été un engagement personnel.
Le projet du livre est venu instinctivement sur le terrain. La situation était la plupart du temps sous-médiatisée. La lumière était tournée vers Calais ou la Grèce alors qu’une histoire tragique s’écrivait à cette frontière – qui n’en a jamais été une d’ailleurs pour les azuréens. J’ai pris l’habitude de consigner ce qui se passait. Nous souhaitions également garder trace de la solidarité qui est née spontanément face à la détresse.
À lire le livre, on ressent effectivement qu’une page d’histoire s’écrit sous nos yeux. Comment la nécessité de témoigner s’est-elle imposée à vous à ce moment-là ?
Nous nous sommes dit : ce n’est pas possible de ne pas écrire. C’est notre histoire collective, c’est l’histoire de l’Europe. Il faudra la regarder en face. Nous devions garder une trace méticuleuse. Pendant cinq ans, nous avons donc collecté des faits, des témoignages, comme un journal de bord. Il fallait que ce livre puisse circuler dans les bibliothèques, qu’il soit publié afin que si des chercheurs par exemple souhaitent travailler sur cette période, tout cela reste consigné.
Le traitement réservé aux personnes en exil est l’une des plus grosses hontes de l’Europe. Nous voulions collecter des témoignages, des itinéraires et des histoires entre humains. Nous avions aussi la volonté de redonner leur humanité à ces gens qui sont traités comme de la statistique. Nous avons par exemple redonné des noms aux morts. Depuis 2015, 47 personnes sont mortes à cette frontière selon les faits connus et recensés.
Sur le camp des rochers, ce 27 Juin, une soirée de soutien réunit bénévoles français et italiens. Au menu : repas partagé et convivialité. Des gens qui ne sont jamais venus sur le camp y affluent, petits plats sous le bras. Des associations françaises et italiennes proposent aussi de la nourriture à prix libre pour financer le lieu autogéré. Ce soir-là, on aperçoit Menton, tout illuminée. Comme une promesse. Vers 21 heures, les premiers musiciens comment à jouer. Un des guitaristes frappe aussi des percussions du pied, sur un set composé de disques pour moulin à tomates. Dans ce fief d’humanité, la musique tient un rôle central pour relever les têtes et les corps.
Les Sentinelles, chroniques de la fraternité à Vintimille
Une honte européenne institutionnelle qui fait face, et c’est flagrant dans le livre, à une grande solidarité et à un élan d’humanité. Finalement, le livre n’est pas si triste et laisse transparaitre de beaux moments.
C’était notre volonté. Nous aurions pu uniquement nous concentrer sur des faits liés à l’exil, à la loi, aux entraves aux droits, mais nous voulions aussi montrer une forme d’engagement joyeux. Cette solidarité apporte une belle leçon. S’il y a une brutalité et une indifférence institutionnelle, il nous reste des tas de leviers pour donner une suite différente.
D’ailleurs, au départ, le livre devait s’appeler Terminus Vintimille et était axé sur le journal de bord. Finalement, nous l’avons orienté sur les Sentinelles, ceux et celles qui ont aidé, car cela transporte plus le lecteur dans le récit. Il y a tout ce que les États ne font pas et il y aussi tout ce qu’on peut faire à notre échelle de citoyen, au-delà du vote et des manifestations.
Au-delà des statistiques, qui sont ces personnes sur le chemin de l’exil depuis 2015 que vous avez rencontrées ?
Ces personnes qui passent la frontière ont des itinéraires très variés. Au fil des années, les arrivées varient également. En 2017, dans l’église San Antonio mise à disposition par le prêtre, plus de mille personnes étaient présentes. On passait beaucoup de temps à discuter. Il y avait par exemple un Soudanais qui était journaliste dans son pays, Lisette venue avec toute sa famille avait perdu un de ses enfants sur le bateau. Elle a partagé avec nous sa colère. Teresa a suivi beaucoup de monde. Elle était à la retraite et prenait le temps d’aller les voir plus tard. Certains ont des enfants à présent.
Las et extrêmement fatigués, des hommes et des femmes, souvent très jeunes, peuplent le sol de la cour et la salle paroissiale attenante à l’église. Au désespoir, l’un d’entre eux confie, adossé à un muret, être prêt à « retourner au Soudan plutôt que de rester dans cette Europe-là ».
Les Sentinelles, chroniques de la fraternité à Vintimille
Ces personnes vous confient souvent le choc de n’être pas les bienvenues en Europe, ces témoignages sont-ils récurrents ?
Nous avons recueilli énormément de témoignages similaires notamment lors des sit-in à la frontière où les personnes en exil qui réclamaient le droit de circuler librement se retrouvaient face à des rangées de forces de l’ordre armées, alors que je n’ai jamais eu de violences là-bas. Dans ces moments, j’ai vu des gens pleurer et des gens qui affirmaient : « je retourne dans mon pays près des miens, je n’ai pas fait tout ce chemin pour ça ». Face à eux, j’avais honte.
L’une des personnes qui témoigne dans le livre et qui suit ces personnes sur le plan psychologique explique d’ailleurs que la plus grande brutalité ce n’est pas la traversée et la Libye car ces étapes sont intériorisées et le récit de ce qui se passe circule avant de partir. Certaines jeunes filles prennent par exemple des pilules avant le départ car elles savent qu’elles pourront être soumises à de la traite humaine. Mais le plus dur finalement, c’est d’arriver en Europe et de se dire : « on a traversé, on a survécu et on n’est pas les bienvenus ». Cette violence a pu provoquer une décompensation psychique chez certaines personnes en exil une fois arrivées en France ou ailleurs.
Le livre montre aussi que ce n’est pas si simple dans la ville de Vintimille pour les habitants, entre volonté d’aider et xénophobie exacerbée.
Vintimille est une ville que l’Europe a abandonné à elle-même face à l’ampleur de l’accueil. Certains se sont découverts solidaires, alors même qu’ils n’étaient pas engagés ou militants ; comme ce couple dont l’appartement donne sur l’église San Antonio qui accueille petit à petit des personnes, ou cette patronne de bistrot qui offre des repas. D’autres se sont radicalisés dans la xénophobie face aux personnes désœuvrées qui cherchent à boire, à manger dans la ville.
Selon les comptes de No Borders, 6000 migrants et 600 journalistes seraient passés par le camp des rochers durant sa courte existence. Les solidaires paieront chèrement le prix de leur élan du cœur : pour 31 d’entre eux, ce jour signe le début de plusieurs années de procès auxquels j’assisterai scrupuleusement, en tant que témoin et soutien. Jamais nos engagements fraternels ne nous auront autant conduits dans les palais de justice.
Les Sentinelles, chroniques de la fraternité à Vintimille
Régulièrement, des personnes venant en aide aux personnes en exil sont poursuivies, notamment en France. On parle même de Délit de Solidarité, qu’en est-il encore aujourd’hui ?
Le 1er juin 2022, un solidaire poursuivi pour avoir transporté des personnes entre deux villages en France en 2017, a été relaxé. La stratégie de l’Etat par la voix des procureurs est celle de l’épuisement : les jugements sont mis en appel systématiquement pour décourager ces actes. Alors que, finalement, en bout de chaine, la plupart des personnes sont relaxées. La solidarité est permise mais elle nécessite une grande patience et une grande volonté judiciaire. La criminalisation des solidaires est à l’œuvre depuis 2015. Face à cela, des avocats se sont spécialisés et structurés.
Le livre s’arrête en 2020 mais l’histoire de l’exil continue de s’écrire à la frontière entre la France et l’Italie, que se passe-t-il actuellement ?
Le livre est sorti après le premier confinement mais c’est une histoire sans fin. La frontière tue toujours autant. La situation est encore déplorable à Vintimille, c’est même pire car les autorités se sont saisies de quelques cas de Covid-19 pour fermer l’unique centre qui était géré par la préfecture du côté italien. Il ne reste donc plus aucun lieu d’accueil et les personnes en exil vivent dans des conditions encore plus déplorables que par le passé.
La frontière reste dangereuse et elle s’est même étendue du fait d’accords franco-italiens qui permettent à la police française de tenir un poste en terres italiennes à plusieurs kilomètres de la frontière. Il s’agit plutôt d’une zone tampon dangereuse et cruelle pour les personnes en exil.
Elle fera date, la pratique éthique de l’hospitalité par de nombreux citoyens français et aussi italiens à la ville frontière de Vintimille et tout au long de la vallée de la Roya qui, chevauchant et ignorant la frontière, serpente entre France et Italie.
André Tosel, philosophe niçois – citation retranscrite dans Les Sentinelles, chroniques de la fraternité à Vintimille
Tout comme fera date sa cause immédiate, l’arrivée massive sur les côtes méditerranéennes de milliers de réfugiés venus au péril de leur vie, surtout d’Afrique, cherche un refuge contre les horreurs de la guerre ou les impasses de la misère. Elle fera date aussi, l’orientation de la politique dans le sens de la répression et du refoulement qui suivent les Etats de l’Union européenne. (…)
Teresa Maffeis, Aurélie Selvi, Les Sentinelles, chroniques de la fraternité à Vintimille, Max Milo, 2020. 288 pages. 19,90 €
Photo de Une : Un concert de soutien sur le camp des Rochers se transforme en fête collective. Juin 2015. AdN.