Reportage en Italie – Cécile Debarge, en Espagne Elise Gazengel
C’est désormais un fleuve moribond qui, par endroits, serpente sans vigueur au milieu de grandes étendues de sable. Le long de ses centaines de kilomètres de rives, des déchets ou des troncs d’arbre affleurent encore. Même au cœur de l’hiver, l’eau peine à les recouvrir. Sur certains tronçons, la navigation n’a repris que péniblement au mois de décembre. Six mois après l’épisode de sécheresse exceptionnelle qui a frappé le Pô à l’été 2022, le plus grand fleuve italien n’a pas retrouvé son débit habituel. Dans son bulletin publié au mois de novembre, l’Observatoire permanent de l’Autorité du Bassin du District du Fleuve Pô a maintenu un niveau d’alerte sécheresse moyen. Début novembre, le niveau d’eau relevé au Pont de la Becca, à Pavie, se trouvait à -2,56 mètres par rapport à son niveau habituel. Un chiffre plutôt coutumier des mois d’été. Dans les régions traversées qui représentent un quart du territoire italien, on se prépare à un été 2023 pire que le précédent.
Des récoltes inférieures de 30 à 90%
« En 2003 et 2017, le Pô avait déjà connu d’importants épisodes de sécheresse », se souvient l’agronome lombard Ermes Sagula. « La différence est qu’en 2022, il n’y a pas eu de neige dans les zones de montagne et donc aucune possibilité d’apport supplémentaire en eau », poursuit le responsable technique de l’aide aux entreprises agricoles lombardes pour le syndicat agricole Coldiretti. Poumon économique du pays, dans le nord-ouest de l’Italie, la Lombardie est une région traditionnellement riche en eau. En 2022, pourtant, la Région a reconnu l’état de sécheresse dans neuf de ses douze provinces. « De nombreux agriculteurs ont été contraints de changer leur programme de cultures », détaille Ermes Sagula. Dans cette région, les agriculteurs récoltent souvent au moins deux fois dans l’année. Avec l’épisode de sécheresse et le manque d’eau pour l’irrigation, la deuxième récolte a souvent été abandonnée. En moyenne, cela représente un manque à gagner d’au moins 30%. Pour les entreprises les plus touchées, ce chiffre a atteint entre 80 et 90% selon l’agronome.
Derrière ce tableau menaçant, l’économie de la région et de tout le pays est remise en question. Dans le sud de Milan, la province de Pavie est aussi appelée la « Food Valley » italienne. Elle concentre un tiers de la production alimentaire du pays et la moitié des élevages d’animaux. En Espagne, c’est la région du sud-est, connue pour ces champs de fruits et légumes, que les gouvernements successifs ont voulu préserver au fil des années face au manque d’eau.
Entre écologie et économie
Les fruits et légumes cultivés dans cette partie du pays souvent renommée “le potager de l’Europe” remplissent les étals du continent tout au long de l’année, sans interruption. Mais dans cette zone très ensoleillée où il ne pleut presque jamais, rien ne pourrait en réalité être cultivé sans l’eau du fleuve Tage, déviée du nord du pays via une infrastructure construite il y a plus de 40 ans. Une partie de l’eau du plus long fleuve de la péninsule ibérique est ainsi transférée dès la région de Castilla la Mancha vers le sud du pays sur près de 300km de canaux et aqueducs, pour terminer dans cette région désertique.
Achevé en 1979, ce transfert a déclenché une véritable « guerre de l’eau » opposant les municipalités de Castilla la Mancha qui dénoncent la mort de leur fleuve, accentuée par cette infrastructure ; et celles du Levant espagnol, où le transfert génère 100 000 emplois – selon les syndicats du secteur – et apporte 3 milliards d’euros au PIB national. Alors quand, le 29 novembre 2022, le gouvernement de gauche a rendu public son nouveau plan Hydrologique pour 2022-2027 incluant une réduction de l’eau apportée au Levant (passant de 295 hm3/an à 190hm3/an en 2027) pour réguler le débit écologique du Tage, les agriculteurs sont sortis dans les rues.
« Défendons le potager de l’Europe » ou encore « moins d’eau, plus de chômage » pouvait-on lire sur les pancartes des manifestants. L’exécutif évoque dans son rapport les conséquences socio-économiques de cette réduction du transfert et estime les pertes à 10 000 hectares de culture, 76 millions d’euros par an (458 millions sur six ans) ainsi que plus de 11 000 emplois détruits. Pour le syndicat SCRATS, qui réunit les agriculteurs irriguant grâce au transfert, cette décision est purement « politique et injuste ». Malgré la sécheresse exceptionnelle de l’année 2022 et les prévisions peu optimistes quant aux années à venir, le syndicat réfute l’argument écologique de la décision.
Modernisation et dessalement
« Nous réutilisons l’eau à 100%, nous avons modernisé 98% de nos systèmes d’irrigation goutte à goutte et avons même des sondes aux racines qui permettent de ne rien gâcher, nous récupérons l’eau de la rosée… On est pionniers en Europe ! On vient même d’Israël pour voir nos systèmes », explique une source du syndicat avant d’ajouter, en colère « et on ne représente que 0.03% de l’eau stockée dans le pays ! Nous avons fait nos devoirs, aux autres de les faire ».
Selon le SCRATS, la demande en eau via le transfert ne serait pas problématique si les autres usagers et stations d’épuration du nord du pays étaient « aussi consciencieux ». Et même si le gouvernement a annoncé un investissement de 650 millions d’euros pour agrandir la capacité d’eau désalinisée des usines de la région pour pallier le manque d’eau transférée, le coût de l’eau serait encore trop cher selon eux (50 centimes / m3) comparé à celui qu’ils obtiennent grâce au transfert (13 cts / m3).
Un argument économique qui fait bondir les défenseurs du Tage, 300km plus haut.« L’état du fleuve a provoqué le dépeuplement de plusieurs villes de la région mais aussi des pertes considérables en faune et en flore, explique Beatriz Larraz, chercheuse et directrice du consortium sur le Tage de l’Université de Castilla La Mancha. Tout cela payé par les Espagnols au profit d’un secteur privé ! Ce n’est pas une guerre de l’eau mais plutôt un bien utilisé comme matière première très économique pour un secteur qui refuse de réduire ses marges de bénéfice en payant plus cher l’eau désalinisée ». Depuis le transfert du fleuve, certaines études estiment que la population a diminué de 27% dans les villes proches du barrage entre 1981 et 2020 (le transfert étant l’une des causes de cette diminution).
Pour la professeure, « ni l’Espagne ni l’Europe ne peuvent se permettre de choisir entre environnement et économie » tant la situation de certains fleuves est inquiétante, comme celle du Tage qu’elle juge « pratiquement mort ». A l’est de Madrid, avant le transfert, l’eau du lac du barrage arrivait jusqu’au village de Sacédon. Elle est désormais à 3km des maisons ; entreprises nautiques et de tourisme ont pour la plupart mis la clé sous la porte. Ailleurs dans la région de Castilla de la Mancha, la population hivernante des canards a diminué de 70% de ces dix dernières années. « Je ne sais pas où on peut aller dans la dégradation environnementale pour l’argent », se lamente-t-elle.
Rotation des cultures
Dans la Province de Pavie, en Italie, 85 000 hectares sont dévolus aux rizières. Le pays est le principal producteur de riz en Europe, devant la France et l’Espagne. Particulièrement gourmande en eau, cette culture a été la plus touchée par l’épisode de sécheresse de l’été 2022. La récolte nationale annuelle a baissé de 17% par rapport à l’année précédente, selon les estimations de l’Ente nazionale risi, un organisme consacré à la riziculture et qui dépend du Ministère de l’agriculture italien.
Le 5 décembre 2022, l’institution a donc réuni pour la troisième fois tous les experts du secteur. Chercheurs, agronomes, techniciens, politiques lombards et piémontais, tous étaient appelés à chercher des solutions pour les prochaines saisons. Parmi les pistes les plus sérieusement étudiées, la construction de nouveaux bassins pour stocker les eaux de pluie, de nouveaux circuits pour alimenter le réseau d’irrigation, l’utilisation de drones pour mieux surveiller les vols d’eau, une meilleure manutention du réseau de distribution d’eau afin de limiter les pertes d’eau lors de son transport mais aussi une inondation hivernale des rizières.
Cette dernière piste a déjà fait son chemin jusqu’à Nicorvo, petit village de 276 habitants à mi-chemin entre Pavie et Novara. « L’une des seules solutions à long terme, c’est de changer notre manière de cultiver, construire des puits ou des bassins c’est un peu myope sur la durée », estime l’agriculteur Roberto Marinone. Avec sa femme Marianna, il cultive 48 hectares au sein de la Cascina Bosco Fornasari. Depuis 2016, le couple pratique une agriculture « régénératrice » et biologique. Ils cultivent du riz mais aussi des petits pois, du millet, de l’avoine, des haricots et de nombreuses herbes qui servent ensuite au fourrage pour les animaux. L’objectif de cette rotation des cultures est de ramener de la matière organique dans les sols grâce aux herbes et d’en assurer la fertilité. Mais aussi de mieux répartir les besoins en eau. Le millet et les haricots ont particulièrement bien résisté à la sécheresse, même s’ils ont passé près de trois semaines sans une goutte d’eau. Roberto Marinone a pu garder le peu d’eau disponible pour continuer d’irriguer ses rizières.
Cette technique de rotation des cultures est plutôt singulière dans la région où la majorité des agriculteurs misent sur une seule culture, celle du riz. D’autant que depuis une vingtaine d’années, la culture sèche a peu à peu remplacé la traditionnelle culture immergée telle que la pratique encore Roberto Marinone. Au lieu d’inonder les rizières puis de semer le riz, l’opération a lieu sur un terrain sec, plus facilement accessible aux tracteurs, qui est ensuite arrosé abondamment au printemps. Présentée comme moins gourmande en eau, plus rapide, plus économique et plus efficace, cette technique permet d’avoir des rendements presque deux fois supérieurs. Mais elle est remise en question avec le manque d’eau qui devient chronique. « Traditionnellement, les rizières étaient inondées dès le mois d’avril, raconte Roberto Marinone. Le terrain se gorgeait d’eau et les nappes phréatiques se remplissaient doucement ». En cas de faibles pluies, les ressources en eau des nappes phréatiques permettaient de continuer à irriguer les terrains. Avec la culture sèche, les besoins en eau se concentrent essentiellement sur les mois d’été. La demande est donc très forte lorsque les disponibilités sont moindres. Surtout, elle laisse les champs non cultivés pendant de longs mois, rendant plus difficile l’infiltration de l’eau en sous-sol. Si certains riziculteurs commencent à réfléchir à une nouvelle manière de travailler, le changement demandera du temps. La culture sèche représente désormais plus de 90% des rizicultures de la région de Pavie.
Du côté espagnol, le changement se fait lui aussi à petits pas. Un manque d’ambition que regrette la chercheuse Beatriz Larraz. Si la décision du 29 novembre 2022 visant à réduire la quantité d’eau apportée au Levant va dans le bon sens, le fait que le plan ait été pensé en trois phases pour être ajusté en fonction des premiers résultats et de la sécheresse des prochaines années est inadmissible selon elle : « les débits écologiques ne devraient pas dépendre de ce qu’il pleut sur une année ! Les calculs scientifiques ne peuvent être contournés par la politique », s’indigne l’experte. Ces phases devraient permettre au Parti Socialiste au pouvoir d’assurer que rien n’est définitif lors des prochaines élections régionales et municipales de mai 2023. En Castille comme au Levant, la critique des « mauvaises décisions politiques » semble être le seul point sur lequel les deux camps s’accordent. Aujourd’hui en Espagne, comme ailleurs, l’eau est devenue un instrument au cœur des luttes politiques.
La série photos de ce reportage illustre la situation en Italie. Champs de maïs à sec dans la province de Cremona – Crédits : Coldiretti Lombardia