Il a fallu attendre 15 ans pour que la loi de 1998 prévoyant de soigner plutôt que d’incarcérer les consommateurs de drogue soit appliquée. En centre de réhabilitation ouvert ou fermé, à eux de prouver qu’ils veulent s’en sortir.
Encastré derrière deux grands magasins au bord de la route qui serpente de la mer Méditerranée vers les monts enneigés du Liban, un bâtiment préfabriqué se terre, discret, avec son jardin potager, son chien, ses quelques chèvres et un ersatz de salle de musculation. C’est dans ce centre de réhabilitation créé par l’Association Justice et Miséricorde (AJEM) qu’une dizaine d’ex-détenus tentent de renouer le lien qui les unissait à la société avant de plonger dans son antichambre, la prison centrale surpeuplée de Roumieh. La plupart d’entre eux ont été enfermés pour consommation de drogue, ce qui revient, comme l’explique Samer, 43 ans dont 9 en prison, à leur ouvrir les portes de la perception : « Ici, on te met en prison et on t’oublie. Tu n’as même pas le droit de voir un avocat ! Personnellement, j’avais un problème avec la drogue, j’étais malade. Or au lieu de me placer dans un établissement de santé, on m’a placé au cœur du crime. A l’intérieur de Roumieh, il y a plus de drogues qu’à l’extérieur. Les surveillants les laissent entrer et certains d’entre eux en consomment aussi », affirme l’ex-taulard, clean depuis un an et demi. Samer n’est pas un cas isolé. Selon une étude de l’AJEM, 30,2% des détenus de Roumieh sont arrêtés pour un problème de drogue et plus de la moitié sont des récidivistes.
En 2013, la loi 673 votée en 1998 disposant qu’un consommateur de drogue a le droit d’être placé dans un centre de réhabilitation soutenu par l’Etat plutôt que d’être incarcéré, a finalement commencé à être appliquée. Il aura fallu d’innombrables plaintes déposées par la société civile, jusqu’à une victoire devant la Cour de cassation, pour qu’un comité sur l’addiction soit créé au sein du ministère de la Justice pour orienter les toxicomanes vers le traitement, plutôt que vers une prison pleine de narcotiques.
Au nord de Beyrouth, sur les hauteurs du littoral où les nuits sont bercées par le ressac de la mer et les festivités des super night club, lieux de prostitution déguisés, le centre de réhabilitation Oum el Nour traite les personnes accros à toute sorte de substances depuis 28 ans. En tête en 2016, le cannabis, suivi de la cocaïne, le tramadol (antalgique), la freebase (forme dérivée de la cocaïne, proche du crack), les amphétamines et l’héroïne. Oum el Nour dispose d’un centre fermé où, une fois diagnostiquée et désintoxiquée, la personne dépendante passe 15 mois d’affilée, explique Chirine Nakhoul, depuis les bureaux d’Oum el Nour : « Il y a un centre de 72 places pour hommes et un autre accueillant 30 patientes. Au sein des deux s’appliquent l’approche de la communauté thérapeutique qui impose l’abstinence totale au patient, qui n’a aucun contact avec le monde extérieur pendant les trois premiers mois. Les trois mois suivants, il devient accompagnateur auprès des nouveaux arrivants, puis chef d’unité les trois mois d’après, où il commence à sortir tous les quinze jours, avec des objectifs à suivre. Les six mois suivants, il dispose d’une liberté accrue dans le centre et, pendant les trois derniers mois, il se concentre sur la réintégration à la société, en cherchant un travail, des études. » Oum el Nour a aussi ouvert un centre ambulatoire à Beyrouth, pour les consommateurs occasionnels.
Un sujet qui reste tabou
Fondé en 2003, le centre d’addictologie libanais Skoun a choisi de son côté de créer des centres ouverts pour accompagner les personnes addicts sans créer de rupture dans leur vie. L’un est situé à Monnot, au centre de Beyrouth, l’autre à Chiah, dans la banlieue Sud, où Sabine Sadaka explique son fonctionnement : « Nous n’avons pas affaire à des patients malades, mais à des personnes qui ont un problème avec la drogue. Certains sont parents, d’autres travaillent et doivent continuer à vivre leur vie. Deux fois par semaine, ils viennent au centre et sont suivis par une équipe de psychologues et de psychiatres. Nous ne prônons pas l’abstinence totale et ne chassons pas un individu qui fait une rechute. Pour autant, si la personne ne s’implique pas, nous arrêtons le suivi. Pas question de se cantonner à distribuer du buprénorphine aux personnes accros à l’héroïne s’ils ne font pas d’efforts de leur côté. » En 2015, le centre a soutenu 430 patients, dont 70% ont atteint leurs objectifs au bout de 9 mois. Oum el-Nour et Skoun travaillent aussi sur la prévention autour d’un sujet qui reste tabou. De son côté, Skoun distribue des seringues et des préservatifs pour réduire les risques de maladies chez les personnes incapables d’arrêter. Leurs services, supportés par le ministère de la Santé et celui des Affaires sociales, ainsi que de nombreux donateurs privés, sont gratuits.
Reste que des centaines de jeunes continuent de faire des allers-retours entre Roumieh et leur dealer de quartier. Lors de travaux de réaménagement de la prison, qui accueille aujourd’hui 3151 détenus au lieu des 1050 prévus à sa création dans les années 1960, le centre de réhabilitation pour consommateurs de drogue géré par AJEM a été fermé jusqu’à nouvel ordre. Une occasion manquée de briser le cercle vicieux entre consommation de drogue et détention.
Dessin ©David Poey
Les drogues au Liban
Dans un article publié dans le quotidien francophone libanais L’Orient Le Jour, le général Ghassan Chamseddine, chef de la brigade antistupéfiants des Forces de sécurité intérieure explique : « En 2016, nous avons saisi 7,5 tonnes de cannabis, plus de 200 kilogrammes de cocaïne, plus de 15 millions de cachets de Captagon et des quantités d’autres psychotropes. Nous avons aussi arrêté 548 personnes pour trafic de drogue ». Au Liban, « 50 % de la production de cannabis est consommée dans le pays, le reste va à l’exportation vers l’Europe, et cela notamment à travers l’Égypte et la Libye ».
La toxicomanie reste largement tabou dans le pays et n’est pas officiellement comptabilisée. La plupart des consommateurs sont traités comme des criminels. Les organismes comme AJEM et Skoun font justement du plaidoyer pour faire de la drogue un phénomène de société comme un autre, avec ses solutions politiques et collectives.