Ces dernières années Baya revient au devant de la scène, comment expliquez-vous ce retour?
On parle plus des femmes artistes aujourd’hui qu’avant, les institutions n’avaient peut-être pas été assez attentives et sont peut-être plus à l’écoute aujourd’hui pour un projet comme celui-là. La question coloniale, même si elle n’est pas centrale, est en filigrane de l’exposition au moins dans les débuts de Baya. La question de la mémoire reste un sujet qui continue à passionner les publics en France.
Les artistes de la génération de Baya n’étaient sans doute pas représentés à leur juste valeur dans les musées de l’hexagone. Il y a peut-être des sujets aujourd’hui qui se disent plus. On aborde également l’histoire à travers l’histoire culturelle plus facilement. Baya a aussi été exposée dans d’autres pays du monde. Une exposition à New-York portait sur sa première exposition de 1947, c’est une façon de parler d’elle qui est notable. Il y a eu des expositions rétrospectives plus importantes aussi aux Émirats Arabes Unis.
Comment avez-vous construit cette exposition?
J’ai travaillé sur les artistes de cette génération qui commence à la fin de la Seconde Guerre mondiale : Baya mais aussi M’hamed Issiakhem et Mohammed Khadda. Ils ne commencent pas tous à peindre en 1945, Baya est la première, mais les autres sont actifs dans le milieu des années 1950. Baya est spéciale car elle commence alors qu’elle à 16 ans, sans formation. Ensuite, j’ai consulté les Archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence. Je suis historienne de formation donc je pensais que c’était important de contextualiser ses débuts, au lieu de penser qu’elle arrive comme par miracle, et de parler de la question coloniale, de la situation qui était celle de l’Algérie à partir de la naissance de Baya en 1931, de ce qu’était l’Algérie des années 1930, de la Seconde guerre mondiale et de ce qui s’est joué à la fin de la guerre quand a commencé la décolonisation. Une colonisation un peu différée pour l’Algérie mais surtout extrêmement violente. La répression qui suit le 8 mai 1945 fait que le pouvoir colonial garde une sorte de paix pendant une dizaine d’années. Tout ça méritait d’être re-visualisé.
C’est une façon d’aborder l’Algérie, mais aussi de voir comment Baya est arrivée sur la scène artistique et comment elle en a disparu assez vite, avant de revenir à l’Indépendance sur la scène algérienne sans avoir l’écho qui avait été le sien en 1947. Son parcours est quand même traversé par des questions historiques très importantes. J’ai essayé de mettre son histoire à elle et l’histoire en face pour qu’on comprenne ce parcours.
Contrairement à d’autres qui la voyait comme un personnage qui était un peu agi par les autres, par ceux qui la découvraient, ceux qui s’occupaient d’elle, j’ai essayé aussi -et je pense que les archives m’y ont aidée- de la considérer comme un sujet agissant. Socialement, c’est elle qui se prend en charge même si elle sait s’adosser à ceux qui vont l’aider. Pour les artistes, qu’ils soient en Algérie ou en Europe, c’est quand même important de se faire aider, soit par un mécène, soit par un marchand d’art, soit par des musées.
Le projet d’exposition que j’ai proposé à L’Institut du monde arabe de Paris était une exposition documentée. Nous avions organisé une grande salle pour avoir tout le parcours de Baya, avant et après l’indépendance mais nous n’avions pas eu assez de place pour déployer des centaines de documents. L’exposition de Marseille contient peut-être 3 fois plus de documents, comme des photos, qui étaient gardées dans les musées de Marseille. On a pu proposer une vision plus problématisée, avec des thématiques, comme par exemple l’importance de la musique avec la représentation des instruments dans les natures mortes de Baya qui assez extraordinaire. Ils sont une sorte d’ode à l’Algérie indépendante qui renoue avec sa culture.
Pourquoi avoir choisi comme lieu d’exposition le Centre de la vieille charité à Marseille ?
C’était une proposition du musée Cantini de Marseille, à qui nous souhaitions emprunter des œuvres de Baya. À l’époque de la guerre, et aussi après son mariage, Baya arrête de peindre pendant plusieurs années. Après son retour, en 1963, si elle a participé à une exposition collective au musée des arts décoratifs, elle n’a pas bénéficié de grande rétrospective. En 1982, le musée Cantini organise une exposition. C’est une vraie date dans le parcours de Baya. Le président François Mitterrand et le ministre de la Culture Jack Lang étaient présents. A l’époque, le maire de Marseille était aussi ministre de l’Intérieur.
J’ai retravaillé sur le projet pour qu’il soit plus ample et beaucoup plus approfondi qu’à l’IMA. C’est intéressant de voir qu’on peut aussi inverser le rapport entre Paris et des métropoles de région parce que pour des raisons propres à Marseille, ils ont aussi un rôle à jouer. Baya a eu un succès exceptionnel, le soir du vernissage, pendant la nuit des musées, il y avait 2 000 personnes et je pense que tous ne sont pas des habitués des musées.
Je regarde régulièrement les mots dans le livre d’or, ils sont extrêmement touchants. C’est aussi précieux pour nous de faire un petit peu de baromètre de ce que les gens ressentent quand ils ont fini de visiter. Beaucoup viennent en famille, il y a ce côté transgénérationnel qui a quand même opéré alors que c’est une dame qui a vécu de 1931 à 1990. Mais on sent que ce qu’elle a fait, touche toujours à la maison aujourd’hui et c’est important. L’exposition de Marseille met bien en valeur à la fois son œuvre peinte et à la fois son œuvre sculpté. Mais aussi les dialogues entre ces différentes formes, ces différents médiums sans les opposer, comment on va de l’un pour aller vers l’autre. Je pense que l’exposition donne quand même quelques clés pour mieux comprendre Baya et les documents sont là pour ça.
Est-ce que c’est une première pour vous d’être commissaire d’exposition ?
Depuis les années 1990, j’ai réalisé des commissariats d’exposition, parfois juste à titre militant dans des associations. J’avais beaucoup travaillé sur les artistes de la génération de Baya, comme Abdallah Benanteur ou Mohammed Khadda, en me demandant comment une génération s’affirme au moment des Indépendances.
Dans cette génération, active du milieu des années 40 aux années 50, il était très difficile dans le contexte colonial de s’affirmer en tant qu’artiste, c’était une prise de risque sociale. Dans cette génération, il y a de très fortes personnalités, qui abordent la peinture de manières très différentes, qui sont très en phase avec la scène artistique parisienne, souvent parce qu’ils viennent faire leurs études en France et donc ils sont attirés par l’abstraction. Ils sont aussi à la recherche d’un langage propre, en tant que personnes originaires d’un autre environnement culturel.
J’avais commencé à faire des expositions sur cette génération au centre culturel algérien à Paris en 1994. Pendant des années, j’ai côtoyé les artistes ou les familles d’artistes qui avaient contribué à dénoncer des exactions de la guerre coloniale, qui avaient témoigné contre la torture par leurs œuvres. Ces artistes-là n’étaient pas patrimonialisés en France, et s’il l’était, ce n’était pas avec des œuvres qui concernaient la guerre d’Algérie. Pendant très longtemps, cette question était invisibilisée dans les institutions françaises. Les œuvres étaient souvent restées dans les familles ou dans les ateliers des artistes.
Que disent le parcours et les œuvres de Baya sur la période coloniale et post coloniale en Algérie?
En travaillant sur Baya, je me suis rendue compte que son parcours est une stratégie d’émancipation de tous ces déterminismes qui sont ceux que subit une femme en situation coloniale : un sujet colonisé et quelqu’un qui n’avait pas été scolarisé. L’idée de départ, c’est de montrer qu’elle affirme quelque chose d’elle-même et qu’elle affirme quelque chose de son pays à un moment qui est vraiment un tournant de l’histoire. Baya va créer quelque chose de moderne, sans se sentir assignée au fait qu’elle ne pouvait créer que sur le mode de la miniature ou sur le mode oriental.
Elle se sert de la modernité des arts plastiques pour parler de l’Algérie. Ses premières œuvres mettent en scène tout un monde qui est le monde rural dans lequel elle a vécu. Elle le magnifie, elle se sert du patrimoine dans lequel elle a évolué. Elle montre des objets, des tenues, etc. Il y a de très grandes fresques dans l’exposition qui montrent des femmes qui sont en train de cueillir des olives, qui portent des poteries. Elle les représente comme si on avait affaire à une procession rituelle.
C’est aussi sa manière de résister aussi à une domination étrangère par sa culture, que ce soit une culture matérielle ou une culture immatérielle, parce qu’elle se saisit aussi des contes. Elle crée des scènes à la fois narratives et très expressives dans lesquelles elle met en lumière l’univers des contes kabyles. Baya se dit d’ailleurs kabyle et arabe à la fois. Elle dit toujours qu’elle a les deux origines et donc elle ne fait jamais s’opposer les deux. Dans les contes qu’elle a transmis à sa mère adoptive, un s’appelle « Les deux orphelins » et c’est vraiment connu comme étant un conte kabyle. Baya va mettre en scène des petits épisodes dans ses œuvres.
Elle a conscience d’avoir un patrimoine qu’elle peut transmettre. Elle utilise tout ce répertoire : la façon dont elle orne les femmes de ses robes ou la présence des objets de poterie. Elle montre qu’elle s’adosse vraiment à une culture dans laquelle elle a grandi. C’est une très bonne expression du passage du local à l’universel, sans une autre médiation.
Le titre de l’exposition est Baya, une héroïne algérienne de l’art moderne. Pourquoi avoir choisi le mot héroïne ?
C’était important de bien caractériser le fait que c’est elle qui a fait cet apport universel à l’art, en tant qu’algérienne. Il y également l’idée qu’elle a traversé des épreuves extrêmement fortes, qui auraient pu l’abattre complètement. Elle perd son père à l’âge de 6 ans puis sa mère à 9 ans. Ensuite, elle va travailler toute petite avec sa grand-mère. Elle rencontre ensuite ce couple de métropole qui va lui faire connaître un autre univers, mais c’est aussi quelque chose de difficile de vivre dans l’entre-deux, d’acquérir d’autres façons de se comporter.
Après l’indépendance, elle est en âge de se marier, donc elle n’est plus sous le la protection de sa mère adoptive. Elle est présentée à celui qui va devenir son époux. Elle a 6 enfants et retourne vivre en Algérie. Elle décide de se remettre à peindre à la fin de la guerre. Il fallait quand même beaucoup de détermination pour reprendre dans le contexte de l’Algérie après l’indépendance, où il y avait des pénuries, où il y avait quand même de gros problèmes.
Elle avait aussi essayé de reprendre la sculpture parce qu’elle y tenait beaucoup. Ce qu’on connaît le mieux de la deuxième période de sa vie, ce sont ses peintures, ses gouaches. Elle a toujours une imagination très fertile qui la sert. C’est une excellente coloriste, elle arrive très vite à être au plus haut de ses capacités. Mais ça demande quand même beaucoup de détermination pour une femme qui a eu 6 enfants.