En 2019, lors des manifestations du mouvement de protestation (hirak), on a eu l’impression que la question des droits des femmes s’était imposée comme un sujet. Pourtant, votre groupe, le Journal Féministe Algérien, a ressenti le besoin de faire un bilan, pour quelles raisons?
D’un point de vue très personnel, il y avait un mouvement et on était beaucoup en lien avec des femmes féministes et hirakistes. Mais la majorité des groupes de femmes, loin des grandes villes n’ont pas été dans cette dynamique. Et je réalise que nous avons plus été proches des militantes que des femmes apolitiques qui sont dans des combats quotidiens pour la survie, l’indépendance, et l’émancipation.
S’il était important d’avoir un féminisme politique au sein du hirak, il était également très important de comprendre pourquoi la mobilisation bloquait, pourquoi la société civile n’était pas à notre côté et quelle stratégie il fallait développer pour rester proches des femmes sur le terrain.
Quand on compare les années des manifestations de féministes des années 1990 (période de grandes violences, d’attaques terroristes et de montée du parti islamiste le Front islamique du Salut, ndlr), il y a moins de conscience. Nous voulons comprendre par quel mécanisme ont été détruites la conscience de la nécessité de défendre ses droits, la participation active des femmes, et la façon de vouloir plus alors que le contexte du pays pouvait à l’époque imposer l’inverse.
Quelles sont vos conclusions, après ce bilan?
Nous avons essayé de comprendre pourquoi beaucoup de femmes peuvent avoir besoin de nous mais ne veulent pas être avec nous. Il y a un problème de prise de conscience. Pour certains droits, il pourrait y avoir des réactions de masse de la part des femmes dans les pays voisins, alors qu’ici, même les concernées, mêmes les victimes de violences extrêmes, peuvent facilement dire : ce sont les hommes qui sont discriminés, les violences sont méritées.
Le système politique qui existe depuis des années nous fait oublier que nous avons des droits, qu’exercer des droits concerne tout citoyen et toute citoyenne, mais les femmes en particulier, car elles ne sont pas uniquement victimes du système, elles sont victimes aussi du patriarcat. Le bilan disait aussi que nos moyens étaient très limités et qu’il fallait les renforcer. Pour cela, il fallait renforcer la sensibilisation.
Lors du hirak, nous avions envie d’être en coalition avec tout le monde. C’est quelque chose qui a marché mais qui a ses limites. Pour ne pas se perdre dans toutes les luttes politiques, avec toutes les divergences de point de vue qui existent, il ne faut pas oublier nos collectifs respectifs. Aujourd’hui, dans notre collectif, nous essayons de faire des rencontres avec des femmes de plusieurs régions, pour avoir plusieurs vécus, plusieurs revendications et plusieurs formulations de revendications. Pour que chacune formule son féminisme tel qu’elle le voit, tel qu’elle le conçoit, dans sa région.
Les différents collectifs se rassemblent pour des actions communes, mais chacune fait ses actions selon son contexte. Parce qu’on ne peut pas être de partout. Je continue à soutenir le hirak, mais la forme manifestation ne pourra plus donner d’acquis. Donc je refuse de jouer au jeu de la répression, le chat et la souris. Je préfère être sur le terrain, de façon à comprendre les lois pour éviter les interdits, même s’ils sont injustes. L’essentiel c’est de pouvoir rallier un nombre de femmes conséquent, et par la suite, la société civile.
Comment souhaitez-vous travailler désormais?
La question est : comment répondre aux besoins des femmes, surtout celles qui sont victimes de violences et de discriminations, tout en se formant, tout en ayant une vie, tout en étant confrontées, nous aussi, aux difficultés quotidiennes des femmes algériennes qui travaillent de façon informelle, ne sont pas assurées, peuvent être virées du jour au lendemain ? Nous ne sommes pas si nombreuses que ça. Il nous faut mobiliser plus. Pour nous, il faut faire des caravanes, sensibiliser, former, faire sortir le féminisme et le diffuser à plus de femmes, pour qu’on soit toutes dans la transmission de quelque chose dont on est sûre.
Quelles sont les grandes difficultés auxquelles sont confrontées les militantes aujourd’hui?
A mon avis, c’est d’abord la loi 12-06 qui concerne la création d’association et la bureaucratie qui va de pair. Dès que tu déranges, grâce à cette loi, on va te dire que tu es dans l’illégalité. Si tu veux entrer dans la légalité, la bureaucratie te prend une année d’énergie. Cette loi complique aussi l’accès à des fonds et ce n’est pas possible de fonctionner sans moyens.
L’autre difficulté, c’est la répression. Il faut maîtriser la loi. Pour mobiliser un maximum, il faut une couverture médiatique. S’il y a une couverture médiatique, on va te réprimer. C’est un cercle vicieux. Une autre difficulté, ce sont les pratiques sociales et les mentalités. Même les militants des droits de l’homme ne voient pas pourquoi il faudrait parler des droits des femmes. Malgré l’impression que c’est une question dont on parle plus, ça reste dans l’événementiel : le 8 mars, le 25 novembre, et puis c’est tout. Est ce qu’il y a un travail réel ? Non.
Ensuite, les lois peuvent être un obstacle. Il y a par exemple un besoin très important face à la nouvelle configuration de la société, c’est l’avortement. Mais la loi, de façon assez subtile, t’interdit même d’en parler. Le traitement médiatique des droits des femmes complique également les choses. Enfin, la conjoncture du pays fait qu’on voit, dans les moments assez délicats, se créer une polémique, pour occuper tout le monde : c’est soit les femmes, la religion ou les féministes.
Cet entretien a été réalisé à l’automne 2021 et publié initialement dans la revue « Une année en Méditerranée »#4.