Image de la Sambre, rivière franco-belge passant par Maubeuge, le long de laquelle des agressions sexuelles et viols ont été commis pendant 30 ans.
Votre livre se place du côté de la parole des victimes. On en sait très peu sur l’auteur des agressions et des viols. Comment avez-vous fait ce choix ?
Au départ, je connaissais le fait-divers. Celui d’un homme qui agresse des dizaines et des dizaines de femmes, pendant trente ans, le matin en allant à son travail. Je sais que c’est un homme inséré dans la société. Je ne comprends pas comment c’est possible. Je me rends dans la région, sans savoir ce que je vais faire. En discutant avec la première victime que je rencontre, je comprends qu’au delà de la répétition et de la ressemblance des attaques, les victimes sont liées par le sentiment de n’avoir pas été bien traitées par la police et la justice ou d’avoir été oubliées, parfois de ne pas avoir été crues.
Comme ces agressions démarrent dans les années 1980 et que l’auteur est arrêté en 2018, je me dis que cela peut raconter quelque chose du traitement des victimes d’agressions sexuelles et de viols de la fin des années 1980 jusqu’à l’ère #MeToo. Mon sujet, ce sont les victimes. J’ai déroulé l’enquête et le récit avec cet angle-là. Ce choix a une conséquence : je me dis que ce travail ne vaut que s’il s’approche de l’exhaustivité. Ça implique de regarder toutes les plaintes, de s’intéresser au contexte sociologique, politique, et donc ça veut dire que je ne peux pas en faire un article. Il faut en faire un livre.
Que permet un livre que n’aurait pas permis un article ?
Je voulais pouvoir maîtriser l’espace et le temps. Il fallait pouvoir construire un récit, parce que cette histoire n’existait pas. Il y avait le fait-divers, il y avait des plaintes, mais tout ça ne faisait pas un ensemble. Les outils de la littérature que l’on peut emprunter aux romanciers me servaient à construire un récit à partir d’une matière très dense.
Ensuite, ce choix est lié à la nature du sujet, celui des violences sexuelles. Le fait que ce soit un livre et que je maîtrise le récit me rassurait. La parole de ces femmes a été malmenée dans le passé. J’étais plus tranquille de pouvoir utiliser cette parole dans un objet que je maitrisais, plutôt que dans un journal, où on ne maîtrise pas, par exemple, la photo qui est à côté.
Enfin, comme c’est l’histoire de femmes qu’on a complètement oubliées et niées, je trouvais ça bien que leur parole soit figée dans un livre, posée noir sur banc.
Dans le récit, les scènes d’agression sexuelle et de viol se succèdent, tout comme les scènes où les victimes portent plainte ou pas, ainsi que celles où elles se rendent auprès des forces de l’ordre. Comment faites-vous le choix de cette écriture de répétition, qui finit par créer un sentiment de colère chez le lecteur?
L’exhaustivité était importante. Je voulais que ce soit les faits, rien que les faits. C’est lié au sujet des violences sexuelles. On soupçonne toujours qu’on exagère. Cette répétition mise en face d’une forme d’indifférence, de légèreté (des forces de l’ordre, ndlr) était importante à restituer selon moi. L’objectif de ce livre est de provoquer quelque chose chez le lecteur. Le problème de ce sujet est qu’il provoque de l’indifférence et du silence. Les mots cassent le silence et permettent de mettre sur la table un sujet. Je le fais par le biais du récit, parce que je viens du journalisme, d’autres le font par le biais d’essais. C’est pour dire la même chose : ça suffit !
Les éléments que vous évoquez dans ce récit, l’existence de violences sexuelles répétées, l’absence d’action de la justice, le fait que les femmes ne sont pas crues, sont des choses qui sont aujourd’hui régulièrement évoquées dans les médias et dans des essais. Pourtant, ça ne semble pas avoir vraiment d’impact. Est-ce que sortir de l’écriture journalistique et aller vers un récit sous forme de livre permet d’avoir un impact plus fort ?
D’abord, écrire un récit, c’est ce que je sais faire. Le récit, l’histoire, est un langage commun qui permet d’éprouver plus facilement les choses. Ce n’est pas pareil d’incarner cette question avec la vie des gens. C’est une façon d’embarquer des lecteurs.
Vous avez présenté votre livre à Maubeuge, là où se passe une partie des faits du récit. Comment s’est passée la rencontre ?
C’était une rencontre à laquelle je tenais, organisée par la librairie de Maubeuge. La mairie leur a prêté une salle : j’ai reconnu cette salle, c’était celle de l’ancien commissariat…
Dans cette salle, il y avait des victimes, leurs compagnons, parfois les enfants, les parents. C’était extrêmement émouvant. Une victime n’avait jamais parlé et a pris la parole devant tout le monde. Mais quand je suis repartie, je me suis rendue compte que personne de la mairie n’était venu. C’était comme si cette histoire ne concernait que les victimes.
Est-ce un sentiment que vous avez eu pendant la promotion du livre ? Ou est-ce que vous avez eu l’impression qu’il avait un impact ?
J’ai eu des retours positifs de policiers, magistrats, médecins légistes et j’ai eu alors eu le sentiment que le journalisme était utile. Lors de « Quais du polar », j’ai reçu le prix Polar et justice. Le jury, composé de membres du secteur de la justice, m’a remis le prix en me disant que ce livre permettait de questionner leurs pratiques. C’est bien que cela suscite du débat et des questionnements. Peut-être que ces personnes je les ai embarquées dans le sujet grâce à un récit et qu’un essai ne les aurait pas touchées de la même manière.
Alice Géraud, Sambre, radioscopie d’un fait divers, éditions JC Lattes, 2022. 398 pages. 21,50 euros