Depuis le 22 février, les manifestations ont poussé les jeunes à s’investir dans la ville et à rêver d’un vrai changement politique.
« Je me suis inquiétée. Je voyais les gens chanter et danser, c’était trop festif pour une manifestation à mon sens et j’ai eu peur qu’on se détourne de l’objectif ». Amina*, responsable administrative dans une association, est assise face à ses collègues dans un petit restaurant de quartier. Vendredi 8 mars, pour sa troisième manifestation, cette Algérienne aux cheveux bruns qui lui tombent sur les épaules s’est posée des questions, alors que des dizaines de milliers de personnes défilaient dans la ville d’Oran, dans la bonne humeur et sans heurts. Au fond, elle craint que « quelque chose n’arrive » et que « tout s’arrête ». A sa droite, Sami*, 27 ans, s’interroge sur l’incapacité du mouvement à « s’organiser ». Face à eux, Kaouther*, 26 ans, s’emporte contre des gens qui se qualifient « d’élite » et qui souhaitent « guider le peuple» .
Auto-organisation
Après cinq semaines de manifestations, ce groupe d’amis trentenaires algériens passe ses journées et ses soirées à parler de politique, à s’interroger sur le futur immédiat et plus lointain. Ils se moquent de la pancarte de l’un, de la capacité à chanter des slogans dans un micro d’une autre, ils rient des réflexions pleines d’humour qu’ils ont entendues dans les cortèges et partagent les photos et les vidéos qu’ils ont vues passer sur les réseaux sociaux. Ils s’engagent, aussi. Kaouther, médecin, a sensibilisé tous les médecins qu’elle connaissait pour qu’ils aient sur eux du matériel de premier secours en cas de problème lors des manifestations. Sami a organisé un débat avec des étudiants dans un parc. Leur amie Sara* s’est rendue à une réunion pour la création d’un comité de quartier.
Pourtant, il y a six semaines, tout cela leur semblait impossible. « Souvent, je m’en voulais d’avoir étudié les sciences politiques », explique Ahmed*, 34 ans. « J’aurais voulu ne pas être conscient du problème, j’estimais que ça m’aurait évité d’être malheureux ». Se détourner de la politique était aussi une manière de se prémunir des problèmes et des déconvenues. En 2014, Kaouther s’étonnait déjà de la possibilité que le président algérien, très affaibli par un AVC l’année précédente, puisse vouloir briguer un 4ème mandat. « Je voulais lancer le débat au sein de l’université. Personne ne voulait y participer. Alors je n’ai plus dit un seul mot de politique pendant 5 ans », explique la jeune femme. Sara* s’inquiétait de voir les pressions de plus en plus fortes exercées sur les associations qu’elle connaît.
L’exercice nouveau de la manifestation
Pour les plus jeunes d’entre eux, leur dernière manifestation remontait à 2008, alors qu’ils étaient lycéens. D’autres évoquent la relégation du club de foot de la ville, le MCO, en deuxième division. Hamdi*, 34 ans, se souvient du 12 février 2011, alors que des manifestations avaient lieu aussi dans les deux pays voisins. « On est sortis, mais la Place d’Armes était bleue tellement il y avait de policiers. C’était très dur, ils embarquaient tout le monde ».
D’où est venu le déclic qui a enclenché cette mobilisation ? Ils racontent la colère sourde et la fatigue généralisée des dernières années. « Lorsqu’ils ont annoncé qu’il était candidat pour un cinquième mandat, c’était pour moi la fois de trop », raconte Hamdi. « Déjà, après le 4ème mandat, on en avait ras-le-bol. Les cinq ans qui se sont écoulés, c’était un échec. Le Président ne sortait pas, ne suivait pas ce qu’il se passait. En parallèle, on commençait à voir la corruption de nos propres yeux. Pour le moindre dossier, tu avais besoin de quelqu’un de bien placé pour t’aider. On voyait aussi plein de voisins, d’amis quitter le pays, que ce soit de façon légale ou illégale. Chacun disait : on baisse les bras, on s’en va ». Le 22 février, jour du premier appel à manifester contre le 5ème mandat du président Abdelaziz Bouteflika, le trentenaire ne sort pas. « Au départ, ça faisait peur, on ne savait pas d’où ça venait. Quand j’ai vu la foule, je m’en suis voulu ». Deux jours plus tard, un autre rassemblement est prévu dans différentes villes du pays, à l’appel de Mouwatana, coalition de petits partis politiques et de figures de la société civile. « Je n’adhère pas forcément aux appels de Mouwatana, mais j’y suis allé, pour rattraper le coup », explique-t-il.
« La présence de tout ce monde dans la rue va débloquer des choses »
La barrière de la peur tombe. Chaque semaine, ils manifestent désormais. Dans les cortèges, ils rejoignent familles et amis. Kaouther, dont le père est à présent de tous les rassemblements, a longuement discuté avec sa mère et sa sœur, pour les convaincre de l’importance de manifester : « Elle seront là ce vendredi, je suis fière ». « La présence de tout ce monde dans la rue va débloquer des choses. Les jeunes vont pouvoir mettre à profit toutes leurs compétences et on le voit déjà », estime Sami. « Les gens ont changé, ils sont conscients de tout ce qu’il se passe. Désormais, ils réclament un changement, un vrai », explique Kaouther. Sami s’exclame : « On ira manifester tous les vendredis s’il le faut, on ne s’arrêtera pas ».
* Tous les prénoms ont été modifiés
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