Le ciel est lourd, une première averse est déjà tombée sur les rues lyonnaises alors qu’une file serpente le long du bâtiment de la bourse dans le centre-ville, à quelques mètres du Rhône. Qui sont ces personnes qui patientent et avancent à un rythme lent mais régulier ? Les premiers éclairs traversent les nuages. Tendue sur la façade du bâtiment de pierres, la grande toile rouge donne un indice supplémentaire. Quand l’averse se transforme en pluie de grêle sur les visiteurs soudain pressés de rentrer, plus aucun doute, le décor est planté : bienvenue au festival Quais du polar, dont l’édition 2023 se déroule sous un ciel digne des meilleures scènes d’introduction pour un roman noir.
Dans le hall principal du palais de la Bourse, les stands des libraires sont pris d’assaut. Curieux, passionnés ou simples passants venus trouver refuge se pressent autour des tables, à la recherche de la pépite, de la nouveauté, de l’autographe. Comme chaque année, des auteurs et autrices sont invités à présenter leur ouvrage. Certains ne chôment pas, comme Joann Sfar qui enchaîne signatures et échanges rapides avec les lecteurs, sourire aux lèvres. Le dessinateur et romancier est venu présenter son dernier ouvrage sorti en mars. Riviera est un polar graphique, son premier, où il raconte Nice, la Côte d’Azur, là où il a grandi.
Adaptation au cinéma ou pour la télévision
À la table d’à côté, deux auteurs bavardent, un peu délaissés. Quelques mots et intonations attrapés au vol attirent l’attention, ce sont des Espagnols. Leur pays est à l’honneur cette année. Un bout de Méditerranée dans un océan de sortie littéraire. Et cette question : pourquoi l’Espagne? Y a-t-il un style espagnol dans le polar, comme les pays nordiques ont pu marquer le genre il y a encore quelques années ? L’enquête est lancée.
A voir la file d’attente devant la pile de livres de Javier Castillo, il semble de prime abord que le polar espagnol peut faire vendre. L’ancien conseiller financier, devenu auteur, est la star du moment. Son roman La Petite fille sous la neige a inspiré une série Netflix, de quoi expliquer en partie sa notoriété : « Une sortie au cinéma ou en séries relance les ventes du livre », explique le Bureau international de l’édition française. En France, une vente de roman sur quatre est un polar. Les ventes de roman noir, roman policier, espionnage et thriller représentent 5,3% du chiffre d’affaires de l’édition en 2020. Selon le département «études» du Bureau International de l’édition française, « les lecteurs aiment retrouver leur enquêteur favori et dévorent souvent la totalité de l’œuvre de l’auteur qu’ils aiment ». Le rythme de parution devient alors intense : au moins un titre par an pour certains auteurs. Javier Castillo en fait partie, avec une sortie par année entre 2017 et 2020, date de publication de La petite fille sous la neige.
Pas de quoi pourtant convaincre les libraires présents autour des stands du festival, le plus souvent perplexes face au choix du pays à l’honneur. « Un roman espagnol ? Je ne sais pas trop. Nous n’en avons pas beaucoup sur notre stand pour tout avouer, le thème ne nous a pas convaincu », explique l’un deux. « Il n’y a pas de patte particulière selon moi dans le polar espagnol », réagit ainsi un autre, préférant rester discret. « Il n’y a pas eu de nouvelles vagues depuis celle des polars issus des pays nordiques comme la Suède ou la Norvège. D’où peut-être l’envie de varier les pays présentés », esquisse-t-il pour expliquer le choix de cette année.
Boom de l’édition
S’il n’existe pas de tradition littéraire liée au genre du polar en Espagne, il y a un bien un changement dans le pays depuis le début des années 2000. Comme le raconte Emilie Guyard, maitre de conférences à l’Université de Pau dont les recherches actuelles portent sur le roman noir espagnol. Avant 2000, Manuel Vasquez Montalban est l’un des rares auteurs dont l’œuvre est identifiée sur le marché international. « Sans doute sous l’effet de la Milleniumania (en référence au succès de la série de polars de Stieg Larsson parue entre 2005 et 2007, ndrl) qui secoue alors le paysage littéraire européen, l’Espagne connaît un véritable boom du polar au milieu des années 2000 », écrit Emilie Guyard dans la revue Belphégor avec son article : « Le polar espagnol ultra-contemporain : un label sur le marché éditorial européen ? ».
Parmi les vingt titres les plus lus par les lecteurs espagnols en 2020, plus de la moitié sont des polars écrits par des auteurs nationaux. De nouveaux auteurs apparaissent quand d’autres reprennent la plume. De nouvelles collections sont créées sur le marché national espagnol, des festivals sont lancés, passant d’un seul se déroulant à Giron à une quarantaine d’événements sur tout le territoire. La première bibliothèque dédiée aux enquêtes criminelles est également lancée à la même époque à Barcelone, intronisant la ville catalane comme capitale du polar espagnol. Mais ce foisonnement littéraire ne saurait garantir l’existence d’une identité uniforme au polar espagnol.
Sous les dorures et les plafonniers, Javier Cercas acquiesce. En ce dimanche matin où la pluie continue de tomber sur Lyon, l’auteur catalan raconte comment il s’est passionné pour un bout de terre du sud de la Catalogne, la Terra Alta (comme le titre de son premier polar) avant de décider d’y ancrer son roman. Il est l’un des représentants du genre espagnol qui présente, en plus de l’intrigue, une image des territoires et des cultures qui jalonnent le pays et revient aussi sur des pages de l’histoire de l’Espagne, tout comme Dolores Redondo, autrice qui ancre ses récits dans le nord du pays. Mais pour Javier Cercas, pas de « forme spéciale au polar espagnol. Il y a les bons et les mauvais, le reste n’est que bavardage », tranche-t-il.