Dans la région d’Idleb (nord-ouest), Khaldoun et deux de ses amis, ont initié un projet éducatif, la « Magic caravan ». Khaldoun, originaire de Damas, a étudié le théâtre et la photographie à l’université de Damas. Il vit actuellement au Liban, mais espère retourner en Syrie pour poursuivre le développement du projet. Il nous livre un témoignage poignant sur la jeunesse syrienne et ce à quoi elle fait face à l’intérieur du pays.
J’ai quitté la Syrie en 2014 car j’ai commencé un projet avec des amis, la « Magic caravan ». Il a débuté en 2013, et je suis parti de Syrie pour collecter de l’argent et organiser des levées de fonds à l’étranger. Jusqu’à maintenant, je travaille à l’élaboration de ce projet et à son financement, c’est ce qui m’a poussé à partir mais je reste proche de la Syrie, je travaille aux frontières pour les Syriens, pour la Syrie.
Qu’est-ce que le projet de « Magic caravan »?
La caravane suit les enfants et les emmène avec leurs familles dans des endroits plus sûrs, pour les protéger des bombardements. L’objectif est de faire de l’éducation et de l’accompagnement individuel en utilisant l’art. On a commencé dans une petite caravane, nous changions d’endroit chaque jour, nous emmenions les gens en dehors de leur maison et de leur village pour la journée, pour pouvoir travailler. Et ils rentraient le soir chez eux.
Très rapidement, nous avons reçu de nombreux volontaires et bénévoles, hommes et femmes, intéressés pour travailler autour de ce projet. Maintenant nous avons plusieurs caravanes mobiles et centres communautaires à travers le pays. Nous les nommons les « magic house » et les « magic caravan ».
Nous faisons donc des ateliers pour les femmes, pour les mères de famille mais aussi pour les jeunes, filles et garçons, et pour les enfants. Ils ont entre 6 et 18 ans. Au-delà de cet âge, ce sont les ateliers pour femmes.
Pourquoi avoir décidé de monter ce projet en Syrie ?
La situation était très mauvaise en 2012 car beaucoup de régions n’étaient plus sous le contrôle du régime et de l’armée syrienne et ils ont commencé à les bombarder avec des roquettes et des avions quotidiennement, plongeant des milliers de familles dans la détresse totale. Ce n’était pas comme en 2011 où seules quelques familles se déplaçaient d’un endroit à l’autre et il était plus facile de les atteindre et de les aider. Il y avait plus d’aide, de contributions, de matériels et de zones sûres.
On a décidé de travailler pour la protection des enfants et des familles car les événements étaient en train de se transformer en un conflit entre deux parties. Les gens pour la révolution et les gens pour le régime. Ou ceux pour les deux, car en 2011 et en 2012, les gens n’étaient pas mobilisés pour un parti politique en particulier, c’était un mouvement révolutionnaire.
Notre objectif était d’emmener les enfants loin du conflit et vers leur avenir. Et puis, c’est une vraie guerre qui a commencé avec l’utilisation du pouvoir de l’armée pour stopper la révolution et cela voulait dire que nous nous rapprochions d’un réel conflit.
On savait que comme d’habitude, la classe politique allait se servir de la jeunesse comme d’un moteur pour alimenter les combats et les conflits internes. Donc, si nous nous engagions pour la protection des enfants et des jeunes, nous pourrions sauver le plus possible de jeunes et les éloigner du conflit.
« Ils utilisent les enfants pour entretenir le conflit », que veux-tu dire ?
Oui, le régime essaie d’attirer des jeunes de 15 à 18 ans, il les entraîne et leur donne des armes. Et il les pousse à rejoindre soit des groupes, des rebelles, soit les rangs de l’armée en leur disant qu’ils défendent le pays. Nous avions peur de ça et malheureusement c’est ce qui est arrivé. En 2013, un groupe radical a commencé à grossir en Syrie des hommes venant d’autres pays. Ils aiment prendre avec eux les enfants et les jeunes pour en faire des combattants. Donc cela veut dire : pas d’école et pas d’éducation pour eux. Nous devons éviter cela.
Nous ne voulons pas que la Syrie devienne comme l’Irak, avec la multiplication des groupes qui se battent pour des idéologies politiques. C’est la première chose qui nous a poussé à agir. Ensuite, le faible niveau d’éducation partout en Syrie, autant dans les zones contrôlées par le régime qu’à l’extérieur où de nombreuses écoles ont été détruites. Beaucoup d’enfants sont devenus réfugiés à l’intérieur de la Syrie et près des frontières dans des camps où il n’y a pas d’école. L’idée était de suivre ces enfants et leurs familles dans ces endroits, de mettre à leur disposition un petit lieu sécurisé avec du matériel et des équipements et de les faire travailler grâce à l’art pendant la journée pour les éloigner des violences
J’imagine qu’actuellement il est difficile de suivre le programme scolaire syrien, donc quel programme enseignez-vous ?
Nous faisons de l’éducation informelle. Mais nous utilisons les mêmes livres et contenus utilisés en Syrie dans l’éducation formelle. Le niveau n’est pas très élevé et nous ne pouvons pas délivrer de diplômes car nous ne sommes pas dans des zones contrôlées par le régime donc ils ne peuvent pas aller dans les écoles officielles. Nous n’avons pas de papiers officiels, comme par le passé quand le système scolaire syrien n’était pas en place et qu’il n’existait pas de diplômes, il y a cent ans.
Ces enfants, s’ils ont un bon niveau à la base, ils pourront choisir une voie plus tard et voir ce qu’ils ont envie de faire. Mais pour ceux qui voudront ensuite poursuivre à l’université, nous ne pouvons pas délivrer les diplômes requis avant l’entrée en fac.
Et actuellement, la majorité des enfants se trouvent-ils dans les zones contrôlées par le régime ou dans les régions contrôlées par les rebelles ?
On peut dire qu’actuellement, la moitié des enfants en Syrie a accès aux écoles publiques dans les régions contrôlées par le régime et peut passer des examens officiels et continuer le cursus. Mais le niveau reste faible.
L ‘autre moitié des enfants reçoit donc une éducation informelle, dans des zones non contrôlées par le régime. Une branche de la révolution a créé une fondation, comme un ministère de l’éducation, ils ont un centre en Turquie. Ils essaient de mettre en place des diplômes officiels pour les enfants vivant dans ces régions. Durant les trois dernières années, ils ont essayé d’enseigner aux enfants à l’intérieur de la Syrie le programme officiel.
Les autres enfants concernés sont ceux réfugiés dans les pays limitrophes ; Turquie, Liban, Jordanie et Irak. Ils reçoivent une autre éducation, parfois celle du pays d’accueil. Il y a aussi des Syriens qui prennent l’initiative de donner des cours et enseignent le programme syrien.
Mais tous ces enfants n’auront pas de diplômes.
Depuis un an, il est possible pour tous les élèves qui ont 18 ans de passer un examen au Liban et d’obtenir un certificat officiel parce que les autorités libanaises ont ouvert les écoles libanaises aux enfants syriens où ils suivent le programme libanais. Mais c’est tout de même compliqué, car ces enfants et familles qui vivent la plupart dans les camps informels sont venus illégalement donc ne pourront pas obtenir de certificats officiels. On parle d’environ 350 000 enfants et jeunes, 250 000 reçoivent des cours officiels dans les écoles libanaises. Et plus de 100 000 enfants n’ont pas accès au système éducatif officiel car il n’y a pas assez de place.
Mais les autorités libanaises ont décidé d’ouvrir les écoles l’après-midi pour les enfants syriens ?
Oui mais ce n’est pas suffisant pour atteindre tous les enfants syriens car maintenant, il y a presque plus d’enfants syriens que d’enfants libanais. Et le système des écoles publiques libanaises ainsi que les infrastructures sont mal organisées. Certains enseignants libanais volontaires sont réquisitionnés, ils enseignent le matin aux enfants libanais et l’après-midi aux enfants syriens. C’est très bien, mais les capacités sont encore insuffisantes pour atteindre tous les enfants syriens, car ils sont dans des camps de fortune à travers le pays et il n’y a pas de moyens pour les transporter chaque jour jusqu’aux écoles dans les villages. C’est pourquoi notre idée est celle d’une école mobile, d’une grande caravane pour aller jusqu’à ces enfants, également au Liban avec un programme officiel.
Il est plus facile au Liban de mobiliser une équipe de la caravane dans un camp et ainsi de pouvoir enseigner à 100 enfants directement, que de devoir les transporter chaque jour à l’école du village le plus proche.
Et en Syrie avez-vous la possibilité d’aller dans toutes les zones, par exemple à Deir Ezzor ?
Dans toutes les zones contrôlées par l’organisation État Islamique, ils enseignent la pensée radicale dans les écoles et des matières comme les sciences sont bannies. Ils apprennent l’arabe, l’anglais et des pensées religieuses, mais qui n’ont rien à voir avec la religion musulmane. Ils enseignent aux enfants des idées sans fondement, c’est pourquoi nous avions commencé à penser à ce projet dès 2012 car nous avions peur que des groupes comme al-Qaïda ou Daech, enseignent leurs idéologies aux enfants. Il est impossible d’avoir toute forme d’éducation officielle dans les zones contrôlées par Daech.
Sais-tu combien d’enfants vivent sous le contrôle de Daech ?
Je ne sais pas mais de Deir Ezzor jusqu’à l’est d’Alep, il y a beaucoup de personnes, d’enfants et d’écoles concernés. Je pense que cela représentait 2 millions de personnes, moins maintenant car ils ont perdu du terrain, donc disons environ 1,5 million de personnes.
En Syrie dans quelles zones travaillez-vous ?
On a beaucoup de centres communautaires et d’écoles mobiles. Nous avons 10 équipes. Une à Deraa (sud du pays), une dans la Ghouta (banlieue de Damas), une à Homs, une à Hassaké, et les autres se situent principalement entre Alep (est), Idleb (ouest) et Hama (sud), une zone contrôlée par différents groupes rebelles.
Est-ce uniquement des Syriens qui enseignent ?
Oui seulement des Syriens.
Est-ce difficile parfois pour eux d’enseigner dans ces régions ?
Ce n’est pas difficile mais ils doivent faire attention face à des groupes qui ont l’idéologie d’al Quaïda ou sont djihadistes, car pendant les cours, nous utilisons de la musique, du théâtre, ils n’aiment pas ce genre d’activités. Mais en même temps, ils ne peuvent pas nous en empêcher parce qu’on aide les enfants. Les gens et la communauté sont avec nous et nous font confiance. Les comités locaux en place depuis des années, aussi. Parfois ces groupes nous créent des problèmes mais on arrive toujours à se protéger.
Parce que la communauté et la société civile vous supportent ?
Oui, au début ils nous soutenaient financièrement mais maintenant ils sont très pauvres et ne peuvent plus. Mais ils supportent l’idée et on se soutient mutuellement. Nous faisons des activités ensemble et nous échangeons nos expériences. C’est quelque chose que l’on fait depuis longtemps en Syrie, depuis 1920 après l’époque haussmannienne. C’est ancré dans notre société et on le pratique encore aujourd’hui, en temps de guerre. Ma famille a une ONG officielle depuis 1948. La société civile crée ce genre d’initiatives charitables pour se supporter mutuellement. Celle de ma famille a pour but de soutenir, d’aider les étudiants originaires d’autres régions et qui viennent à Damas pour poursuivre leurs études à l’université.
En général, les parents veulent que leurs enfants aient accès à un bon niveau d’éducation ?
Oui. Mais on trouve toujours un petit pourcentage d’enfants qui vont travailler au lieu d’aller à l’école ou alors après 15 ans ils cumulent le travail et vont à l’école.
Comme au Liban…
Au Liban c’est plus compliqué, un grand nombre d’entre eux travaillent comme ouvriers agricoles parce qu’ils ont besoin d’argent surtout ceux vivant dans les camps.
Pour la Syrie, c’est un phénomène ancien, depuis le temps où Hafez al Assad a accédé à la présidence, le système éducatif n’est pas bon. Il y a toujours eu un petit pourcentage, entre 6 et 10 % d’enfants, qui allaient à l’école et qui travaillaient aussi. Sous Hafez el-Assad, l’école était obligatoire seulement jusqu’à 12 ans. Puis avec Bachar al Assad jusqu’à 15 ans.
Combien d’enfants peuvent venir étudier dans la caravane en Syrie ?
Le projet de caravane a généré des centaines de projets de caravanes mobiles ce qui nous permet chaque mois de travailler auprès d’environ 1 000 à 1 500 enfants à travers le pays.
Quelle est la région où les besoins sont les plus importants ?
Presque toutes les régions parce que les enfants représentent la moitié de la population syrienne. Au Liban, dans les camps, en Turquie, dans les camps érigés le long de la frontière, partout, le besoin est grand, partout où il n’y a pas accès aux écoles officielles. En Syrie, ces zones où il n’y a pas d’éducation ont d’autant plus besoin de projets éducatifs parce qu’il s’agit de régions plus sécurisées et donc où il y a le plus d’enfants, mais où il n’y a aucun service. Pas d’accès à l’électricité, à l’eau, et pas d’éducation. Le système de santé est déplorable, comme à Idleb où il y a seulement deux hôpitaux maintenant, et ils ne sont pas en bon état. Le meilleur service actuellement à Idleb est l’éducation. Ils se servent encore des écoles mais elles sont menacées par les bombardements menés sur la ville. Donc certains parents envoient leurs enfants à l’école d’autres ont très peur et préfèrent qu’il n’y aillent pas. Dans la région d’Idleb, il y a 6 000 profs disponibles mais il est parfois difficile de faire venir les enfants à l’école à cause des bombardements.
A quelle tranche d’âge enseignez-vous ?
On enseigne pour les enfants de 6 à 18 ans. Et nous avons une sorte de crèche. Pour les 15-18 ans on leur fait des cours de soutien scolaire en maths et en sciences. Ils ont besoin de ça après les cours car les cours ont lieu le matin de 8 à 11h et ils viennent dans notre centre après. Ils ont des cours le matin car il y a moins de chance d’être bombardé entre 8 et 11h le matin, c’est comme ça dans les zones rebelles. Mais parfois le régime bombarde le matin car il sait que les enfants sont à l’école.
L’armée syrienne prend pour cible les écoles encore maintenant ?
Oui et ils ont fait un massacre au début de l’année. Ils ont bombardé deux grosses écoles, 35 enfants sont morts dans le village de Hass dans la région d’Idleb.
Que font les jeunes de 16 à 18 ans qui sont nombreux en Syrie ?
Une partie d’entre eux va au combat, d’autres vont dans l’armée syrienne car ils nous disent qu’il ne peuvent pas aller à l’université ou travailler et l’armée paie 100 dollars par mois. Ils l’utilisent comme un travail mais pas pour « défendre la nation du terrorisme » discours erroné du régime. J’en connais même dans ma famille qui s’engagent dans l’armée pour avoir un salaire, pour 100 dollars par mois. D’autres font du « business » dans différents secteurs, et parfois ils partent pour continuer leurs affaires dans le pays d’à coté. A Idleb on a encore une université.
C’est pourquoi des ONG européennes et américaines ont commencé à proposer des cours complets en finances, management, design pour média, le tout par internet. Ils se coordonnent avec des instituts européens ou américains qui enseignent par internet. Au bout d’un an, ils leurs donnent ensuite un diplôme, surtout en communication, ou pour travailler dans des ONGs en tant que directeur, coordinateur, ou manager de projet et ils utilisent principalement l’anglais. Moi-même j’ai dans l’idée d’ouvrir un institut à Idleb pour former des jeunes de 18 à 20 ans à différents métiers.