Passé le mur de pierres où se hissent quelques barbelés et le portail en fer, le bruit de la ville semble déjà loin. C’est par la cuisine qu’on découvre d’abord cette villa beyrouthine, verres d’eau, tasses de thé ou de café à disposition du visiteur : bienvenue à Mansion. Lieu hybride qui réunit artistes, chercheurs et habitants en quête d’un toit pour créer, échanger et partager. Sous les arbres de la cour ou à l’abri de la toile du toit terrasse, se reposer quelques minutes, reprendre son souffle, et écouter le calme d’un samedi après-midi de mai. Le souffle du vent berce les pousses de bougainvilliers alignées dans leurs pots, à disposition des visiteurs de passage. Le chants des oiseaux et le ronronnement des générateurs incitent à la sieste et au repos. “Ce n’est pas toujours comme ça, prévient Ghassan Halwani dans la pièce principale. La semaine ça bouillonne, il y a du monde”. La maison sert de repères à plusieurs collectifs, ONG ou individus qui en ont fait le point d’ancrage de leurs activités artistiques, sociales et politiques pour quelques mois ou quelques années.
Mansion est d’abord une belle utopie : “Nous avons discuté de ce que nous ne voulions pas que ce soit mais nous n’avons pas décidé ce que ça serait”, raconte le réalisateur, animateur et archiviste derrière son bureau. La villa a donc été tour à tour ou en même temps, un lieu de rencontres artistiques, une résidence, un refuge pour les acteurs de la Thawra en 2019 qui souhaitaient poursuivre le débat politique avant ou après les mobilisations dans la rue et s’organiser pour la suite. C’est aussi, celle du deuil ou des mariages : “certains sont venus dire au-revoir à leurs morts ou fêter leur alliance, loin des repères confessionnels du pays”. Les différents espaces ont accueilli des représentations théâtrales, des cours de cuisine partagée, de yoga, des ateliers de réparation de vélo, de pratiques linguistiques, d’échanges anthropologiques ou de mobilisation pour défendre l’espace public de Raouché sur la corniche de Beyrouth. Une liste représentative mais non-exhaustive des mille vies de Mansion, espace public partagé et préservé.
A contre-courant
Tout commence en 2012 avec un autre Ghassan, Ghassan Maasri, architecte de formation, à qui le propriétaire de la maison confie les clés, accompagnée de Sandra Iché, créatrice à la croisée de l’art et de la recherche. Pas de contrat, ni de bail, un accord de confiance pour expérimenter entre les murs de cette villa du début du siècle dernier, abandonnée entre les immeubles qui poussent dans Beyrouth à un rythme régulier. En contrepartie, les habitants s’engagent à prendre soin du lieu. Le pari est osé dans la capitale libanaise où l’espace public est peu à peu privatisé et les vestiges du passé détruits pour reconstruire du neuf, et si possible en hauteur. Face aux immeubles de béton et de verre, la villa porte fièrement sa peinture jaune délavée et ses trois fenêtres en ogives ouvragées dans la pièce de vie principale. Entre ses murs qui n’ont pas été épargnés par le souffle de l’explosion du 4 août 2020, on sent vivre l’âme de ses habitants qui ont tenté le pari d’aller à contre-courant du rythme effréné de l’économie où tout se monnaye et rendre accessible, gratuitement, par la coopération et la mutualisation, des biens qui selon l’équipe fondatrice devraient être des « communs » : l’espace, la nature, l’échange humain, la possibilité d’inventer, de créer, de s’exercer. Au sous-sol, les cours de Flamenco animent le studio en fin de journée, le mercredi, les apprentis charpentiers peuvent apprendre à bricoler, quand d’autres préfèrent cuisiner avant de se laisser bercer par les nuits de la poésie ou les réunions d’anthropologues passionnés.
Un équilibre fragile bâtit au fil de onze années qui fait face à une nouvelle étape abrupte et pour le moment incertaine : le propriétaire de la maison veut récupérer son bien. Pour en faire quoi ? Il ne sait pas encore très bien. Mais Mansion n’est pas que la poignée de personnes qui y résident encore : “ici, intime et politique se mêlent, raconte Sandra Iché. c’est un lieu de refuge, un espace d’apprentissage et un outil de lutte”. Alors d’ici le 17 septembre, date fixée pour quitter les lieux, les occupants passés et actuels sont invités à venir déposer leurs archives, documents, objets, pour garder trace de cette aventure collective et ne pas dire que ce n’était qu’un rêve. En coulisses, un petit groupe s’active pour convaincre le propriétaire de ne pas abandonner l’utopie et conserver l’âme du lieu : “Nous avons eu une longue discussion avec lui, explique Ghassan Halwani, l’enjeu est qu’elle ne redevienne pas un bien immobilier quelconque promise à un rachat en vue d’une opération de spéculation immobilière ou au airBnB qui envahit la ville”.
Découvrez celles et ceux qui ont fait vivre le coeur de la villa.