Dans un camp de réfugiés syriens de Bar Elias, Kassem nettoie les panneaux solaires qu’il a installé sur son logement.
Dans une grange aux murs de terre et de paille, Lucas, fermier et militant, passe en revue les réserves de la ferme : « on a des semences de Palestine, de Tunisie, de Syrie. Elles peuvent nous donner des tomates qu’on ne voit plus sur les marchés, et des sortes d’herbes que presque personne ne cultive plus. On les réutilise chaque année pour ne plus avoir à acheter de semences importées ». Située dans la petite localité de Saadnayel, dans la vallée fertile de la Bekaa, cette ferme a vu le jour en 2016. A l’époque, 18 Libanais, Syriens et Français, agriculteurs et activistes, constituent un réseau informel pour encourager l’utilisation de semences locales. Leur projet se développe et ils créent l’ONG Buzurna Juzurna (« nos graines sont nos racines » en arabe) deux ans plus tard. Les plantations sont cultivées sans engrais chimiques, et des animaux sont élevés en plein air. « Ce système est respectueux de l’environnement et il nous permet d’être autosuffisants », se réjouit Lucas.
Pour étendre le savoir sur l’agriculture propre, la ferme a lancé un programme de formations gratuites à destination des fermiers locaux. Ces techniques autosuffisantes séduisent même des agriculteurs qui n’ont, a priori, pas d’attrait pour les questions écologiques, mais qui ne peuvent plus importer des engrais chimiques devenus trop onéreux avec la crise financière. Depuis l’été 2019, la valeur de la monnaie libanaise s’est effondrée. Les engrais importés, qui doivent être payés en dollars, sont hors de prix. « La situation se dégrade pour les paysans », assure Lucas. Pour développer ses activités, Buzurna Juzurna ne peut pas compter sur l’aide de l’État libanais en faillite. « Nous subsistons grâce à des financements mixtes. Nous vendons des paniers de légumes, des semences, du compost. En parallèle, nous sommes aidés par d’autres associations, comme le réseau Longo Maï. Et pour l’aspect humanitaire, nous avons obtenu des soutiens internationaux, du Ministère fédéral allemand de la coopération économique et du développement (BMZ) et de CCFD-Terre Solidaire. » Outre ces sources de financement, l’ONG s’est récemment associée avec cinq autres fermes afin de constituer un réseau d’entraide.
Population délaissée
Au Liban, les initiatives liées à la protection de l’environnement ont toujours été largement initiées par la société civile, avec l’aide de financements internationaux. Pour le chercheur Karim Mufti, Professeur à l’Université Saint-Joseph, « la société libanaise étant plus forte que l’État, elle a toujours réussi à se détacher de toute demande de politique publique ». Mais avec la crise financière, les projets liés à la question environnementale sont plus lourds à porter pour la société civile. Le secteur énergétique déjà défaillant a été fragilisé davantage par la crise. Nombre de Libanais ont alors acquis des panneaux solaires à leurs frais. Non loin de la ferme écologique, dans un camp de réfugiés syriens de la petite ville de Bar Elias, Kassem grimpe sur le toit de sa maison. Il saisit un chiffon, qu’il trempe dans un seau d’eau et frotte avec entrain ses deux panneaux solaires : « je les ai installés l’année dernière. Je suis électricien et un ami qui en vend m’a fait un prix». Kassem descend du toit, en longeant les murs de sa baraque de fortune : « dans le camp, on a peu d’électricité et je ne peux pas payer le fioul pour un générateur privé. Cela nous a posé des problèmes. Surtout pour ma femme, quand il fallait nourrir nos bébés la nuit. Elle utilisait une bougie, ce qui est très dangereux ».
L’État libanais n’a jamais privilégié cette source d’énergie. L’attitude des autorités n’a pas changé depuis le début de la crise malgré les graves pénuries d’électricité qui ne permettent aux habitants que quelques heures de courant par jour. Par ailleurs, les besoins de base n’étant pas assurés par l’État libanais, la lutte pour la protection environnementale est presque constamment liée à des problématiques humanitaires, sociales, et sanitaires. « Je suis préoccupé par l’environnement, mais j’ai surtout installé les panneaux pour des raisons pratiques », admet Kassem.
Nouvelles générations
Dans le nord du pays, à Tripoli, les passants déambulent le long de la corniche portuaire d’al-Mina. Sur le bas-côté, quelques dizaines de personnes descendent le long des roches, évitant les vagues qui caressent la côte : « on ne va pas se baigner, on ramasse les déchets », indique Christelle, une Libanaise âgée de 11 ans. Une trentaine d’enfants, accompagnés de leurs parents, sont venus à l’appel de l’ONG Minaty (« ma Mina » en arabe) pour une matinée de nettoyage de la plage. L’organisation, créée en 2019, œuvre pour la mobilisation des citoyens en faveur de la propreté du quartier al-Mina. « On aimerait coopérer davantage avec les autorités, mais avec la crise, leurs moyens sont très limités », regrette Rania El Boret, la fondatrice de l’association Minaty. L’ONG se rend régulièrement dans les écoles pour sensibiliser les enfants au tri sélectif. Cette pratique se développe doucement dans le pays du cèdre, où des entreprises et quelques associations se sont lancées dans le recyclage ces dernières années. « Nous faisons le travail de l’État, assure Rania El Boret, les autorités faisaient déjà très peu pour l’environnement avant la crise, mais maintenant, c’est catastrophique. Au Liban, il faut compter sur une poignée de citoyens qui mobilisent leur temps libre pour défendre l’environnement. » L’activiste regarde les enfants quitter la plage : « l’État ne bouge pas, mais heureusement, nous éduquons nos enfants à ces problèmes. Les mentalités changent. Lentement, mais elles changent ».
Parfois la lutte n’est plus locale, mais transnationale. Fin 2020, les relations entre la Turquie et la Grèce se tendent de nouveau à propos de la recherche de gaz naturel dans la Méditerranée. Le litige existe depuis un siècle : Ankara et Athènes ne sont pas d’accord sur la délimitation de leurs eaux territoriales, et donc des zones où les pays ont le droit d’exploiter de potentiels hydrocarbures. « Nous allons déchirer ces cartes et documents immoraux. La Turquie est assez forte pour cela, ils vont le comprendre », avait lancé le Président Recep Tayyip Erdogan en rejetant la délimitation en vigueur et en envoyant un navire d’exploration sismique, sous escorte militaire. C’est à ce moment-là que nait l’initiative Kazma Bırak, qui signifie « ne creuse pas, laisse ». Cette campagne propose ainsi de « laisser sous terre » les ressources de combustibles fossiles. « Nous avons frôlé un véritable conflit militaire et ça n’aurait pas été la première fois, raconte Ecehan Balta, activiste de la campagne. Avec quelques associations locales turques, nous avons alors protesté contre cette escalade militaire qui avait pour enjeu l’extraction de combustibles fossiles dans la Méditerranée. Cette tension montrait comment s’imbriquent la crise écologique, le militarisme et les multinationales. On a donc décidé de monter une campagne internationale ».
Extractivisme
La campagne initiée par la déclaration « Laissons-les dans le sol ! Stop à la catastrophe climatique » a reçu le soutien d’initiatives citoyennes et écologiques dans le monde entier, comme l’association Attac en France par exemple. Toutefois, ce sont surtout les associations grecques et chypriotes (de la partie turque comme la partie grecque) qui s’y sont ralliées. « C’était très enthousiasmant de voir toutes ces signatures d’initiatives vraiment locales, qui militaient par exemple pour la protection de leur rivière ou contre le brûlage de déchets dans leur village et bien entendu contre l’extractivisme. Nous avons donc formé un véritable réseau des peuples face à nos États respectifs », explique-t-elle.
Les luttes contre l’extractivisme ne sont pas rares et ont une longue histoire en Turquie aussi. Depuis les années 1980, diverses résistances, notamment contre les centrales thermiques, se sont succédé. Des luttes, souvent menées par les paysans et paysannes, ont également eu lieu contre l’extraction d’or au cyanure, comme celle de Bergama dans les années 1990 et celle du Mont Ida, en 2019-2020. Membre de « Solidarité d’Istanbul pour le Mont Ida », qui prend également part à la campagne Kazma Bırak, Canan Hakko est l’une des nombreuses jeunes activistes écologistes qui ont campé pendant plusieurs mois dans la montagne à proximité de la mine d’or financée par l’entreprise canadienne Alamos Gold. « Le système de cyanuration pour extraire l’or des roches constitue un très grand risque de pollution des réserves d’eau. De plus, l’ouverture de mines signifie aussi une très grande déforestation. Plus de 350 000 arbres ont été coupés pour cette mine-là !» s’exclame-t-elle. Canan poursuit : « Ce sont d’abord les paysans des villages avoisinants qui ont déclenché la mobilisation. Ensuite, une formidable solidarité s’est construite et des centaines de personnes sont venues comme moi d’Istanbul ou d’autres villes pour monter la garde et empêcher que les travaux se déroulent. Finalement, on a gagné, l’entreprise canadienne a dû se retirer ». Face à ces protestations, la licence de la compagnie n’a pas été renouvelée par le Ministère de l’agriculture et des forêts. Toutefois, il reste possible qu’une autre entreprise reprennent les travaux pour ouvrir la mine.
Crise de l’énergie et électoralisme
« Pour Erdogan, ces réserves de gaz naturel en mer seront capitales pour sortir la Turquie de la dépendance énergétique vis-à-vis du pétrole et du gaz naturel étranger. Il serait même question que le pays devienne un exportateur d’énergie », analyse Foti Benlisoy, un intellectuel Rum , auteur de nombreux articles sur la « catastrophe écologique ». D’après lui, la recherche et la découverte de nouveaux gisements de gaz est intégrée par le Président Erdogan au sein d’un discours nationaliste : « Erdogan a un faible pour les références historiques qu’il aime mobiliser en fonction de ses objectifs. Ainsi, le gisement découvert récemment dans la mer noire a été nommé Sakarya, du nom de la ville où eu lieu une étape importante de la guerre turco-grecque en 1921. Ou par exemple les quatre navires de forage portent des noms de Sultans Ottomans ».
A la fin de l’année 2022, le Président Erdogan annonçait qu’il était résolu « à faire de la Turquie le centre énergétique de la Caspienne, de la Méditerranée et du Moyen-Orient ». Pour Foti Benlisoy, au-delà d’un sujet d’agitation nationaliste, le fait que la Turquie soit productrice d’énergie a aussi une signification économique en vue des élections qui auront lieu au printemps 2023 : « le pays traverse une crise profonde et les factures d’électricité et de gaz sont pratiquement impayables pour les plus démunis. Donc l’annonce d’avoir nos réserves de gaz naturel à nous, et donc d’avoir de l’énergie moins chère, a incontestablement un objectif électoral ». S’il existe une multitude de luttes écologiques locales et donc partielles, il ne semble pas facile de former une opinion publique en faveur d’une politique de rejet général de l’extraction des combustible fossiles. « Notre stratégie est d’expliquer, avec nos publications et nos réunions, que l’énergie est chère. Non pas parce que les ressources sont rares, mais bien parce que sa production et sa distribution sont vues comme des sources de profit. Il faut retirer l’énergie des mains des profiteurs et en refaire une propriété publique soumise à un contrôle démocratique. C’est ainsi qu’on accèdera à une justice énergétique », estime Foti Benlisoy. « Il ne faut surtout pas oublier que la crise climatique n’est pas une catastrophe qui se réalisera dans le futur. On la vit dès maintenant avec les difficultés dans la production agricole, les incendies, les inondations… Mais si tout continue sans changer, ces phénomènes extraordinaires deviendront bel et bien notre norme, une norme destructrice ».