Et si, à la fin du siècle, Alexandrie n’était plus qu’une île au large de la côte égyptienne ? Quelle musique naîtrait de la fusion de la mer et de la cité ? Comment sauver l’économie de la seconde ville du pays ? Localement, la scène artistique questionne l’impact de ce phénomène amplifié par le changement climatique et y trouve une source d’inspiration. Dans 10 years walk to shore (2021), une performance musicale d’une cinquantaines de minutes, le musicien et compositeur Ahmed Saleh dévoile au public sa relation à la mer et à sa ville natale, à laquelle il est profondément attaché. Il nous plonge dans une Alexandrie engloutie par les flots, telle une partie de ses vestiges antiques aujourd’hui.
Si les premières notes ont une tonalité inquiétante, le morceau comporte aussi des passages entraînants. Loin de l’image catastrophiste d’un gigantesque raz de marée destructeur souvent présente dans les imaginaires, Ahmed Saleh adresse une vision poétique : « Submergée, la cité serait en quelque sorte purifiée du bruit et de toute la pollution ». Le musicien a fait des recherches sur l’acoustique sous-marine pour appliquer certains effets à sa composition et obtenir un rendu similaire. La rencontre de la mer et de la ville est tantôt harmonieuse, tantôt chaotique. La performance s’arrête brutalement : le rêve s’évapore et le retour à la réalité s’impose.
Avec 10 years walk to shore, Ahmed Saleh partage une réflexion intime. D’autres artistes se saisissent de la question de la montée des eaux avec l’objectif d’en informer plus largement la population. L’organisation de la vingt-septième conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP27) en Égypte, en novembre 2022, a contribué à mettre en lumière certaines problématiques dans le pays. Des appels à projets lancés par des institutions internationales ont encouragé la scène artistique à travailler spécifiquement sur cette thématique. À Alexandrie, l’aggravation de la montée des eaux est la principale menace qui pèse sur la ville concernant le changement climatique. En trente ans (1974 à 2006), le niveau de la mer Méditerranée a ici augmenté de 2,5 mm par an. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution, mais la hausse des températures accentue le phénomène selon les scientifiques. Alexandrie, pour un tiers située au dessous du niveau de la mer et dont les sols sont sujets aux affaissements, est particulièrement vulnérable. Avec un réchauffement planétaire à +3°C d’ici la fin du siècle, la mer pourrait s’élever d’un mètre et 68% du territoire pourrait être inondé. Par le passé, les vagues ont envahi à plusieurs reprises le littoral lors de tempêtes, comme à l’hiver 2010.
Des artistes engagés
L’école d’arts « PerForm Art » partage des clips vidéos sur ses réseaux sociaux pour toucher un public qui ne fréquente pas nécessairement les lieux culturels. Dans l’un de ces films, un jeune homme est en train de dessiner, assis sur un des brise-lames entreposés le long de la corniche. Le résultat final : une multitude de silhouettes tentent désespérément d’atteindre le sommet des protections en béton afin d’échapper à la mer. En décembre 2022, l’équipe de « PerForm Art » a organisé une journée thématique dans un centre culturel d’Alexandrie. Une exposition photographique documentait les transformations du littoral et la disparition progressive des plages. Une pièce de théâtre intitulée I sea projetait ensuite les spectateurs à Alexandrie en 2092. L’histoire s’articule autour du destin d’une famille, survivant les pieds dans l’eau dans la ville devenue île. Avec cette pièce, l’équipe cherche à sensibiliser. « Nous devons chercher des solutions ensemble, nous sommes tous concernés, insiste Iman Zaki, manageuse culturelle et directrice de l’école. En mettant en scène une famille, nous touchons un point sensible. Lorsqu’il s’agit de l’avenir de leurs enfants, les parents sont capables de soulever des montagnes ». Toutefois, le message n’est pas entendu si facilement: « Beaucoup de personnes n’y croit pas vraiment. Il est difficile de parler du futur en Égypte, tout est ramené à la volonté de Dieu. D’autres s’en remettent aux autorités, mais ce sont pourtant eux les premiers qui subiront la catastrophe ! », souligne Iman Zaki.
«Créer un choc émotionnel »
Producteur et artiste, Abdalla Daif constate également que sensibiliser la population à ces enjeux demande « beaucoup d’énergie ». Depuis vingt ans dans le domaine de la performance théâtrale, il travaille sur une série de trois créations liées au changement climatique. « Les Alexandrins sont si fiers de l’histoire de leur ville, mais si celle-ci disparaît où la fierté ira-t-elle ? », ironise-t-il.
Dans sa toute dernière production « 90 minutes » (2022), les participants se rendent dans différents endroits de la ville pour connaître les dessous de l’assassinat d’une femme d’affaires. Cette performance interactive invite à réfléchir sur l’impact économique du changement climatique : « La montée des eaux ce n’est pas qu’une histoire de tsunami. Notre vie à chacun va changer dans tous les domaines. L’héroïne cesse d’investir dans sa ville par peur du futur. » Abdalla choisi souvent d’impliquer le spectateur pour « stimuler son esprit critique », « créer un choc émotionnel » et l’amène parfois à faire des choix. Lors d’une performance précédente, « Amana ya bahar *» (2021), le public en déambulation sur scène, se retrouvait tiraillé entre une musique dansante et une lecture inquiétante d’articles relatifs au changement climatique. Iman Zaki et Abdalla Daif sont persuadés que les artistes ont un rôle à jouer pour infléchir les mentalités. Abdalla évoque une forme de « responsabilité sociale, comme n’importe quel citoyen ».
*Please sea make it safe, du nom d’une chanson du chanteur égyptien Mohamed Mounir